Criton – 1959-03-14 – Le Fil d’Ariane

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-14 – La Vie Internationale.

 

Le Fil d’Ariane

 

Ceux que passionne le jeu de la diplomatie, professionnels ou amateurs, sont à leur affaire : la lutte pour Berlin bat son plein. Aura-t-elle une grande incidence sur le cours de l’histoire ? On en peut douter. Il est nécessaire toutefois de suivre l’itinéraire de ce labyrinthe.

 

La Tactique Russe

La tactique russe, dite de la douche écossaise, n’a pas varié, Krouchtchev s’en sert à sa manière, avec un certain brio. Menaces aujourd’hui, offres à demi conciliantes le lendemain, parfois le jour même. Au moment où les quatre Occidentaux seraient convaincus de se mettre d’accord sur une ligne ferme, il les divise par des propositions ambigües que les plus pacifistes trouvent intéressantes et où les autres voient un piège : telle l’idée de maintenir à Berlin-Ouest une force de contrôle quadripartite ou neutre, Krouchtchev cherche en même temps à accentuer les divergences entre partis en Allemagne fédérale. Il invite le chef des Socialistes Ollenhauer à Berlin-Est et celui-ci s’y rend. Willy Brand, maire de Berlin-Ouest, également socialiste, invité, refuse tandis que deux autres ténors du parti, Carlo Schmid et Fritz Erler vont s’informer à Moscou.

Krouchtchev espère en entretenant la confusion empêcher la formation d’un front uni contre lui. Réussira-t-il ?

 

Préoccupations Électorales

En fait, les divergences, tant en Allemagne que dans les grandes capitales des pays démocratiques, sont plus inspirées par des objectifs électoraux que des convictions réelles. Les Socialistes veulent atteindre la politique rigide du Chancelier Adenauer en se faisant champion de la souplesse. MacMillan a été en U.R.S.S. pour se recommander aux électeurs inquiets de la tournure d’un problème qui ne les concerne pas directement. Les Américains, au contraire, ont fait l’union sacrée, et c’est à qui des Démocrates et des Républicains se montrera le plus ferme. Foster Dulles n’a plus d’opposants. Cependant, le président Eisenhower n’exclut pas une certaine flexibilité dans les négociations à venir ; tandis que l’axe Bonn-Paris, comme on dit, ne veut rien entendre de désengagement ou de plan Rapacki qui rencontre une certaine faveur au Canada et sans doute en Angleterre : le Canada pour affirmer son indépendance de vue en face des Etats-Unis, l’Angleterre pour désarmer l’opposition intérieure. Ces nuances sont plus apparentes que profondes.

 

La Politique de Flexibilité

En ce qui concerne les U.S.A., une confusion s’est produite ; la flexibilité mise en avant par la Maison Blanche ne signifie pas une intention de compromis. Cela veut dire que si l’on se refuse à négocier sur le maintien des droits occidentaux à Berlin-Ouest, par contre on accepte de discuter de l’ensemble du problème allemand dont le statut de Berlin n’est qu’un élément. Ce qui est une manière d’admettre des concessions sur un point pour en obtenir sur d’autres en contre-partie.

 

Krouchtchev hésite

L’impression qui se dégage de cette partie compliquée, c’est que Krouchtchev, quoi qu’il en dise et justement parce qu’il dit (le mot effrayé et effrayer revient avec toutes ses nuances en russe dans ses propos) est tout de même embarrassé par la résolution américaine. S’il n’a pas fait de pas en arrière, il n’en a pas fait en avant et sent qu’il ne pourra mettre ses plans à exécution sans concéder quelque chose ou qu’à défaut, il lui faudra laisser pourrir l’affaire, quitte à la reprendre à un moment plus favorable, comme font les Chinois de Pékin devant Quemoy. Les choses en sont là.

 

La Révolte en Irak

Autre bataille, celle-là un peu plus chaude, en Irak. Nasser a perdu une manche contre Kassem. Il avait fomenté une révolte à Mossoul, comptant sur la rivalité des deux villes, Bagdad et Mossoul, pour allumer une guerre civile. Elle a échoué ce qui ne veut pas dire qu’elle ne reprendra pas. Pour le moment Bagdad et Le Caire sont au plus mal. Peut-être s’entendront-ils demain s’ils ne peuvent vaincre. Il y a le pétrole et il y a Moscou. La flamme ne s’éteindra pas.

 

Au Nyassaland

Il y a aussi la révolte des Noirs du Nyassaland qui inquiète Londres. En consultant un dossier de 1952, nous relevons qu’à cette époque, lorsqu’il fut pour la première fois question de la fédération des deux Rhodésies préférant rester sous l’autorité du Colonial Office de Londres que d’être dominés par les colons blancs de Rhodésie, et cela malgré les avantages économiques que la Fédération représentait pour eux. Les événements d’aujourd’hui n’ont donc rien de surprenant. La Conférence Panafricaine d’Accra et l’indépendance en chaîne accordée à d’autres territoires coloniaux a poussé les dirigeants noirs du Nyassaland à l’action. Les Anglais sont embarrassés. Il y a en Rhodésie 250,000 colons blancs. Il y a surtout les mines de cuivre indispensables à la balance des comptes britanniques. Il y a au Nord le Kenya toujours sous pression malgré la répression des Mao-Mao. Si empiriste que l’on soit, il est difficile de maintenir des mesures contradictoires et donner l’indépendance à l’Afrique Occidentale et la refuser à l’Orientale, l’une étant aussi mûre que l’autre, pour cela, ou pour mieux dire, pas davantage. Le problème est en réalité plus simple. Ici, il n’y a pas de colons, là il y en a en nombres importants ; l’emploi de la force répugne aux Anglais. Mais comme on l’a vu au Kenya, quand ils s’y décident, ils n’y vont pas par demi-mesures. C’est à nous de dire : attendons et voyons.

 

Le Plan Vert Allemand

Au moment où le Marché Commun est dans l’air sinon dans les faits, il est intéressant d’examiner comment les Allemands de l’Ouest entendent résoudre le problème agricole, difficile entre tous, aussi bien en économie de marché qu’en pays collectiviste. Les Allemands donc, ont élaboré et poursuivi un « plan vert », dont voici les lignes, où dirigisme et liberté n’ont plus de sens ou plutôt se combinent jusqu’à devenir méconnaissables. Le but est de relever le revenu de l’agriculteur au niveau de l’industrie. Pour cela, le protectionnisme est indispensable. Le blé en Allemagne vaut 4.500 frs contre 3.200 chez nous. Les Allemands ont réussi, malgré la densité de population, et l’inégale fertilité des terres, à se suffire à peu près sauf en blé, orge et œufs, fruits et légumes ; encore le déficit, est-il faible et les importations réduites. Pour cela ils ont aidé l’agriculture à concurrence de 150 environ de nos milliards par an, auxquels s’ajoute un budget ordinaire de près du double et diverses subventions. En particulier, ils ont pu remembrer la propriété agricole de façon à n’avoir à la fin que des domaines assez vastes de 10 à 50 hectares, hautement mécanisés, et substituer ainsi au petit exploitant qui consomme le produit de ses terres, un agriculteur professionnel qui vit de la vente de ses produits. Pour cela, il a été dégrevé largement des charges fiscales et a reçu des crédits considérables qui l’ont d’ailleurs assez sérieusement endetté.

Cela suppose d’abord une forte discipline de la part d’un élément de la population qui ailleurs y répugne, et un niveau d’aptitudes techniques que les Allemands ont largement élevé par l’enseignement agricole. Bien qu’il reste encore beaucoup de chemin à faire pour élever le rendement de l’agriculture au niveau de l’industrie, les progrès ont été considérables. L’intérêt de cette œuvre est évident et elle mérite une étude approfondie que nous ne pouvons faire ici. La réussite d’un équilibre entre industrie et agriculture à un niveau élevé serait le seul exemple d’une solution à l’un des plus graves problèmes du monde actuel que ni les Russes, ni les Américains ni hélas les Français, n’ont pu jusqu’ici résoudre. C’est vers cet « ideal zustand » de l’économie nationale et avec l’approbation des deux parties – agricole et industrielle – que tendent nos voisins. Cet état idéal serait la propriété pour tous, mobilière et immobilière, une condition également satisfaisante pour toutes les catégories ; une monnaie stable, un progrès économique modéré et régulier, des prix orientés vers la baisse dans l’industrie grâce à la productivité. Sauf accident, ils doivent y atteindre, ce qui pourrait nous tracer la voie pour les suivre.

 

                                                                                                       CRITON