ORIGINAL-Criton-1959-03-21 pdf
Le Courrier d’Aix – 1959-03-21 – La Vie Internationale.
Problèmes Insolubles
La diplomatie a du bon. Elle permet de noyer les problèmes insolubles chaque fois qu’ils font surface. C’est le cas de la question de Berlin comme de celle de la zone de libre-échange. Il s’agit de passer en négociations la saison critique et là-dessus les adversaires sont maintenant d’accord. Pour Berlin, de note en note, de la conférence des Ministres des Affaires étrangères, à la réunion au sommet on est assuré de gagner l’automne. Si à cette date on en est à peu près au même point, on pourra toujours recommencer. La difficulté est de remplir la discussion de projets originaux soigneusement élaborés, d’abord pour donner l’impression que l’on progresse et soutenir l’intérêt du public et de les formuler de façon à ce qu’ils soient à la fois inacceptables pour l’adversaire et suffisamment ouverts pour justifier des contre-projets.
C’est à cela que s’emploient les Occidentaux et leur imagination est à l’épreuve, le dosage est délicat, et l’accord entre partenaires difficile. Un pas cependant est déjà franchi. On ne se contentera pas du côté Occidental de la formule « J’y suis, j’y reste » on présentera un programme doté de toute la flexibilité désirable pour alimenter les pourparlers. C’est à MacMillan que l’on doit ce dégel. A Paris comme à Bonn, il a mis la machine diplomatique en mouvement. A Washington, le Président Eisenhower a tenu à prendre les devants, ce qui n’a guère plu au Premier anglais. Les Etats-Unis entendent que l’on soit persuadé que d’eux seuls dépend l’équilibre des forces et partant, la décision. Les autres demeurent des explorateurs.
La Question du Moyen-Orient
Les commentateurs ont donné tant de relief à ces pourparlers préliminaires que l’autre problème du jour, la querelle du Moyen-Orient, est passé au second plan. Il s’agit cependant d’un événement majeur.
Après avoir longtemps hésité à intervenir dans le conflit Nasser-Kassem, Krouchtchev a donné au Bichachi un avertissement pas trop sévère sans doute, mais net : il a pris parti pour Kassem contre Nasser en accusant celui-là d’employer le langage des « impérialistes » contre un pays « démocratique », l’Irak.
Nasser contre le Communisme
Déçu dans ses ambitions, le colonel Nasser s’en prend au communisme. Cette attitude à une portée considérable et l’on n’a pas mesuré à quel point le coup est dur pour l’U.R.S.S. Le prestige de Nasser dans le Monde arabe est en déclin ; nous avons suivi cette chute depuis des mois. Mais ce prestige était énorme et il demeure un facteur d’importance, surtout dans les régions islamiques éloignées du Caire et en Arabie du Sud. La voix des Arabes et les partisans de Nasser étendaient leur influence depuis l’Afrique centrale au Sud, jusqu’aux provinces russes musulmanes au Nord, bien que les émissions du Caire soient brouillées dans l’Islam rouge. Mais Nasser a des émissaires partout.
En rompant l’alliance avec le communisme, en le condamnant expressément il lui enlève beaucoup de son influence dans les régions d’Afrique où il s’est infiltré et où il était l’allié efficace des nationalismes extrémistes. On a vu déjà aux réunions panarabes et même panafricaines, au Caire et à Accra, une hostilité très nette à l’ingérence soviétique ; par contre, le communisme chinois avait toutes les faveurs, et l’influence de Pékin refoulait celle de Moscou. L’une et l’autre vont être atteintes. Les deux impérialismes, celui des « colonialistes » et celui des communistes sont renvoyés dos à dos comme également dangereux et hostiles à la cause de l’unité arabe et africaine.
Les Hésitations de Moscou
Moscou ne se fait pas d’illusion sur la portée d’un tel échec. Les événements ont échappé au contrôle russe. Les Soviets se sont trouvés en présence d’un dilemme. Ou bien aider Kassem à demeurer indépendant du Caire, ou laisser Nasser s’emparer de Bagdad, ce qui était bien près d’être chose faite il y a trois mois. C’est Nasser lui-même qui a contraint les Russes à un choix qui les gêne. On a beaucoup exagéré, et sans doute à dessein, les dangers de l’infiltration russe en Irak. En réalité, les Occidentaux, et particulièrement les Anglais, préfèrent le conflit actuel entre communisme et nassérisme en Irak, à la conquête du pays par Nasser qui eut été pour eux un désastre. Il n’est pas exagéré de dire que les intérêts soviétiques et occidentaux se trouvent ici s’accorder par hasard sans doute, mais en fait.
Les Russes, même s’ils le pouvaient, n’auraient pas avantage à avoir à Bagdad un gouvernement satellite. L’Irak vit de son pétrole et ils ne peuvent ni le lui acheter ni le vendre. Si les gisements irakiens tombaient entre leurs mains, il y a actuellement assez d’autres sources et il y en aura encore plus dans un proche avenir pour que le Monde libre s’en passe sans inconvénient ; les Anglais y perdraient et nous aussi un peu, mais dans l’état présent du marché saturé et menacé de surproduction la seule victime de l’affaire serait l’Irak lui-même.
L’intérêt des Russes est de contrôler Kassem, de le manœuvrer quelque peu, mais non de l’annexer à sa politique. Il est plus que probable même que si les ambitions de Kassem le poussaient vers la Syrie, les Soviets feraient leur possible pour l’en empêcher car ils essayeront de récupérer Nasser. Celui-ci le sait bien et il leur tient la partie dure, il connaît la valeur de son appui et il entend le faire payer.
Tout cela n’est qu’un nouvel épisode d’une très vieille histoire : l’antagonisme des grandes Puissances en Moyen-Orient et le jeu des roitelets, pour en tirer parti. En définitive, avec des alternances de progrès et de recul, le match reste nul. Dans l’ensemble, les Occidentaux ont toujours le meilleur. Les Tsars n’ont jamais percé le front arabe et le communisme n’y est pas et ne sera probablement jamais dominant. Krouchtchev, après Staline, s’aperçoit que la politique soviétique doit demeurer prudente pour éviter des échecs trop visibles.
La Fin de la Récession aux U.S.A.
Revenons à la page économique, aux Etats-Unis. La récession de 1957-58 est officiellement terminée. Les indices le prouvent, dans l’ensemble tout au moins. Le revenu national a retrouvé à peu près son plus haut niveau et la production aussi, mais il y a toujours près de cinq millions de chômeurs. L’industrie, par ses concentrations, la rationalisation de la distribution, l’automation en progrès et la productivité accrue produit autant avec moins d’hommes. Jusqu’ici le mot d’ordre des managers américains était de créer de l’emploi, mais devant la concurrence étrangère, à moins d’élever le protectionnisme, ce qui serait trop grave, force est de réduire une main-d’œuvre très coûteuse, au minimum. De plus, les industries en expansion, comme la pétrochimie, qui peu à peu refoulent les anciennes techniques, emploient peu de monde ; où le pétrole et ses dérivés demandent un ouvrier, le charbon en exigeait dix. Le problème n’est pas particulier aux Etats-Unis, mais il est chez eux plus sérieux qu’ailleurs.
La Hausse à la Bourse de New-York
Autre paradoxe, financier celui-là. Pendant la récession, les cours des actions à la bourse de New-York n’ont cessé de monter, l’indice moyen bat chaque semaine un record et se trouve à 30 pour cent supérieur au niveau atteint au plus haut point du boom précédant la crise. Aucun frein, ni la hausse de l’escompte, ni les restrictions de crédit à la spéculation n’ont brisé le mouvement, et cela malgré une surcapitalisation manifeste. Comment l’expliquer ? Méfiance à l’égard du Dollar dont le pouvoir d’achat s’amenuise régulièrement ? Optimisme inébranlable des opérateurs dans la progression indéfinie du potentiel américain ? L’explication nous paraît plus simple : le développement de l’épargne collective sous forme d’investment-trusts et autres et l’extension du capitalisme populaire, l’exemple aussi d’une hausse constante, ont porté la demande de titres au point où il n’y a pas assez de papier pour satisfaire les appétits. Là encore, le remède n’est pas sous la main : les sociétés ne peuvent pas créer plus d’actions que leur actif ne représente. Le contrôle de l’économie n’est pas chose facile si l’on veut préserver la liberté. Chaque année apporte aux économistes de nouvelles surprises et des casse-têtes. Heureusement, ils ne se découragent pas facilement.
CRITON