Criton – 1959-03-28 – Le Jeu d’Albion

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-28 – La Vie Internationale.

 

Le Jeu d’Albion

 

Tout arrive ; nous allons citer un curieux passage d’un des violents discours de Nasser, d’après un texte américain car la presse française, ce qui n’est pas moins curieux, s’est gardé de le reproduire.

« Quand nous aidions la grande révolution du 14 juillet, dit-il, un groupe d’agents s’est levé en Irak, qui se sont alliés avec les Anglais. Ils continuent à coopérer avec eux tout comme Noury Saïd. Depuis de longs mois, la presse irakienne n’a jamais attaqué l’Angleterre. Ces mêmes agents maintiennent leur accord et en même temps se sont alliés au communisme : Communistes et Anglais ont conclu une trêve en Irak pour combattre le nationalisme arabe et se débarrasser de son esprit …. »

C’est dire, en termes brutaux, ce que nous avions cru deviner précédemment, ici, d’après des indices variés. Lorsque M. MacMillan entreprit, sur sa propre initiative rappelons-le, le voyage à Moscou, nous avions suggéré qu’il pourrait bien être davantage question du Moyen-Orient, que de l’affaire de Berlin ; depuis, il y a eu l’autre voyage, celui de l’actuel second ou troisième personnage du Kremlin, Suslov à Londres et son long entretien avec Selwin Lloyd …

 

M. MacMillan

MacMillan est certainement un homme d’Etat de classe. Il est populaire en Grande-Bretagne. Les Anglais se reconnaissent en lui. Gentleman d’éducation parfaite, il sait encaisser les affronts que Krouchtchev ne lui a pas ménagés, avec patience et dignité. Il est tenace, ne se laisse rebuter par rien, garde toujours la mesure et laisse à ses interlocuteurs alliés ou adversaires, l’impression d’une parfaite bonne foi. Mais sous des dehors conciliants, il défend les intérêts de l’Angleterre sans se soucier, si peu que ce soit, de l’opinion ou des intérêts des autres. Avec lui, Albion continue.

 

Une Certaine Défiance

C’est l’impression que l’on retient de tous ses voyages, très habilement organisés, qui l’ont amené par étapes calculées aux Etats-Unis. Là, cependant, malgré la cordialité des entretiens, on sent bien qu’il a rencontré une certaine défiance. M. Foster Dulles, tout malade qu’il est, connaît son homme. Cette même défiance, MacMillan l’a trouvée à Bonn où le chancelier Adenauer non plus, n’est pas un novice dans la diplomatie.

 

Les Problèmes Vitaux de l’Angleterre

Pour les Anglais, en effet, il y a deux problèmes vitaux ; leur approvisionnement en pétrole-sterling du Moyen-Orient, et leur commerce extérieur ; le premier est menacé par l’impérialisme arabe et pourrait le devenir par les Soviets à plus long terme. Le second l’est par la concurrence allemande et par un éventuel Marché Commun de l’Europe continentale. Leur intérêt présentement est, comme Nasser le dit, de s’entendre avec les Russes pour barrer la route du pétrole au nationalisme arabe. Ils n’ont par ailleurs aucun intérêt, bien au contraire, à une réunification de l’Allemagne, qui ferait de celle-ci une puissance industrielle plus forte encore, surtout depuis que la zone russe d’occupation a reconstitué en partie son potentiel. Enfin, l’intérêt des Britanniques est d’accroître leur commerce avec la Russie et ses Satellites pour économiser les dollars. Enfin, les Soviets peuvent aider Londres à préserver Hong-Kong de la menace chinoise.

Il semble que Krouchtchev, après ses maladresses habituelles, s’est ravisé, sans doute sur les conseils de Mikoyan, et a compris l’intérêt pour les Soviets de s’appuyer sur l’Angleterre pour diviser les Occidentaux. D’où le changement de ton et l’envoi de la mission Suslov à Londres. Cette mission avait pour but de resserrer les relations avec les Travaillistes anglais, relations qui, on s’en souvient, avaient été refroidies par les incidents de 1956, lors de la visite Krouchtchev-Boulganine en Angleterre. Les Travaillistes peuvent revenir au pouvoir après les prochaines élections – bien que ce soit actuellement problématique – mais dans ce cas, l’appui de M. Aneurine Bevan serait de première importance pour Moscou.

 

Les Éventuelles Négociations Est-Ouest

Tout cela, bien entendu, n’échappe pas à Washington, et n’est pas de nature à favoriser un front commun occidental dans les prochaines négociations entre l’Est et l’Ouest. Au contraire, si ces négociations devaient être sérieuses et aboutir à une conférence au Sommet, les Soviets auraient une position particulièrement forte. En réalité, cette confrontation reste, malgré les affirmations d’usage, assez incertaine. Il y aura, le 11 mai, la rencontre des Ministres des Affaires Étrangères qui n’engage à rien. Ensuite, il est douteux que les Américains aillent plus loin, s’ils ne sentent pas le terrain solide pour un accord dont on ne voit pas sur quoi il pourrait porter.

 

Les Difficultés de Moscou

Tout dépend des intentions de Moscou qui demeurent, bien entendu, impénétrables. On ne saurait exclure cependant le besoin d’un succès de prestige. Krouchtchev y est très sensible. Il a son complexe d’infériorité et la rencontre avec Eisenhower le tente. D’autre part, les affaires des Soviets ne vont pas trop bien. L’offensive anti-communiste de Nasser, la proclamation par l’autorité spirituelle du Caire, de la Guerre Sainte de tous les croyants de l’Islam contre l’athéisme moscovite est un coup sérieux. Il y a eu le défi de l’Iran, la tournée de Tito en Asie, l’expansionnisme chinois qui se déchaine, le gigantesque effort des Etats-Unis dans le domaine nucléaire, l’échec, qui se confirme, de quelques essais dans ce domaine en U.R.S.S.

 

La Révolte Tibétaine

Et surtout le Tibet qui devient, pour le communisme, une seconde Hongrie et dont le sort secoue tous les Bouddhistes de l’Asie. La révolte des Tibétains n’est pas chose nouvelle, nous en avons parlé déjà. Depuis des années, les partisans tibétains luttent sans espoir contre la domination et la colonisation chinoise. Mais le pays est si loin, hors de la zone d’intérêt de l’Occident, que l’on ne s’en souciait guère. Seule l’Inde s’inquiétait. Mais Nehru ne peut rien. Il a peur des Chinois et se défie de l’appui occidental. Par contre, il continue à entretenir de bonnes relations avec Moscou, dont il apprécie l’aide « désintéressée », l’équivalent de 30 millions de dollars, cela ne se refuse pas, et puis, un jour peut-être, on aura besoin de Moscou contre Pékin.

Mais ce qui importe davantage, c’est la personne du Dalaï Lama, peut-être aujourd’hui déporté par les Chinois et qui demeure le symbole de la foi des Bouddhistes qui sont nombreux par le monde, en Indonésie et dans toute l’Asie du Sud-Est. Les événements du Tibet peuvent avoir de profondes répercussions sur l’attitude des pays non engagés et conjointement avec l’attitude de Nasser, renforcer les courants anticommunistes chez tous les peuples de couleur en Asie et en Afrique. A Formose, en particulier, on ne manque pas de donner à l’affaire une publicité considérable. Le monde est petit et les nouvelles se répandent.

 

Le Commerce Extérieur depuis le 27 Décembre

On attendait partout avec intérêt les statistiques du commerce extérieur depuis la tourmente monétaire du 27 décembre et l’ouverture théorique du Marché Commun. Car, avec le mois de Mars, on peut considérer que le flottement initial commence à se dissiper.

En ce qui concerne la France, voici les résultats « rectifiés » des statistiques officielles. Nos exportations en dollars à 493 pour la première quinzaine de Mars sont exactement les mêmes que celles de la moyenne de 1958 (112 milliards par mois en dollars à 4,20). Nos importations, par contre, en diminution exactement de la différence des cours de dévaluation, donc de 17% environ. On peut en conclure que la baisse de nos prix pour l’étranger, n’a eu aucun effet jusqu’ici sur notre exportation que, par contre, la cherté des prix étrangers par suite de la dévaluation a contracté nos achats, mais faiblement, surtout si l’on tient compte du gonflement des achats antérieurs à l’opération de Décembre.

Ces résultats montrent que le ralentissement économique hors de chez nous a annulé les avantages que nous pouvions attendre de nos nouveaux prix, mais que le ralentissement de la production chez nous est peu sensible. L’un dans l’autre, rien de changé fondamentalement pour le moment du moins. C’est ce que l’on pouvait raisonnablement prévoir.

 

                                                                                            CRITON