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Le Courrier d’Aix – 1959-04-04 – La Vie Internationale.
Maturation
Peu d’événements nouveaux durant ces fêtes de Pâques, ce qui n’empêche pas l’évolution des esprits. Elle se manifeste au cours des confrontations successives entre Occidentaux, tant en Europe qu’aux Etats-Unis où se sont à nouveau réunis les Ministres des Quatre. Ceux qui en attendaient, à Londres en particulier, un progrès vers des négociations décisives Est-Ouest sont pessimistes. Celles-ci demeurent, comme nous le disions, problématiques.
L’Avis des Militaires
La parole a été aux militaires plutôt qu’aux diplomates. Dulles malade et Eisenhower de nouveau condamné au repos, les Etats-Unis doivent s’en remettre aux responsables de la Défense. Ceux-ci sont nets : Norstad ne veut entendre parler ni de désengagement, ni de gel des forces de l’O.T.A.N. en Europe. McElroy et ses généraux sont très confiants dans la supériorité militaire des Etats-Unis et plaident la fermeté. En politique, les Démocrates, et particulièrement le sénateur Humphrey, candidat probable à la Maison Blanche et qui eut, on s’en souvient, un long entretien avec Krouchtchev, soutient une action sévère à l’égard des Russes, sans exclure bien entendu des propositions dites constructives à leur faire. En bref, le plaidoyer de MacMillan à Washington en faveur d’une tactique flexible n’a pas eu de succès. Il est possible d’ailleurs que celui-ci qui s’y attendait, n’en soit pas autrement affecté. Son rôle de conciliateur devant l’opinion britannique a été bien joué. Pour ne pas briser l’Union occidentale, il pourra dire qu’il a dû suivre l’avis de la majorité de ses partenaires, ce qui lui évitera bien des difficultés.
Cet état d’esprit qui se dégage peut se résumer ainsi : toute concession au Bloc communiste est inutile. Elle ne ferait que l’encourager à en exiger d’autres. Si par impossible les Soviets étaient décédés à risquer la guerre pour l’emporter, mieux vaut accepter le challenge que de s’exposer à un nouveau Munich qui ne serait qu’une trêve. Si, comme il est probable, ils n’ont pas les moyens ni l’envie de recourir à la force, l’occasion est excellente de leur infliger un échec.
Les Difficultés en U.R.S.S.
En effet, les signes se multiplient des difficultés de toute nature que rencontre Krouchtchev. Il n’est question que de purges et de remaniements dans les hautes sphères de l’empire. En Biélorussie, l’Administration est balayée et remplacée par des hommes nouveaux. En Mongolie extérieure, où Molotov doit être encore ambassadeur et où la rivalité russo-chinoise est aigue, liquidation des dirigeants. Les personnages sont trop peu connus pour qu’on sache si l’opération est venue du côté chinois ou du côté russe, si Molotov, comme on le dit, agit pour son compte avec l’appui de Chou en Laï, ou si l’affaire est une riposte de Krouchtchev.
Enfin, il y a eu d’autres purges en Ouzbékistan, où des révoltes auraient même éclaté. Tout cela est en relation avec les réformes que Krouchtchev a introduites récemment dans l’administration, l’enseignement et la justice. Les résistances dans cet immense empire sont difficiles à surmonter. Ajoutons qu’il y a eu aussi pas mal d’échecs dans les récents essais nucléaires et quelques savants en disgrâce.
Le Sort de l’Empire Russe
Dans notre monde en évolution rapide, l’Empire russe devient un phénomène isolé. Il y a relativement peu de Russes pour le tenir depuis les approches de Berlin jusqu’aux rivages du Japon, plus de la moitié de la population est composée d’étrangers de race et de langue ; la liste en prendrait toute cette page. A mesure que ces peuples sortent d’une extrême misère, ils prennent comme les autres conscience de leur dépendance à l’égard des Moscovites. Et cela n’est pas seulement vrai des Musulmans, des Mongols, des Yakuts, ou encore des Allemands, des Polonais, Hongrois ou Baltes, mais même des Ukrainiens et des Géorgiens, depuis plus longtemps soumis. Il n’est pas étonnant que la décentralisation administrative et industrielle décrétée par Krouchtchev détermine des courants nationalistes. Nous l’avions indiqué ici avant que ces réformes soient effectives.
Les Menaces d’Infiltration
Devant ces menaces, la tactique de Krouchtchev pour Berlin s’explique. Il lui faut aller de l’avant, tenir l’initiative, effrayer et menacer l’adversaire, l’obliger à des concessions pour faire devant ses propres sujets, la preuve de sa puissance : la Conférence au Sommet n’a d’autre but : parler à Eisenhower en égal. On ne voit pas l’intérêt qu’il peut y avoir à lui donner satisfaction. Pour l’éviter, tout en se couvrant, Washington a fait parler ses militaires.
D’autant que la menace d’infiltration communiste ne s’affaiblit nullement. Il y a le Tibet qui commence à émouvoir l’Asie, à émouvoir l’Asie libre malgré les faiblesses de M. Nehru. Il y a surtout l’Afrique noire. Des navires chargés d’armes tchèques et polonaises sont arrivés à Conakry, en Guinée ex-française ; la Fédération du Mali Sénégal-Soudan est maintenant dirigée par d’authentiques marxistes qui veulent l’indépendance et, sans doute, derrière leurs paroles, entendent s’orienter vers le neutralisme positif à plus ou moins long terme. Il y a le Nyassaland, les Rhodésies, le Kenya, le Congo Belge en fermentation. Il y a le F.L.N. qui va demander des armes à Pékin … Un recul dans l’affaire de Berlin, si faible qu’il soit, pourrait précipiter les choses qui n’ont pas besoin de cela pour aller grand train.
La Fin de la Guerre d’Algérie ?
A signaler, sous toutes réserves bien entendu, que l’on commence à croire à l’étranger que la fin de la guerre d’Algérie n’est plus éloignée. On se fonde non seulement sur certaines rumeurs incontrôlables, mais sur le précédent récent de l’affaire de Chypre. On croit possible une solution analogue. Nous avions indiqué ici, six mois environ avant le coup de théâtre apparent de l’accord chypriote anglo-turco-grec, que la question paraissait mûre ; la lassitude, certains besoins de crédit pressants, quelques passages de discours ambigus, montraient un petit coin de ciel bleu à l’horizon. Il n’est pas impossible, ni même improbable, que nous en soyons à ce stade en Afrique du Nord. Il y aurait beaucoup de mécontents et la solution ne serait certes pas idéale, mais les courants sont toujours irréversibles. Il y a ainsi pour les problèmes internationaux, tout comme pour les situations individuelles, une maturation invisible, un progrès dans l’inconscient qui échappe à l’analyse. Les données ont changé ; le monde a bougé à l’insu des hommes, malgré eux peut-être.
CRITON