Criton – 1959-05-30 – Considérations Actuelles

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Le Courier d’Aix – 1959-05-30 – La Vie Internationale.

 

Considérations Actuelles

 

La mort de Foster Dulles a constitué, si l’on ose dire, une diversion aux déceptions de la Conférence de Genève. Force est de constater qu’après six mois de pourparlers divers, on en est exactement au même point. Rien ne permet de prévoir qu’à la reprise des négociations un modus vivendi sera trouvé. Le problème reste entier.

Si du côté des relations Est-Ouest la situation n’évolue guère, il n’en est pas de même ailleurs.

 

Nasser et Kassem

Au Moyen-Orient, la polémique Nasser-Kassem s’est évanouie. Les deux dictateurs après s’être violemment combattus, semblent s’être trouvé des intérêts communs. Il y a bien entendu d’abord la lutte contre Israël soutenu, d’après le Caire, aussi bien par les impérialistes occidentaux que par l’U.R.S.S. La querelle du transit des marchandises israéliennes à travers le Canal de Suez a repris. Un bateau a été séquestré ; Israël envisage des représailles. Mais cela demeure un incident chronique.

Kassem, de son côté, interdit la reconstitution des partis politiques en Irak qui restent illégaux et cela vise surtout le communiste. Tout se passe comme si à Bagdad, on cherchait à entrer dans ce cercle des neutralistes positifs. Justement Nehru, Tito et peut-être Soekarno d’Indonésie, vont se réunir à nouveau. Certains croient savoir que Kassem a été pressenti pour se joindre à eux. De plus, la mission égyptienne qui s’est rendue à Moscou pour discuter du barrage d’Assouan n’a pas conclu d’accord final. L’aide soviétique n’a pas été jugée suffisante et l’on va se retourner vers les Occidentaux pour savoir s’ils peuvent faire mieux. Cependant, les diatribes contre le communisme émises par la radio du Caire s’atténuent afin de ne pas écarter définitivement l’aide soviétique. Tout cela est fort habile, ce qui n’est pas surprenant quand on connaît les acteurs.

 

Le Rapprochement Indo-Pakistanais

Il y a cependant quelque chose de changé en profondeur entre les pays afro-asiatiques et le communisme russo-chinois. Comme prévu, la répression tibétaine a fait impression. Le résultat le plus curieux, si inattendu qu’on a peine à le croire, c’est le rapprochement des deux Etats de la péninsule, l’Inde et le Pakistan. Ce dernier a depuis l’an passé un chef habile, sinon un dictateur, le général Ayoub Khan. Il a profité des inquiétudes de l’Inde pour tenter un rapprochement et proposer une défense commune devant la menace chinoise. Déjà la querelle des eaux de l’Indus que ni l’O.N.U., ni les émissaires de la Banque internationale n’avaient pu résoudre paraît en voie de règlement. On ne parle pas encore du Cachemire, moins grave dans l’ordre économique mais beaucoup plus irritant pour les passions nationalistes des deux Etats. Si à défaut de solution un modus vivendi s’établissait grâce à quelques bons offices, la collaboration indo-pakistanaise ne trouverait plus d’obstacles, même si  l’Inde demeurait neutre tandis que le Pakistan reste partie du Pacte dit de Bagdad.

Les deux États sont en effet également exposés aux ambitions de Pékin. La Chine rouge a, sur ses cartes, déjà annexé les Etats tampons de l’Himalaya, tout au moins le Sikkim et le Boutant, sinon le Népal, mais aussi une bonne partie de l’Assam hindou et du Bengale oriental qui appartient au Pakistan, sans compter le Nord de la Birmanie. De ces côtés, les frontières sont assez floues et les prétextes à conflit ne manquent pas. Nehru a par ailleurs, des ennuis avec les communistes indigènes qu’il a laissé s’installer au Kerala et qui noyautent les nouveaux centres industriels de la région de Calcutta où les Soviets, concurremment avec les Occidentaux, édifient des ensembles miniers et sidérurgiques. Une entente Ayoub-Nehru est fortement appuyée par les Etats-Unis. Elle n’est plus impossible.

 

Masse Monétaire et Niveau de Vie

Une statistique intéressante à signaler, à interpréter avec prudence comme toute statistique, indicative cependant. Le meilleur spécialiste de problèmes monétaires internationaux, Franz Pick, fait le relevé de la masse de monnaie dont disposent les habitants de la plupart des pays du globe. Cette quantité, sous forme de billets en circulation, indique approximativement le niveau de vie de ceux qui en disposent. Sauf pour ceux, Etats-Unis, Angleterre, Canada qui règlent leurs échanges en grande partie par chèque. Pour les autres, on peut considérer ce chiffre comme un critère. Or, si chaque Suisse dispose en théorie d’environ 150.000 de nos francs, un Français d’un peu plus de la moitié (80.000), le Soviétique moyen n’est qu’à 12.000, la moitié ou presque d’un Portugais (25) et même d’un Espagnol (21).

Quant aux Satellites, leur situation est pire. Ils sont tout-à-fait au bas du tableau : l’Allemagne de Pankow et la Tchécoslovaquie avec environ 6.000 frs, entre le Siam et le Pérou. Quant à la Hongrie, Bulgarie, Roumanie, plus bas encore avec seulement 2.500 frs. La Pologne même avec 2.000 seulement partage cette misère avec Haïti, la Birmanie, l’Ethiopie, l’Afghanistan et l’Indonésie qui ferment la marche des 79 inscrits.

Nous donnons ces chiffres sans garantie, tellement ils nous semblent faibles. Cependant, en ce qui concerne tout au moins l’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie, ces chiffres correspondent d’assez près au volume monétaire officiel. Comme d’autre part il est clair que les habitants de ces heureux satellites n’ont pas de compte en banque, c’est bien avec leurs quelques 6.000 frs qu’ils doivent ordonner leurs affaires, celles dont du moins l’État ne se charge pas. Pris au pied de la lettre, les moyens d’un Tchèque ne seraient qu’un treizième de ceux d’un Français. Cela n’est pas aussi incroyable que cela semble, si l’on songe que dans les pays communistes, les particuliers ne font pratiquement pas d’économies et que la population paysanne vit à peu près exclusivement de ses produits. L’abîme entre les deux mondes, si proches pourtant dans l’espace, a quelque chose d’effrayant quand on le sonde par ces chiffres.

 

Le Marxisme et le Capital

Pour ceux de nos lecteurs que les problèmes économiques intéressent, cette statistique nous conduit à deux remarques plus générales. A l’arrière-plan de la théorie marxiste, se trouve l’idée que l’appareil de production tel que l’a constitué le capitalisme suffirait à satisfaire les besoins solvables des masses dès qu’elles pourraient s’en saisir, et en répartir les produits ; elle néglige la nécessité mise en évidence par l’économie contemporaine d’une expansion continue de cet appareil productif qui pour cela a constamment besoin de capitaux frais. Si bien que dans les pays communistes, ce capital est toujours prélevé sur le travail des masses dont le niveau de vie, par conséquent, ne peut s’élever en même temps que le progrès industriel le comporte.

Pour masquer cette situation, on parle des lendemains qui chantent ou comme Krouchtchev, du bien-être futur égal à celui des Américains en 1965 ou 1970. Depuis 42 ans le mirage recule, d’autant plus que les armements dévorent le meilleur des fruits du travail. Autrement dit, là où l’épargne individuelle est inexistante, les hommes ne peuvent que faiblement profiter du développement de la technique. Ce n’est pas là une révélation, mais une vérité première que Tchèques et Polonais découvrent chaque jour sans le savoir.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-05-23 – Conflits d’Intérêts

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-23 – La Vie Internationale.

 

Conflits d’Intérêts

 

La Conférence de Genève

La Conférence de Genève est ouverte depuis plus d’une semaine ; l’intérêt faiblit déjà. La confrontation sera longue et l’issue demeure problématique. Avec les Soviets autour d’une table, les surprises sont exclues. La série est déjà longue qui le prouve. La méthode russe ne change guère et c’est cela, répétons-le, qui la rend peu efficace. Les Soviets avaient assez beau jeu ; les Anglais étaient disposés au compromis à condition qu’ils puissent se saisir de quelques concessions réelles de l’autre côté. Mais les Russes ne cèdent jamais rien si bien qu’ils perdent toute chance de diviser leurs adversaires dont l’unité se refait, bon gré mal gré, devant leur intransigeance. On en est là aujourd’hui.

Les Anglais avaient cependant été assez loin. Ils avaient même envoyé dans la République de Pankow des émissaires commerciaux pour faire plus d’affaires avec le D.D.R. A Moscou, le Ministre du commerce, Sir David Eccles, avait bon espoir d’un traité avantageux pour les exportations britanniques. Mais les Soviets exigent des crédits alors qu’ils ont assez d’or pour payer. Les Britanniques ne peuvent y consentir sans irriter les pays de la zone Sterling et du Commonwealth, qui en ont eux aussi grand besoin et auxquels ils les refusent faute de moyens suffisants. La mission Eccles risque de rentrer les mains plus ou moins vides. D’autre part en Irak, qui intéresse les Anglais au premier chef, les Russes ne renoncent à rien. Ils entendent tenir Kassem en équilibre avec Nasser, avec lequel il semble à présent qu’ils ont renoué. Une mission économique du Caire est à Moscou pour relancer l’affaire du barrage d’Assouan et la propagande égyptienne contre le communisme et même contre Kassem a faibli. Nasser joue une fois de plus la tactique de bascule. Tout cela ne facilite pas la négociation de Genève ; car tout se tient en diplomatie.

 

Les Malheurs de la C.E.C.A.

Plutôt que ces allées et venues épisodiques dont l’intérêt est assez mince, parce que trop prévues, c’est le sort de la C.E.C.A. qui se joue en ce moment qui appelle les commentaires. L’avenir de cette institution est assez précaire. Il y a longtemps que nous l’avons signalé. Le départ de notre ex-grand argentier, René Mayer, était un premier signe des difficultés qui allaient surgir. L’ex-député de Constantine se tire toujours à temps des situations compromises.

Aujourd’hui, la Haute Autorité, sous la faible direction du belge M. Finet, n’a pu éviter le conflit avec les Gouvernements qui composent la Communauté. Celle-ci voulait imposer une déclaration de crise manifeste du charbon qui n’est que trop évidente, et les mesures autoritaires qui découlent de cet état de fait et de droit. Son caractère de supranationalité lui en donnait les moyens. Mais trois des ministres sur six, Français, Allemand et Italien ont refusé de souscrire. Les intérêts particuliers de ces pays étant en jeu, aucun n’a voulu les sacrifier au principe d’une autorité supérieure. Et c’est là le drame. Il ne peut y avoir d’Europe si l’harmonie entre intérêts, fatalement divergents à un moment ou l’autre, n’est pas imposée par un arbitrage supérieur et sans recours. Pour la C.E.C.A., comme pour la Communauté Européenne, les choses vont assez bien tant que les affaires sont prospères. Tout se gâte quand elles fléchissent. C’est le cas du charbon.

 

La Crise du Charbon

En Belgique les stocks s’accumulent, on ferme des puits ; le chômage s’installe et le climat social s’est gâté. La France accuse, non sans raison, les Belges d’imprévoyance et comme notre production est absorbée jusqu’ici par la consommation intérieure, elle se refuse à réduire cette production et à licencier des mineurs. Les Allemands, eux, ont des stocks qui s’accumulent, mais ils ont paré aux difficultés parce qu’ils peuvent imposer à leur main-d’œuvre charbonnière des réductions de travail sans mobiliser les gendarmes. De plus, ils ont décrété, malgré la Haute Autorité, un droit de douane prohibitif sur les charbons américains qu’ils importaient massivement au temps où ils en manquaient. Quant à l’Italie, elle préfère importer les charbons américains qui, au prix du fret, lui reviennent moins cher que les charbons belges et même allemands. Personne, pas même les Pays-Bas qui n’ont pas de stocks, ne veut subventionner la Belgique pour lui permettre de vendre son charbon, ni réduire sa propre production en sa faveur.

Si aucun compromis n’intervient, les Belges se retireront de la C.E.C.A. et l’institution aura vécu. Comme l’effet serait déplorable et que les institutions ont la vie dure, même si elles ne servent plus de rien, on trouvera, à défaut de compromis, un moyen de calmer les mineurs licenciés par des subventions, et la Belgique réduira, seule et à ses frais sa production pour ne pas risquer de compromettre, par-delà la C.E.C.A., le Marché Commun dont le siège provisoire, et elle l’espère définitif, est à Bruxelles.

 

Le Sort de la Supranationalité

Il n’en reste pas moins que l’idée majeure de Supranationalité des institutions internationales aura vécu, ce qui est grave, car entre Etats qui entendent conserver toute leur souveraineté, il ne peut y avoir d’institutions communes, sinon consultatives, c’est-à-dire des assemblées où les intérêts s’affrontent ; ce qui, on le voit à l’O.N.U. et ailleurs, est souvent pis que rien du tout, dès que les choses ne vont pas pour le mieux chez les divers partenaires.

 

Vers un Nouveau Boom

Pour le moment – charbon mis à part et pour cette matière l’avenir n’est pas favorable – la conjoncture est dans l’ensemble meilleure que l’on pouvait l’espérer. La crise aux Etats-Unis est complètement effacée ; la production a pour la première fois depuis deux ans, dépassé ses précédents records. Le chômage demeure cependant au-dessus de la normale et les exportations fléchissent pour les raisons que nous exposions précédemment ici. En Europe aussi, le vent a tourné. En Allemagne M. Erhard est plus optimiste que jamais. Il faut lui rendre justice, il avait raison. En France aussi, le redressement est en bonne voie, et même en Angleterre, les nuages sont moins épais. Il reste évidemment des points faibles, le textile, le cuir, certains biens d’équipement. Cependant, même en Suisse où l’on s’était préparé à une crise, le textile repart si bien que les industriels regrettent la main-d’œuvre étrangère qu’ils avaient renvoyée. Dans ces conditions, inespérées à la fin de 1958, on parle d’accélérer les étapes du Marché Commun. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

 

Prospérité et Dirigisme

Le nouvel élan vers la prospérité, mouvement qui, malgré quelque chocs en retour mineurs, dure depuis bientôt 8 ans (10 même aux U.S.A.), est une preuve étonnante de la vitalité du système de l’économie de marché. C’est un peu de cela qu’est victime la C.E.C.A. A Paris, comme à Bonn, on lui reproche de vouloir se montrer dirigiste et d’entraver la compétition. L’argument est spécieux. Il fait penser à nos viticulteurs qui refusent au nom de la liberté l’intervention de l’Etat quand les cours montent, et la réclament quand ils baissent. Il n’en reste pas moins que la confrontation parfois agressive des intérêts active plutôt qu’elle ne freine l’expansion économique. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, car si le dirigisme étatique est refoulé, un dirigisme privé, sous forme d’ententes, a formidablement grandi au cours de ces années, mais celui-là, au moins, est obligé de se soumettre aux besoins et même aux caprices du consommateur, tandis que l’autre …

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-05-16 – Le Congrès s’amuse

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-16 – La Vie Internationale.

 

Le Congrès s’Amuse

 

Voici donc les Occidentaux engagés dans l’engrenage de la Conférence de Genève. Celle-ci à peine ouverte, les escarmouches de procédure ont commencé. Photographes et reporters ont exploité à loisir les émotions. Les diplomates ont joué leur rôle sans conviction. Quel intérêt y prend l’opinion ?

Il y a ceux – et c’est la majorité – qui n’en attendent rien et beaucoup pensent qu’il s’agit d’une diversion mise en scène par les Soviets pour détourner l’attention de leurs desseins en Orient : Perse, Irak, Afghanistan. Il y a ceux qui la prennent au sérieux et qui craignent le pire. Ceux aussi qui n’y voient qu’une sorte de rite destiné à alimenter la propagande et s’attendent à une série de colloques, des ministres au sommet, qui permettront de gagner du temps sans changer grand-chose. Ce sont sans doute les plus sages.

La question préalable est dépassée : les Occidentaux ont-ils eu raison de se laisser entraîner à cette confrontation sans être assurés de son utilité ? Il y a eu assez de visiteurs à Moscou depuis six mois pour que les Chancelleries occidentales aient pu se faire une opinion sur les intentions de Krouchtchev. Lui-même a assez parlé, plus qu’à l’ordinaire. La question reste cependant entière. On sait ce qu’il veut, mais pas ce qu’il fera si on le lui refuse.

 

La Division des Alliés

Lui Krouchtchev a appris beaucoup. Ses adversaires sont divisés. Il y a les Français et les Allemands de Bonn qui n’attendent rien des pourparlers et qui au sujet de Berlin, répondent : « J’y suis, j’y reste ». Il y a aux Etats-Unis deux autorités : celle du Pentagone qui ne croit qu’au dispositif militaire pour arrêter les Russes et active les préparatifs à toute éventualité, celle des responsables Eisenhower-Herter qui, sans croire à la négociation, estiment n’avoir rien à y perdre. Il y a aussi les Anglais et c’est là le point faible. Comme en 1914 et en 1939.

 

Anglais et Soviétiques en Irak

Nous avons dit en son temps que MacMillan n’était pas allé à Moscou pour s’occuper de Berlin, mais du Moyen-Orient. Il y a eu depuis les révélations de Nasser sur la collusion anglo-soviétique en Irak que nous avons reproduites. Un récent article de la « Libre Belgique » vient confirmer ces vues « Londres joue la carte Kassem ». On a appris ces jours-ci officiellement que Londres envoyait des armes au dictateur de Bagdad.

D’après le journal belge, les Américains s’en inquiètent. Anglais et Russes seraient d’accord sur les points suivants : les Soviets ne renverseraient pas Kassem et ne laisseraient pas les communistes s’emparer du pouvoir. Ils n’y ont pas intérêt. L’infiltration leur suffit pour le moment. Les communistes au pouvoir nationaliseraient le pétrole. L’Irak serait ruiné et tôt ou tard, ils seraient à leur tour chassés par un complot nassérien, à moins d’intervention soviétique à travers la Perse, ce qui pourrait amener la guerre. Ce que Russes et Anglais veulent éviter, c’est précisément la domination nassérienne sur les pétroles du Moyen-Orient. Les Anglais, en contre-partie, ont obtenu de Kassem qu’il ne nationalise pas les pétroles de l’Irak Company. Le Président Lord Monckton est allé sur place s’assurer de ses bonnes intentions. Un modus vivendi Anglo-soviéto-Irakien a été établi et les affaires continuent régulièrement.

 

Coïncidence d’Intérêts

Ce n’est pas le seul point où les intérêts anglais et russes coïncident. Ni les uns ni les autres ne veulent une réunification de l’Allemagne ; les uns par crainte de sa puissance militaire, les autres de son expansion économique. Ils s’accommoderaient de Berlin, ville libre pourvu qu’elle reste un no man’s land. Troisièmement, ils ont sur la question algérienne des vues analogues. Ils ne veulent pas la fin de la guerre qui permettrait à la France d’exploiter à loisir les pétroles sahariens, ce qui laisserait l’Angleterre seule pour défendre ses intérêts en Orient et priverait les Soviets d’une chance d’exercer le dumping du pétrole quand ils pourront en exporter des quantités massives.

D’autre part, ni les Russes ni les Anglais ne tiennent au départ des Français, les premiers parce qu’étant trop loin pour agir, craignent que les Américains ne s’installent à leur place ; les autres parce que l’Alliance Atlantique ne résisterait pas à un tel bouleversement.

En Asie, Russes et Anglais entendent préserver l’Inde de la menace chinoise. Enfin et surtout, l’U.R.S.S. représente pour le commerce anglais le marché d’exportation de rechange à mesure que les autres se rétrécissent. Sir David Eccles est en ce moment à Moscou avec une délégation d’industriels pour établir un nouveau traité de commerce.

 

Le Shah de Perse à Londres

C’est aussi ce qui explique le voyage du Shah d’Iran à Londres. Le point le plus dangereux de la situation actuelle n’est pas Berlin mais Téhéran. Les Soviets mènent une propagande active contre le Souverain. Ils le menacent du sort du roi Fayçal et d’un coup d’Etat qui mettrait à sa place le Parti pro-communiste Tudeh. Ils font l’éloge de Mossadegh renversé et emprisonné après la nationalisation manquée de l’Iranian Company. Une fois la Perse sous l’influence soviétique, l’accès au Golfe Persique serait enfin assuré et Moscou pourrait à son gré mener la politique des pétroles.

Les Soviets ont été très irrités de la conclusion du Pacte irano-américain et de la verte réponse du Shah à leurs menaces. Les relations entre les deux pays sont pratiquement rompues. D’autre part, des bruits courent d’une sorte d’occupation par les Soviets de la région d’Hérat dans le Nord-Ouest de l’Afghanistan non loin de la frontière persane. Cette infiltration est déjà ancienne et fait partie d’un plan d’enveloppement de l’Iran.

 

Compétition autour des Investissements Américains

Sur le plan économique, une autre forme de compétition oppose l’Angleterre aux continentaux et particulièrement à la France. Il s’agit d’attirer les investissements américains. Un problème est à l’ordre du jour aux Etats-Unis : c’est celui du prix de revient trop élevé des produits fabriqués là-bas, des difficultés croissantes à les exporter et en même temps à empêcher que le marché intérieur ne soit submergé par les importations étrangères. Une formule a cours : les Etats-Unis sont « out-priced ».

Nous avons parlé ici de la question à propos des soumissions suisses et anglaises de turbines électriques (plus de 30% moins cher que les offres américaines). Malgré le « Buy American Act » qui protège l’industrie nationale à concurrence de 25%, le gouvernement américain est obligé d’invoquer des motifs de défense nationale pour empêcher les constructeurs étrangers d’emporter les commandes chez eux. Les industriels américains ne voient qu’une solution : s’installer dans les pays où la main-d’œuvre est moins chère (un spécialiste aux Etats-Unis dans la sidérurgie gagne 3,03 dollars l’heure, c’est-à-dire 1.500 frs). Apportant leurs capitaux, leurs techniques et leur savoir-faire, ils peuvent d’Europe atteindre les marchés qui leur sont fermés de chez eux. Jusqu’ici, ils avaient préféré l’Angleterre où leurs méthodes s’acclimataient facilement et où les ouvriers parlaient la même langue. Mais depuis que sont ouvertes les perspectives du Marché Commun (et aussi parce qu’ils craignent le retour au pouvoir des Travaillistes en Grande Bretagne), ils désertent le Royaume-Uni pour le Continent.

La France qui a grand besoin de relever ses exportations cherche à les attirer. Jusqu’ici la Hollande et l’Allemagne et à un moindre degré la Belgique, avaient leur faveur. Depuis l’installation du nouveau régime, ils s’intéressent davantage à la France. Le Comité Franc-Dollar a publié à leur intention une plaquette préfacée par M. Pinay lui-même où toutes les facilités permettant l’installation de filiales américaines en France y sont présentées. Le Comité comprend la plupart des grandes firmes de notre pays associées plus ou moins à leurs similaires aux Etats-Unis. Le mouvement est appelé à prendre de l’ampleur. Pour les Etats-Unis, il s’agit de faire pression indirectement sur les revendications de leur main-d’œuvre – une grève de l’acier est redoutée pour Juillet – et de s’assurer une position concurrentielle dans le Monde libre ; Pour la France il s’agit d’améliorer sa balance commerciale et sa balance des comptes grâce à l’importation de capitaux et d’activer la reprise économique. En outre, le déplacement d’activité des Etats-Unis vers l’Europe peut à longue échéance relever le niveau de vie des Européens et atténuer la disparité avec les Américains menacés d’isolement par une prospérité excessive par rapport au reste du monde.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-05-02 – Le Grand Jeu

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-02 – La Vie Internationale.

 

Le Grand Jeu

 

La Conférence de Genève qui va s’ouvrir le 11 Mai ne se présente pas sous des auspices favorables. Les divergences entre Occidentaux persistent. La réunion à Varsovie du Bloc communiste laisse prévoir une attitude intransigeante. A tout prendre, cela vaut mieux que les illusions entretenues depuis le voyage MacMillan à Moscou. On comprend mal les âpres discussions entre Alliés sur les plans à proposer aux Soviets, alors que l’on est assuré qu’ils sont rejetés d’avance. L’essentiel eut été au contraire de paraître faire bloc quand on connaît l’habileté de l’adversaire à profiter des fissures.

 

L’arrêt des Expériences Nucléaires

C’est ce qui vient de se produire : Eisenhower, soutenu d’ailleurs par les Anglais, avait proposé, pour tirer de l’impasse la Conférence sur l’arrêt des essais nucléaires, de suspendre les expériences les plus dangereuses, celles entre le sol et 50 kilomètres d’altitude. Krouchtchev a aussitôt rejeté l’offre, mais il a par contre trouvé « intéressantes » certaines suggestions de MacMillan relatives au contrôle éventuel, sans préciser d’ailleurs s’il les acceptait. Cela n’a guère d’importance, mais montre bien la tactique. Dresser les opinions les unes contre les autres, en rejetant la responsabilité de l’échec sur le moins accommodant. Elle reste utilisable.

 

Liu Chao Chi, Président de la Chine

On connaît enfin le successeur de Mao Tsé Tung à la Présidence de la Chine rouge. Elle revient au plus farouche doctrinaire Liu Chao Chi. On a épilogué sur l’événement, sans en connaître le sens. Ce peut être aussi bien l’accentuation de la « ligne dure », que le personnage représente effectivement, que le moyen  de l’écarter en le chargeant d’honneurs. Personne n’en sait rien. Ce qui, par contre est clair, c’est que Chou en Laï reste et que sa participation au Congrès des dirigeants a été prépondérante. Dans le domaine extérieur, il dirige la politique de Pékin.

 

Russes et Chinois

Ce qu’il faudrait savoir, c’est où en sont les relations avec Moscou. Il est curieux qu’au moment où les relations entre la Chine et l’Inde, à cause du Tibet, sont tendues, les Russes offrent à Nehru des armes pour se défendre … contre le Pakistan ! L’affaire tibétaine, au demeurant, est de plus en plus obscure. Les Chinois cherchent à atténuer l’impression défavorable auprès des asiatiques laissée par la répression brutale de Lhassa. Ils ont nommé le Dalaï Lama en même temps que son rival, le Panchen Lama, membre du Conseil chinois des nationalités. Mais on parle en même temps à Pékin d’une colonisation du Tibet par 30 millions de Chinois, au cours des prochaines années. Cette émigration forcée dans des régions inhospitalières, fait suite à une poussée analogue au Sin-Kiang et en Mongolie extérieure. La fourmilière s’étend vers les pays glacés, refoulant ou anéantissant les autochtones, comme au XVII° siècle et du même coup, l’influence russe. Il serait plus tentant  d’orienter cette poussée vers la Sibérie, moins hostile et plus riche. Les Russes ne l’ignorent pas.

Ce problème sur lequel nous revenons souvent est à nos yeux de première importance pour l’avenir du monde. Si la Chine et la Russie poursuivent de concert leur expansion et entendent se partager la planète, il est clair qu’un choc est fatal dans un nombre d’années qu’on peut estimer à cinq ou six, au rythme actuel. Si les Russes – et beaucoup le sentent déjà – voient que la menace chinoise risque de les atteindre, ils chercheront à renouveler la tactique de Staline en 1939, à mettre en conflit les Chinois et l’Occident à la fois pour affaiblir celui-ci et se débarrasser d’un concurrent dangereux. Pour le moment, Russes et Chinois ont encore un certain chemin à parcourir ensemble et s’il y a désaccord entre eux, cela ne peut compromettre leur alliance, mais à plus longue échéance, c’est une autre affaire, c’est pourquoi nous cherchons tout indice, si faible soit-il, de la nature de leurs rapports, ce qui n’est pas aisé.

Il nous paraît cependant certain que depuis un an, ces rapports ont changé : le ton n’est plus le même, même si les paroles sont identiques ; l’habileté de Chou en Laï a été d’être constamment présent dans tous les grands colloques du Monde communiste. Les Chinois sont à Varsovie en ce moment et ils prétendent être à Genève et même à la Conférence au sommet si elle a lieu. Leur tactique consiste à imposer leur solidarité dont les Soviets et leurs Satellites se passeraient volontiers quand il s’agit de problèmes qui les concernent seuls, comme l’affaire de Berlin actuellement. Les Chinois entendent se manifester partout, jusque dans le conflit algérien, ou les démêlés de Moscou avec Tito. Ils ne veulent pas laisser aux Russes le monopole de l’action diplomatique du communisme. Si les Américains avaient plus d’imagination, ils pourraient tenter d’en profiter. Il faudrait sans doute faire subir quelques déviations aux grands principes de M. Dulles, mais nous croyons qu’en face d’adversaires qui n’en ont aucun et pour qui tout moyen est bon, il est indispensable à moins de se condamner, comme cela est le cas depuis dix ans, à une défensive stérile, de manœuvrer dans n’importe quel sens. Dans ce domaine, les Anglais s’entendent mieux.

 

Krouchtchev et Nasser

Krouchtchev a fait tenir à Nasser une lettre de 20 pages pour tenter de l’amadouer, ce qui montre à quel point Moscou est dans l’embarras. Mais Nasser ne semble pas se laisser prendre. Son dernier discours est aussi antisoviétique que les précédents. Les Russes hésitent entre deux politiques, ou bien rompre avec lui en le privant de l’assistance qu’ils continuent à lui fournir ce qui laisserait aux Occidentaux le champ libre, ou bien continuer à encaisser les affronts et à payer pour les recevoir, ce qui est plutôt humiliant et peut-être inutile.

La question est d’importance et surtout pour nous. Le Prince Moulai Hassan du Maroc est au Caire, les dirigeants du F.L.N. aussi. Le roi Mohamed  pourrait s’y rendre également. Il y a enfin le conflit Nasser-Bourguiba. Ils ont un compte à régler. Nous avons dit souvent que la fin de la guerre d’Algérie se déciderait au Caire. On sait que Kassem, à Bagdad, soutient la rébellion et Fehrat Abbas vient de le visiter. Cela suffit à dessiner le nœud des intrigues qui se jouent. Qu’en sortira-t-il ? Bien fin celui qui se risquerait à le dire.

 

La Conférence du Pétrole au Caire

Au Caire toujours, vient de se tenir une conférence du pétrole où étaient représentées les grandes Compagnies concessionnaires en Orient, les délégués des pays producteurs et de ceux par lesquels passe le pétrole – sauf l’Irak. Le Venezuela même s’y trouvait. On pouvait penser que les intérêts en présence allaient s’affronter en d’orageux débats. Point du tout. Même une proposition assez étrange d’un juriste américain, qui prétendait que les contrats entre Etats et Sociétés pouvaient être dénoncés si les circonstances venaient à en modifier les données a été pratiquement ignorée. Quel changement depuis le temps, si proche, où Nasser fulminait contre l’exploitation par les impérialistes des richesses du sous-sol arabe. Il n’y a pas là que des raisons politiques. Les sources de pétrole se multiplient. Hier le Sahara. Aujourd’hui le Canada annonce qu’à 300 kilomètres du pôle, au nord de l’Ile Ellesmere, il vient de concéder la prospection de gisements considérables capables de ravitailler l’Europe d’une distance de moitié à peine de celle qui la sépare des puits de l’Orient. Voilà de quoi faire réfléchir les roitelets d’Arabie et Kassem lui-même qui négocie toujours avec les Anglais pour s’assurer leur clientèle. L’influence de Moscou à Bagdad est aussi fonction des débouchés du pétrole dont le rôle politique ne fait que grandir, plus encore lorsqu’il est abondant que lorsqu’il était rare.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-04-25 – Un Bilan

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-25 – La Vie Internationale.

 

Un Bilan

 

Une ère nouvelle ? Tel est le mot qui court depuis la retraite simultanée de Foster Dulles et d’Adenauer. On veut voir par là la fin d’une politique rigide et statique, et l’espoir d’un ordre nouveau plus rassurant. Mais cela supposerait en même temps un changement de la ligne soviétique dont nous n’avons aucun signe. Faute de quoi, les mêmes discussions stériles continueront avec d’autres hommes.

 

L’œuvre de Foster Dulles

Du même coup, on s’efforce de définir ce que sera le jugement de l’histoire sur l’action diplomatique de Foster Dulles qui a  pendant un peu plus de sept ans dirigé personnellement et sans partage la politique des Etats-Unis. Le bilan peut être établi aujourd’hui et il est peu probable que les historiens à l’avenir puissent y changer grand-chose. Nous avons sous les yeux l’article publié par Foster Dulles le 7 juillet 1952 dans « Life ». « Les Etats-Unis doivent avoir une politique d’audace », où il prédisait que dans « 2, 5 ou 10 ans les peuples captifs d’Europe et d’Asie auraient recouvré leur liberté, et il illustrait ses plans de trois axiomes :

1° le dynamique prévaut sur le statique ;

2° Les forces non matérielles sont plus puissantes que celles qui sont matérielles ;

3° Il existe une loi morale naturelle qui détermine le bon et le mauvais. Ceux-là seuls qui s’y conforment échappent au désastre. »

L’homme tout entier se peint dans ces trois axiomes. Il se peut que les événements futurs lui donnent raison ; mais il doit reconnaître qu’au cours de ces sept années, il a complètement échoué à les faire prévaloir. Il y a eu la Hongrie, le Tibet, le Tonkin et le reste. Le seul succès positif de Foster est d’avoir tenu devant Quemoy, encore le doit-il surtout aux difficultés intérieures de Pékin.

En fait, la politique américaine n’a fait que continuer celle des prédécesseurs démocrates, avec moins de succès, Truman, Marshall et Acheson avaient sauvé la Grèce et la Turquie, résisté au blocus de Berlin, réalisé le Plan Marshall et établi l’O.T.A.N., enfin engagé la guerre de Corée qu’ils avaient ensuite à demi perdue, échec que Dulles n’a fait qu’entériner. Après Dien-Bien-Phu, sur le point d’intervenir, il se laissa dissuader de le faire par les Anglais et l’on sait quelles conséquences entraîna et entraîne encore le désastre. Dans l’affaire de Suez de novembre 1956, Dulles manœuvra contre ses Alliés et ruina le prestige occidental au Moyen-Orient. Là évidemment, on peut se demander si l’erreur vint de lui ou de ceux qui l’engagèrent, et si Dulles ne les eut pas laissé faire si la mauvaise préparation militaire anglaise n’avait compromis la rapidité d’action indispensable ; le moins qu’on puisse dire est que Dulles l’empêcha d’aboutir. Depuis, ce fut la vaine révolte hongroise et les Spoutniks, le tragique retard des Etats-Unis dans la course aux engins balistiques.

Aujourd’hui devant la crise de Berlin, Dulles laisse les Alliés divisés et incertains. La tâche de Christian Herter ne sera pas aisée, la succession est lourde. Est-ce la faute de l’homme ? Nous ne le pensons pas. En politique extérieure les faits s’imposent et de nos jours bien plus que dans le passé, dans les pays démocratiques, la marge de manœuvre d’un homme, si doué qu’il soit, est extrêmement étroite. Il a pour adversaire non seulement le cap adverse, mais une opinion , un parlement, des Alliés qui lui imposent une attitude. Foster Dulles aurait souhaité s’en dégager, mais c’était impossible. Une politique d’audace est incompatible avec la mentalité américaine. On sait quelle peine eut Roosevelt à amener les Etats-Unis à entrer en guerre aux côtés des Alliés, au prix de quelles manœuvres, de quels mensonges même, dont on l’accuse encore aujourd’hui. Qu’on se rappelle aussi Wilson en 1917. Il fallut la débâcle russe, le torpillage d’un navire américain ; en 1941, Pearl Harbour … Les adversaires de 1959 sont autrement prudents et habiles, ce qui est certes plus rassurant, mais rend aussi la riposte plus difficile.

 

L’Aspect Positif de sa Politique

Si le bilan que nous venons de tracer est dans l’ensemble négatif, il ne faut cependant pas négliger dans cette tâche ardue la valeur des efforts accomplis par Foster Dulles : la situation n’est pas pire que celle dont il a hérité et ce n’est pas rien. Au Moyen-Orient, si les Soviets ont marqué un point en Irak, ils en ont perdu un sérieux au Caire. L’Amérique latine et particulièrement l’Argentine, tourne le dos à Moscou. En Extrême-Orient, Formose a tenu et le Japon reste ferme dans l’Alliance occidentale. L’opinion des pays neutralistes est beaucoup moins hostile à l’Occident. En Asie,  le communisme a perdu de son prestige et même en Afrique sa pénétration n’est pas très avancée. Dans l’ensemble du Monde libre, la politique américaine et occidentale n’est plus l’objet des mêmes suspicions. Dans l’ordre moral, le gain est considérable. Cela n’est pas décisif, mais compte. Dulles n’avait pas tort.

 

La Tactique devant Berlin

Dans le domaine tactique, les dernières manœuvres sont positives. Toutes les tentatives sincères ou non de MacMillan pour offrir aux Russes un jeu ouvert ont été bloquées à Londres par les Franco-Germano-Américains. Dans le corridor aérien de Berlin, les Russes ont vainement essayé d’empêcher les appareils des Etats-Unis de dépasser le plafond de 3.000 mètres qu’ils leur avaient arbitrairement assigné et l’idée d’envoyer Nixon à Moscou en Juillet entre la Conférence des Ministres et l’éventuelle rencontre au Sommet est excellente. On gagnera du temps et comme nous l’avons dit, c’est le meilleur résultat possible.

Nous conservons, en effet, l’impression que Russes et Chinois sont aux prises avec trop de difficultés internes pour pousser à fond une action quelconque qui obligerait les Occidentaux à une réplique dangereuse. La meilleure tactique est de rendre la négociation tellement inextricable, qu’on ne puisse que la prolonger indéfiniment. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’escomptent les Soviets. Leurs véritables objectifs sont vraisemblablement ailleurs.

 

Les Confessions du Maréchal Tito

L’ami Tito vient de faire des révélations personnelles sur son séjour en U.R.S.S, en 1937, qui ne manquent pas de saveur. Elles jettent, s’il en était besoin, une lumière cruelle sur les rapports fraternels entre communistes. Il raconte comment, à l’époque, Staline avait liquidé ses camarades yougoslaves et comment il avait échappé lui-même à la suppression pure et simple. Le « Campesino » espagnol nous en avait déjà conté de semblables. Gomulka et Nagy auraient pu en révéler d’autres. Ces confessions ne nous apprennent rien, mais venant d’un homme qui se dit communiste et jouit d’un prestige certain dans les pays non engagés et même en Italie dans les partis frères ou alliés, ce discours est habilement calculé juste au moment où le gouvernement italien vient d’accepter l’installation de bases de missiles américaines dans la péninsule. C’est peut-être en Italie où l’équilibre des forces politiques est le plus instable que l’on mesure le mieux les forces respectives des courants d’opinion. L’Occident vient d’y marquer des points.

 

Le Problème Algérien

Toujours entourée d’un mystère qui perce de plus en plus par place, la solution du conflit algérien mûrit. Depuis que nous y avons fait allusion, aux premiers symptômes, d’autres plus nombreux se sont ajoutés. C’est plus qu’une lueur. Gardons-nous d’anticiper. Trop de facteurs sont en jeu pour qu’on se laisse aller à l’espoir. Mais le fait est de telle importance non seulement pour nous, mais pour l’avenir du Monde libre tout entier, qu’on ne saurait taire ce qui se joue dans l’ombre, ce serait sans doute alors le cas de parler d’ère nouvelle.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-04-18 – De quelques Énigmes

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-18 – La Vie Internationale.

 

De quelques Énigmes

 

De l’Occident se déploie une intense activité diplomatique dont l’objet réel et les résultats ne sont guère apparents. On parle officiellement d’entente et d’accord général, tout en observant que des divergences subsistent qu’il s’agirait d’aplanir. L’impression est plutôt que devant la négociation Est-Ouest, on cherche les moyens de ne rien faire tout en donnant l’apparence de vouloir faire quelque chose. De même, de l’autre côté, les Soviets sentent qu’ils vont se trouver devant un mur assez fissuré sans doute mais qu’on ne pourrait renverser sans risques.

 

La Conférence de Genève

A Genève, a repris l’éternelle Conférence sur l’arrêt des expériences nucléaires. On n’est pas plus avancé qu’au départ. Les Russes veulent qu’on les abolisse, les Occidentaux exigent un contrôle que les autres rejettent. Jamais ils n’accepteront l’implantation sur leur empire d’observateurs étrangers et, sans contrôles, les Américains ne consentiront jamais à se fier aux Russes ; on peut ainsi discuter longtemps encore.

On ne voit pas davantage sur la question de Berlin, comment la ville pourrait demeurer libre si les forces alliées la quittaient. Ce qui est d’ailleurs exclu. Tout au plus, pourra-t-on inclure les Nations Unies dans la surveillance de la Cité, c’est tout ce qu’on peut attendre d’une Conférence au Sommet si elle a lieu : un nouveau statut de Berlin qui ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle, mais permettrait d’assoupir la querelle honorablement.

 

L’Irak et le Marché Commun

Il en est de même des autres grands problèmes dont on discute tant : l’Irak et les pétroles, le Marché Commun et la zone de libre-échange dont on ne parle plus sous ce vocable du moins, Les Franco-Anglais ne peuvent rien pour empêcher les Russes de contrôler le gouvernement Kassem. Celui-ci ne peut pas davantage nationaliser ses pétroles sous peine de se trouver devant la même situation que Mossadegh lors de la nationalisation des pétroles d’Iran. Le pays est trop pauvre et trop troublé pour risquer de mettre en danger son unique source de revenus.

Sur la controverse franco-anglaise, Marché Commun, zone de libre-échange, les Britanniques ont évolué depuis l’an dernier. Ils ne semblent même plus très éloignés, sinon de se joindre au Marché Commun, du moins de s’aligner sur lui, tout en réservant le secteur agricole qui les lie au Commonwealth. Le récent accord franco-anglais leur a déjà donné des apaisements et pratiquement ils jouiront, dans les branches qui les intéressent, des même légers avantages consentis aux Six. Quant à la prochaine phase du Marché Commun qui pourrait produire des effets perceptibles, elle n’interviendra que dans quinze mois, si tout va bien. D’ici là, les Anglais auront fait le point. On s’aperçoit enfin à Londres qu’il n’y avait pas lieu de dramatiser l’affaire. En fait, il ne s’est rien passé de bien nouveau dans les courants commerciaux depuis le 1er janvier. La concurrence est plus âpre en 1959 qu’auparavant, mais cela se serait produit, en tout état de cause, par suite de l’affaiblissement de la conjoncture générale, de la convertibilité externe des devises européennes et de la dévaluation inévitable du Franc. Les industriels anglais l’avaient prévu. A tout prendre d’ailleurs, les craintes apparaissaient excessives. Ce printemps est moins difficile qu’on ne le prévoyait. Les affaires, à peu près partout, sont normales.

 

La Révolte Tibétaine

La révolte tibétaine continue et les Chinois de Pékin reconnaissent qu’ils n’en viendront pas rapidement à bout. Cette résistance des tribus khampas pose un certain nombre de points d’interrogation. Les moyens dont elles disposent paraissent assez considérables. Elles ont des armes et des munitions qui coûtent cher. Qui les leur fournit ? car le Tibet n’a ni industries, ni ressources financières. L’Inde, les Américains ou bien les Russes ? Mystère. D’autre part, les Chinois qui ont une aviation qui s’est montrée à Quemoy et une armée de plusieurs millions d’hommes, ne paraissent pas s’en servir très efficacement. Serait-ce parce qu’ils ne sont pas très sûrs de leurs troupes ? Les malheurs de la Chine sont toujours venus de généraux qui, une fois à la tête d’armées équipées, faisaient la guerre pour leur propre compte et généralement contre le pouvoir central. Avec le désordre qu’a amené l’expérience des Communes du peuple, les Chinois ont pris soin de mettre les fusils en lieu sûr. Et l’on attend toujours de savoir qui sera Président de la République et si Mao Tsé Tung est encore en place. Mystères encore. L’avenir de la Chine rouge n’est pas précisément clair.

 

Nasser et les Soviets

Mystère aussi dans les relations de Nasser et des Soviets. La campagne contre le communisme ne se ralentit pas. Nasser a fait répandre une brochure sur la révolte hongroise à l’usage des Musulmans qui ne manque pas de vigueur. La « Voix des Arabes » vocifère contre l’impérialisme rouge avec la même violence que naguère contre les Occidentaux. Elle n’y va pas par périphrases. Les Soviets réagissent modérément, mais leur embarras est manifeste.

Parmi les réfugiés du Caire, il y a un certain Ibrahim Wasil, chef spirituel des Turkmènes en exil. La partie occidentale du Turkestan est aux Russes, l’orientale aux Chinois. Il édite maintenant la « Voix du Turkestan » où sont révélées les souffrances de son peuple. Il le représente, le Coran dans les mains, les pieds rivés de lourdes chaines. Et il parle des six millions de ses compatriotes massacrés par les Russes, et au nom des deux millions d’exilés, tant en Afghanistan qu’en Turquie, Arabie Saoudite, etc., qui ont échappé au génocide. Cette propagande n’est pas sans effet, surtout à long terme.

 

La Succession d’Adenauer

Nous ne sommes pas au bout des énigmes : la succession du futur président Adenauer à la Chancellerie. A vrai dire, les motifs de la retraite du vieil homme d’Etat ne sont pas aussi clairs que nous le pensions : la situation politique en Allemagne est complexe. La personnalité du Chancelier, son autoritarisme obstiné lui ont valu pas mal d’ennemis dans son propre Parti, qui ne s’avouaient pas jusqu’ici mais qui manœuvraient. Son européisme et son attitude francophile étaient plutôt subis qu’approuvés par beaucoup, et surtout dans l’entourage du Dr Erhard, qu’il est, à notre avis, impossible de l’écarter du poste de Chancelier, quelque désir qu’en ait l’actuel titulaire. Il est l’homme de l’Allemagne d’aujourd’hui, Adenauer celui de l’Allemagne d’hier. Bien que la grande industrie feigne de le tenir en suspicion et préfèrerait peut-être une personnalité moins active, l’expansion économique et politique de la République Fédérale a besoin de son impulsion. Ses ambitions sont moins européennes que mondiales. Il n’en fait pas mystère.

Adenauer craint que ce dynamisme ne soit dangereux et il n’a pas tort. L’Allemagne pourrait voir se reformer contre cette expansion économique les mêmes adversaires qu’avait rassemblé son expansion militaire. La prudence et la modération ne sont pas précisément des qualités germaniques. On ne change pas les peuples. Ils retournent vite à leur nature. Nous en faisons l’expérience en France. C’est pourquoi on peut regretter que la vitalité extraordinaire du Chancelier Adenauer ne puisse se prolonger encore quelques lustres. Un homme pieux, sage et clairvoyant. On le souhaiterait éternel, aux Allemands surtout, mais aussi aux autres.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-04-11 – Marchandages

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-11 – La Vie Internationale.

 

Marchandages

 

La candidature du chancelier Adenauer à la Présidence de la République fédérale a suscité une surprise générale et d’abondants commentaires. On a mis l’événement au compte des dissensions entre Alliés sur le problème allemand avant la réunion du 11 Mai avec les Russes. Cela est d’autant moins probable qu’Adenauer sera en fonction jusqu’en Juillet.

 

Les Raisons du Chancelier

Les raisons de la décision du vieux Chancelier nous paraissent plus simples. Il sait les inquiétudes que sa disparition subite susciterait en Allemagne. Il veut éviter une secousse qui dans l’état présent des polémiques partisanes pourrait remettre en cause la politique extérieure et même intérieure, économique et sociale du pays. En se retirant sans s’effacer, il espère donner à son successeur le temps de s’affirmer et d’assurer la continuité de la politique qu’il a menée depuis dix ans.

Reste pour le moment l’énigme Erhard, le Vice-Chancelier et normalement le successeur d’Adenauer. Mais on n’ignore pas l’opposition des deux caractères. Et lorsque le Parti Démocrate-Chrétien désigna Erhard à la candidature pour la Présidence, on eut l’impression qu’Adenauer cherchait ainsi à écarter le Ministre de l’économie de l’accession à la tête du Gouvernement. Erhard, comme on sait, refusa. Reste donc l’hypothèse que le vieux Chancelier a un candidat de son choix qui pourrait être Gerstenmaier, le Président du Bundestag, ou Etzel, personnalités moins marquées qu’Erhard et susceptibles de suivre plus docilement les conseils d’Adenauer devenu président.

Nous serons bientôt fixés sur ce point. En tous cas, Adenauer a agi avec sagesse et les conséquences politiques de son changement de poste seront réduites au minimum, au moins sur le plan international.

 

La Préparation de la Confrontation Est-Ouest

La préparation de la confrontation Est-Ouest demeure laborieuse, et la réunion des Ministres des Affaires étrangères à Washington n’a pas harmonisé les points de vue, comme on dit. Les Anglais veulent conserver l’initiative de la détente.

Voici qu’ils envoient comme second explorateur le turbulent maréchal Montgomery qui va à son tour sonder les pensées secrète de Krouchtchev qui, à la suite de libations excessives, a eu, dit-on, une petite attaque. Nous persistons à penser qu’à Moscou MacMillan a cherché, en échange de ses bons offices pour le « désengagement », des assurances sur la position britannique.

 

Confusion en Irak

Or, les affaires à Bagdad vont de plus en plus mal pour Londres ; plus la pression russe est forte, plus MacMillan est résolu à trouver à l’Ouest la contrepartie qui lui permettrait d’obtenir des Soviets qu’ils ne pressent pas Kassem de nationaliser les pétroles irakiens. Kassem, par ailleurs, est désemparé devant les émeutes quotidiennes que suscitent les communistes irakiens et auxquelles ripostent les nationalistes pronassériens. De plus, les Russes, profitant du désarroi qu’ils entretiennent, entreprennent de mobiliser les Kurdes pour leur compte. On sait que les tribus kurdes occupent un territoire à cheval sur les trois pays : Turquie, Iran, Irak. Moscou a cherché depuis longtemps à les unir dans une république satellite du Kurdistan, qui donnerait aux Soviets un accès direct en Irak et au Golfe Persique. Au Caire, on a annoncé qu’un navire chargé de guerriers kurdes avec armes, a transité par le Canal de Suez en route vers Bassora. Qu’il s’agisse d’un rapatriement de réfugiés, comme le dit Moscou, ou de bataillons de choc destinés à « protéger » Kassem des attaques de ses adversaires, la coïncidence n’est pas fortuite. Moscou à son plan, et Kassem qui jusqu’ici avait résisté aux pressions antagonistes, ne paraît plus en mesure de se passer de la protection russe. Il craint pour sa vie et ne peut se fier à personne dans son entourage immédiat.

 

L’Attitude Américaine

L’attitude des Américains dans l’affaire est assez obscure. Washington est beaucoup plus intéressé à récupérer Nasser et à le pousser au maximum dans la guerre sainte contre le communisme, qu’à défendre les intérêts pétroliers du Moyen-Orient. Aux Etats-Unis même, il y a des groupes puissants qui ne seraient pas inquiets si la production des puits du Moyen-Orient venait, par suite de troubles, s’abaisser sérieusement. Et Nasser peut devenir un allié puissant contre le communisme, surtout depuis que l’impérialisme pan-arabe qu’il incarnait est en pleine déconfiture. En outre, on pense avec raison aux Etats-Unis que quels que soient les événements, les positions acquises ou perdues en Moyen-Orient ne sont que provisoires, comme les faits de ces dernières années l’ont amplement montré. L’important est de mettre à profit les événements du Tibet et la colère de Nasser pour déconsidérer le communisme dans les pays sous-développés d’Asie et d’Afrique ; le reste est éphémère.

 

Les Soviets et l’Algérie

Après une pause assez longue, les Soviets ont recommencé à s’intéresser à l’affaire algérienne. De concert avec les Chinois, ils ont organisé une semaine de manifestations en faveur de la rébellion. En même temps, ils ont envoyé en Guinée un puissant émetteur Radio qui va servir à Sékou Touré pour organiser sa propagande et à propager une voix des Noirs analogue à la voix des Arabes de Nasser qui aujourd’hui cependant, leur retourne assez cruellement la monnaie.

Les Soviets avaient cru attirer le Général de Gaulle dans la voie du neutralisme. Ils ont été déçus. De plus, ils s’inquiètent de l’ébauche d’une association franco-maghrébine dont on parle à Rabat et à Tunis. Ils cherchent à y faire échec en soutenant l’intransigeance de Fehrat Abbas et de ses collègues.

Là encore, Le Caire est un pion important. Si Nasser cède aux pressions américaines et lâche le pseudo-gouvernement algérien, les Soviets ne pourront pas grand-chose. C’est pourquoi les Russes, malgré les coups que Nasser leur inflige, continuent à le ravitailler en matériel. Tout un réseau d’intrigues orientales compliquées se combine où l’intérêt et les passions interviennent à des degrés difficiles à évaluer. Il faut un peu d’optimisme et beaucoup de patience pour attendre qu’une solution se dégage. Beaucoup de prudence aussi et surtout une force inflexible. Il ne faut pas d’illusion là-dessus. C’est la force qui fera pencher le reste.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-04-04 – Maturation

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-04 – La Vie Internationale.

 

Maturation

 

Peu d’événements nouveaux durant ces fêtes de Pâques, ce qui n’empêche pas l’évolution des esprits. Elle se manifeste au cours des confrontations successives entre Occidentaux, tant en Europe qu’aux Etats-Unis où se sont à nouveau réunis les Ministres des Quatre. Ceux qui en attendaient, à Londres en particulier, un progrès vers des négociations décisives Est-Ouest sont pessimistes. Celles-ci demeurent, comme nous le disions, problématiques.

 

L’Avis des Militaires

La parole a été aux militaires plutôt qu’aux diplomates. Dulles malade et Eisenhower de nouveau condamné au repos, les Etats-Unis doivent s’en remettre aux responsables de la Défense. Ceux-ci sont nets : Norstad ne veut entendre parler ni de désengagement, ni de gel des forces de l’O.T.A.N. en Europe. McElroy et ses généraux sont très confiants dans la supériorité militaire des Etats-Unis et plaident la fermeté. En politique, les Démocrates, et particulièrement le sénateur Humphrey,  candidat probable à la Maison Blanche et qui eut, on s’en souvient, un long entretien avec Krouchtchev, soutient une action sévère à l’égard des Russes, sans exclure bien entendu des propositions dites constructives à leur faire. En bref, le plaidoyer de MacMillan à Washington en faveur d’une tactique flexible n’a pas eu de succès. Il est possible d’ailleurs que celui-ci qui s’y attendait, n’en soit pas autrement affecté. Son rôle de conciliateur devant l’opinion britannique a été bien joué. Pour ne pas briser l’Union occidentale, il pourra dire qu’il a dû suivre l’avis de la majorité de ses partenaires, ce qui lui évitera bien des difficultés.

Cet état d’esprit qui se dégage peut se résumer ainsi : toute concession au Bloc communiste est inutile. Elle ne ferait que l’encourager à en exiger d’autres. Si par impossible les Soviets étaient décédés à risquer la guerre pour l’emporter, mieux vaut accepter le challenge que de s’exposer à un nouveau Munich qui ne serait qu’une trêve. Si, comme il est probable, ils n’ont pas les moyens ni l’envie de recourir à la force, l’occasion est excellente de leur infliger un échec.

 

Les Difficultés en U.R.S.S.

En effet, les signes se multiplient des difficultés de toute nature que rencontre Krouchtchev. Il n’est question que de purges et de remaniements dans les hautes sphères de l’empire. En Biélorussie, l’Administration est balayée et remplacée par des hommes nouveaux. En Mongolie extérieure, où Molotov doit être encore ambassadeur et où la rivalité russo-chinoise est aigue, liquidation des dirigeants. Les personnages sont trop peu connus pour qu’on sache si l’opération est venue du côté chinois ou du côté russe, si Molotov, comme on le dit, agit pour son compte avec l’appui de Chou en Laï, ou si l’affaire est une riposte de Krouchtchev.

Enfin, il y a eu d’autres purges en Ouzbékistan, où des révoltes auraient même éclaté. Tout cela est en relation avec les réformes que Krouchtchev a introduites récemment dans l’administration, l’enseignement et la justice. Les résistances dans cet immense empire sont difficiles à surmonter. Ajoutons qu’il y a eu aussi pas mal d’échecs dans les récents essais nucléaires et quelques savants en disgrâce.

 

Le Sort de l’Empire Russe

Dans notre monde en évolution rapide, l’Empire russe devient un phénomène isolé. Il y a relativement peu de Russes pour le tenir depuis les approches de Berlin jusqu’aux rivages du Japon, plus de la moitié de la population est composée d’étrangers de race et de langue ; la liste en prendrait toute cette page. A mesure que ces peuples sortent d’une extrême misère, ils prennent comme les autres conscience de leur dépendance à l’égard des Moscovites. Et cela n’est pas seulement vrai des Musulmans, des Mongols, des Yakuts, ou encore des Allemands, des Polonais, Hongrois ou Baltes, mais même des Ukrainiens et des Géorgiens, depuis plus longtemps soumis. Il n’est pas étonnant que la décentralisation administrative et industrielle décrétée par Krouchtchev détermine des courants nationalistes. Nous l’avions indiqué ici avant que ces réformes soient effectives.

 

Les Menaces d’Infiltration

Devant ces menaces, la tactique de Krouchtchev pour Berlin s’explique. Il lui faut aller de l’avant, tenir l’initiative, effrayer et menacer l’adversaire, l’obliger à des concessions pour faire devant ses propres sujets, la preuve de sa puissance : la Conférence au Sommet n’a d’autre but : parler à Eisenhower en égal. On ne voit pas l’intérêt qu’il peut y avoir à lui donner satisfaction. Pour l’éviter, tout en se couvrant, Washington a fait parler ses militaires.

D’autant que la menace d’infiltration communiste ne s’affaiblit nullement. Il y a le Tibet qui commence à émouvoir l’Asie, à émouvoir l’Asie libre malgré les faiblesses de M. Nehru. Il y a surtout l’Afrique noire. Des navires chargés d’armes tchèques et polonaises sont arrivés à Conakry, en Guinée ex-française ; la Fédération du Mali Sénégal-Soudan est maintenant dirigée par d’authentiques marxistes qui veulent l’indépendance et, sans doute, derrière leurs paroles, entendent s’orienter vers le neutralisme positif à plus ou moins long terme. Il y a le Nyassaland, les Rhodésies, le Kenya, le Congo Belge en fermentation. Il y a le F.L.N. qui va demander des armes à Pékin … Un recul dans l’affaire de Berlin, si faible qu’il soit, pourrait précipiter les choses qui n’ont pas besoin de cela pour aller grand train.

 

La Fin de la Guerre d’Algérie ?

A signaler, sous toutes réserves bien entendu, que l’on commence à croire à l’étranger que la fin de la guerre d’Algérie n’est plus éloignée. On se fonde non seulement sur certaines rumeurs incontrôlables, mais sur le précédent récent de l’affaire de Chypre. On croit possible une solution analogue. Nous avions indiqué ici, six mois environ avant le coup de théâtre apparent de l’accord chypriote anglo-turco-grec, que la question paraissait mûre ; la lassitude, certains besoins de crédit pressants, quelques passages de discours ambigus, montraient un petit coin de ciel bleu à l’horizon. Il n’est pas impossible, ni même improbable, que nous en soyons à ce stade en Afrique du Nord. Il y aurait beaucoup de mécontents et la solution ne serait certes pas idéale, mais les courants sont toujours irréversibles. Il y a ainsi pour les problèmes internationaux, tout comme pour les situations individuelles, une maturation invisible, un progrès dans l’inconscient qui échappe à l’analyse. Les données ont changé ; le monde a bougé à l’insu des hommes, malgré eux peut-être.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-03-28 – Le Jeu d’Albion

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-28 – La Vie Internationale.

 

Le Jeu d’Albion

 

Tout arrive ; nous allons citer un curieux passage d’un des violents discours de Nasser, d’après un texte américain car la presse française, ce qui n’est pas moins curieux, s’est gardé de le reproduire.

« Quand nous aidions la grande révolution du 14 juillet, dit-il, un groupe d’agents s’est levé en Irak, qui se sont alliés avec les Anglais. Ils continuent à coopérer avec eux tout comme Noury Saïd. Depuis de longs mois, la presse irakienne n’a jamais attaqué l’Angleterre. Ces mêmes agents maintiennent leur accord et en même temps se sont alliés au communisme : Communistes et Anglais ont conclu une trêve en Irak pour combattre le nationalisme arabe et se débarrasser de son esprit …. »

C’est dire, en termes brutaux, ce que nous avions cru deviner précédemment, ici, d’après des indices variés. Lorsque M. MacMillan entreprit, sur sa propre initiative rappelons-le, le voyage à Moscou, nous avions suggéré qu’il pourrait bien être davantage question du Moyen-Orient, que de l’affaire de Berlin ; depuis, il y a eu l’autre voyage, celui de l’actuel second ou troisième personnage du Kremlin, Suslov à Londres et son long entretien avec Selwin Lloyd …

 

M. MacMillan

MacMillan est certainement un homme d’Etat de classe. Il est populaire en Grande-Bretagne. Les Anglais se reconnaissent en lui. Gentleman d’éducation parfaite, il sait encaisser les affronts que Krouchtchev ne lui a pas ménagés, avec patience et dignité. Il est tenace, ne se laisse rebuter par rien, garde toujours la mesure et laisse à ses interlocuteurs alliés ou adversaires, l’impression d’une parfaite bonne foi. Mais sous des dehors conciliants, il défend les intérêts de l’Angleterre sans se soucier, si peu que ce soit, de l’opinion ou des intérêts des autres. Avec lui, Albion continue.

 

Une Certaine Défiance

C’est l’impression que l’on retient de tous ses voyages, très habilement organisés, qui l’ont amené par étapes calculées aux Etats-Unis. Là, cependant, malgré la cordialité des entretiens, on sent bien qu’il a rencontré une certaine défiance. M. Foster Dulles, tout malade qu’il est, connaît son homme. Cette même défiance, MacMillan l’a trouvée à Bonn où le chancelier Adenauer non plus, n’est pas un novice dans la diplomatie.

 

Les Problèmes Vitaux de l’Angleterre

Pour les Anglais, en effet, il y a deux problèmes vitaux ; leur approvisionnement en pétrole-sterling du Moyen-Orient, et leur commerce extérieur ; le premier est menacé par l’impérialisme arabe et pourrait le devenir par les Soviets à plus long terme. Le second l’est par la concurrence allemande et par un éventuel Marché Commun de l’Europe continentale. Leur intérêt présentement est, comme Nasser le dit, de s’entendre avec les Russes pour barrer la route du pétrole au nationalisme arabe. Ils n’ont par ailleurs aucun intérêt, bien au contraire, à une réunification de l’Allemagne, qui ferait de celle-ci une puissance industrielle plus forte encore, surtout depuis que la zone russe d’occupation a reconstitué en partie son potentiel. Enfin, l’intérêt des Britanniques est d’accroître leur commerce avec la Russie et ses Satellites pour économiser les dollars. Enfin, les Soviets peuvent aider Londres à préserver Hong-Kong de la menace chinoise.

Il semble que Krouchtchev, après ses maladresses habituelles, s’est ravisé, sans doute sur les conseils de Mikoyan, et a compris l’intérêt pour les Soviets de s’appuyer sur l’Angleterre pour diviser les Occidentaux. D’où le changement de ton et l’envoi de la mission Suslov à Londres. Cette mission avait pour but de resserrer les relations avec les Travaillistes anglais, relations qui, on s’en souvient, avaient été refroidies par les incidents de 1956, lors de la visite Krouchtchev-Boulganine en Angleterre. Les Travaillistes peuvent revenir au pouvoir après les prochaines élections – bien que ce soit actuellement problématique – mais dans ce cas, l’appui de M. Aneurine Bevan serait de première importance pour Moscou.

 

Les Éventuelles Négociations Est-Ouest

Tout cela, bien entendu, n’échappe pas à Washington, et n’est pas de nature à favoriser un front commun occidental dans les prochaines négociations entre l’Est et l’Ouest. Au contraire, si ces négociations devaient être sérieuses et aboutir à une conférence au Sommet, les Soviets auraient une position particulièrement forte. En réalité, cette confrontation reste, malgré les affirmations d’usage, assez incertaine. Il y aura, le 11 mai, la rencontre des Ministres des Affaires Étrangères qui n’engage à rien. Ensuite, il est douteux que les Américains aillent plus loin, s’ils ne sentent pas le terrain solide pour un accord dont on ne voit pas sur quoi il pourrait porter.

 

Les Difficultés de Moscou

Tout dépend des intentions de Moscou qui demeurent, bien entendu, impénétrables. On ne saurait exclure cependant le besoin d’un succès de prestige. Krouchtchev y est très sensible. Il a son complexe d’infériorité et la rencontre avec Eisenhower le tente. D’autre part, les affaires des Soviets ne vont pas trop bien. L’offensive anti-communiste de Nasser, la proclamation par l’autorité spirituelle du Caire, de la Guerre Sainte de tous les croyants de l’Islam contre l’athéisme moscovite est un coup sérieux. Il y a eu le défi de l’Iran, la tournée de Tito en Asie, l’expansionnisme chinois qui se déchaine, le gigantesque effort des Etats-Unis dans le domaine nucléaire, l’échec, qui se confirme, de quelques essais dans ce domaine en U.R.S.S.

 

La Révolte Tibétaine

Et surtout le Tibet qui devient, pour le communisme, une seconde Hongrie et dont le sort secoue tous les Bouddhistes de l’Asie. La révolte des Tibétains n’est pas chose nouvelle, nous en avons parlé déjà. Depuis des années, les partisans tibétains luttent sans espoir contre la domination et la colonisation chinoise. Mais le pays est si loin, hors de la zone d’intérêt de l’Occident, que l’on ne s’en souciait guère. Seule l’Inde s’inquiétait. Mais Nehru ne peut rien. Il a peur des Chinois et se défie de l’appui occidental. Par contre, il continue à entretenir de bonnes relations avec Moscou, dont il apprécie l’aide « désintéressée », l’équivalent de 30 millions de dollars, cela ne se refuse pas, et puis, un jour peut-être, on aura besoin de Moscou contre Pékin.

Mais ce qui importe davantage, c’est la personne du Dalaï Lama, peut-être aujourd’hui déporté par les Chinois et qui demeure le symbole de la foi des Bouddhistes qui sont nombreux par le monde, en Indonésie et dans toute l’Asie du Sud-Est. Les événements du Tibet peuvent avoir de profondes répercussions sur l’attitude des pays non engagés et conjointement avec l’attitude de Nasser, renforcer les courants anticommunistes chez tous les peuples de couleur en Asie et en Afrique. A Formose, en particulier, on ne manque pas de donner à l’affaire une publicité considérable. Le monde est petit et les nouvelles se répandent.

 

Le Commerce Extérieur depuis le 27 Décembre

On attendait partout avec intérêt les statistiques du commerce extérieur depuis la tourmente monétaire du 27 décembre et l’ouverture théorique du Marché Commun. Car, avec le mois de Mars, on peut considérer que le flottement initial commence à se dissiper.

En ce qui concerne la France, voici les résultats « rectifiés » des statistiques officielles. Nos exportations en dollars à 493 pour la première quinzaine de Mars sont exactement les mêmes que celles de la moyenne de 1958 (112 milliards par mois en dollars à 4,20). Nos importations, par contre, en diminution exactement de la différence des cours de dévaluation, donc de 17% environ. On peut en conclure que la baisse de nos prix pour l’étranger, n’a eu aucun effet jusqu’ici sur notre exportation que, par contre, la cherté des prix étrangers par suite de la dévaluation a contracté nos achats, mais faiblement, surtout si l’on tient compte du gonflement des achats antérieurs à l’opération de Décembre.

Ces résultats montrent que le ralentissement économique hors de chez nous a annulé les avantages que nous pouvions attendre de nos nouveaux prix, mais que le ralentissement de la production chez nous est peu sensible. L’un dans l’autre, rien de changé fondamentalement pour le moment du moins. C’est ce que l’on pouvait raisonnablement prévoir.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-03-21 – Problèmes Insolubles

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-21 – La Vie Internationale.

 

Problèmes Insolubles

 

La diplomatie a du bon. Elle permet de noyer les problèmes insolubles chaque fois qu’ils font surface. C’est le cas de la question de Berlin comme de celle de la zone de libre-échange. Il s’agit de passer en négociations la saison critique et là-dessus les adversaires sont maintenant d’accord. Pour Berlin, de note en note, de la conférence des Ministres des Affaires étrangères, à la réunion au sommet on est assuré de gagner l’automne. Si à cette date on en est à peu près au même point, on pourra toujours recommencer. La difficulté est de remplir la discussion de projets originaux soigneusement élaborés, d’abord pour donner l’impression que l’on progresse et soutenir l’intérêt du public et de les formuler de façon à ce qu’ils soient à la fois inacceptables pour l’adversaire et suffisamment ouverts pour justifier des contre-projets.

C’est à cela que s’emploient les Occidentaux et leur imagination est à l’épreuve, le dosage est délicat, et l’accord entre partenaires difficile. Un pas cependant est déjà franchi. On ne se contentera pas du côté Occidental de la formule « J’y suis, j’y reste » on présentera un programme doté de toute la flexibilité désirable pour alimenter les pourparlers. C’est à  MacMillan que l’on doit ce dégel. A Paris comme à Bonn, il a mis la machine diplomatique en mouvement. A Washington, le Président Eisenhower a tenu à prendre les devants, ce qui n’a guère plu au Premier anglais. Les Etats-Unis entendent que l’on soit persuadé que d’eux seuls dépend l’équilibre des forces et partant, la décision. Les autres demeurent des explorateurs.

 

La Question du Moyen-Orient

Les commentateurs ont donné tant de relief à ces pourparlers préliminaires que l’autre problème du jour, la querelle du Moyen-Orient, est passé au second plan. Il s’agit cependant d’un événement majeur.

Après avoir longtemps hésité à intervenir dans le conflit Nasser-Kassem, Krouchtchev a donné au Bichachi un avertissement pas trop sévère sans doute, mais net : il a pris parti pour Kassem contre Nasser en accusant celui-là d’employer le langage des « impérialistes » contre un pays « démocratique », l’Irak.

 

Nasser contre le Communisme

Déçu dans ses ambitions, le colonel Nasser s’en prend au communisme. Cette attitude à une portée considérable et l’on n’a pas mesuré à quel point le coup est dur pour l’U.R.S.S. Le prestige de Nasser dans le Monde arabe est en déclin ; nous avons suivi cette chute depuis des mois. Mais ce prestige était énorme et il demeure un facteur d’importance, surtout dans les régions islamiques éloignées du Caire et en Arabie du Sud. La voix des Arabes et les partisans de Nasser étendaient leur influence depuis l’Afrique centrale au Sud, jusqu’aux provinces russes musulmanes au Nord, bien que les émissions du Caire soient brouillées dans l’Islam rouge. Mais Nasser a des émissaires partout.

En rompant l’alliance avec le communisme, en le condamnant expressément il lui enlève beaucoup de son influence dans les régions d’Afrique où il s’est infiltré et où il était l’allié efficace des nationalismes extrémistes. On a vu déjà aux réunions panarabes et même panafricaines, au Caire et à Accra, une hostilité très nette à l’ingérence soviétique ; par contre, le communisme chinois avait toutes les faveurs, et l’influence de Pékin refoulait celle de Moscou. L’une et l’autre vont être atteintes. Les deux impérialismes, celui des « colonialistes » et celui des communistes sont renvoyés dos à dos comme également dangereux et hostiles à la cause de l’unité arabe et africaine.

 

Les Hésitations de Moscou

Moscou ne se fait pas d’illusion sur la portée d’un tel échec. Les événements ont échappé au contrôle russe. Les Soviets se sont trouvés en présence d’un dilemme. Ou bien aider Kassem à demeurer indépendant du Caire, ou laisser Nasser s’emparer de Bagdad, ce qui était bien près d’être chose faite il y a trois mois. C’est Nasser lui-même qui a contraint les Russes à un choix qui les gêne. On a beaucoup exagéré, et sans doute à dessein, les dangers de l’infiltration russe en Irak. En réalité, les Occidentaux, et particulièrement les Anglais, préfèrent le conflit actuel entre communisme et nassérisme en Irak, à la conquête du pays par Nasser qui eut été pour eux un désastre. Il n’est pas exagéré de dire que les intérêts soviétiques et occidentaux se trouvent ici s’accorder par hasard sans doute, mais en fait.

Les Russes, même s’ils le pouvaient, n’auraient pas avantage à avoir à Bagdad un gouvernement satellite. L’Irak vit de son pétrole et ils ne peuvent ni le lui acheter ni le vendre. Si les gisements irakiens tombaient entre leurs mains, il y a actuellement assez d’autres sources et il y en aura encore plus dans un proche avenir pour que le Monde libre s’en passe sans inconvénient ; les Anglais y perdraient et nous aussi un peu, mais dans l’état présent du marché saturé et menacé de surproduction la seule victime de l’affaire serait l’Irak lui-même.

L’intérêt des Russes est de contrôler Kassem, de le manœuvrer quelque peu, mais non de l’annexer à sa politique. Il est plus que probable même que si les ambitions de Kassem le poussaient vers la Syrie, les Soviets feraient leur possible pour l’en empêcher car ils essayeront de récupérer Nasser. Celui-ci le sait bien et il leur tient la partie dure, il connaît la valeur de son appui et il entend le faire payer.

Tout cela n’est qu’un nouvel épisode d’une très vieille histoire : l’antagonisme des grandes Puissances en Moyen-Orient et le jeu des roitelets, pour en tirer parti. En définitive, avec des alternances de progrès et de recul, le match reste nul. Dans l’ensemble, les Occidentaux ont toujours le meilleur. Les Tsars n’ont jamais percé le front arabe et le communisme n’y est pas et ne sera probablement jamais dominant. Krouchtchev, après Staline, s’aperçoit que la politique soviétique doit demeurer prudente pour éviter des échecs trop visibles.

 

La Fin de la Récession aux U.S.A.

Revenons à la page économique, aux Etats-Unis. La récession de 1957-58 est officiellement terminée. Les indices le prouvent, dans l’ensemble tout au moins. Le revenu national a retrouvé à peu près son plus haut niveau et la production aussi, mais il y a  toujours près de cinq millions de chômeurs. L’industrie, par ses concentrations, la rationalisation de la distribution, l’automation en progrès et la productivité accrue produit autant avec moins d’hommes. Jusqu’ici le mot d’ordre des managers américains était de créer de l’emploi, mais devant la concurrence étrangère, à moins d’élever le protectionnisme, ce qui serait trop grave, force est de réduire une main-d’œuvre très coûteuse, au minimum. De plus, les industries en expansion, comme la pétrochimie, qui peu à peu refoulent les anciennes techniques, emploient peu de monde ; où le pétrole et ses dérivés demandent un ouvrier, le charbon en exigeait dix. Le problème n’est pas particulier aux Etats-Unis, mais il est chez eux plus sérieux qu’ailleurs.

 

La Hausse à la Bourse de New-York

Autre paradoxe, financier celui-là. Pendant la récession, les cours des actions à la bourse de New-York n’ont cessé de monter, l’indice moyen bat chaque semaine un record et se trouve à 30 pour cent supérieur au niveau atteint au plus haut point du boom précédant la crise. Aucun frein, ni la hausse de l’escompte, ni les restrictions de crédit à la spéculation n’ont brisé le mouvement, et cela malgré une surcapitalisation manifeste. Comment l’expliquer ? Méfiance à l’égard du Dollar dont le pouvoir d’achat s’amenuise régulièrement ? Optimisme inébranlable des opérateurs dans la progression indéfinie du potentiel américain ? L’explication nous paraît plus simple : le développement de l’épargne collective sous forme d’investment-trusts et autres et l’extension du capitalisme populaire, l’exemple aussi d’une hausse constante, ont porté la demande de titres au point où il n’y a pas assez de papier pour satisfaire les appétits. Là encore, le remède n’est pas sous la main : les sociétés ne peuvent pas créer plus d’actions que leur actif ne représente. Le contrôle de l’économie n’est pas chose facile si l’on veut préserver la liberté. Chaque année apporte aux économistes de nouvelles surprises et des casse-têtes. Heureusement, ils ne se découragent pas facilement.

 

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