Criton – 1959-05-16 – Le Congrès s’amuse

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-16 – La Vie Internationale.

 

Le Congrès s’Amuse

 

Voici donc les Occidentaux engagés dans l’engrenage de la Conférence de Genève. Celle-ci à peine ouverte, les escarmouches de procédure ont commencé. Photographes et reporters ont exploité à loisir les émotions. Les diplomates ont joué leur rôle sans conviction. Quel intérêt y prend l’opinion ?

Il y a ceux – et c’est la majorité – qui n’en attendent rien et beaucoup pensent qu’il s’agit d’une diversion mise en scène par les Soviets pour détourner l’attention de leurs desseins en Orient : Perse, Irak, Afghanistan. Il y a ceux qui la prennent au sérieux et qui craignent le pire. Ceux aussi qui n’y voient qu’une sorte de rite destiné à alimenter la propagande et s’attendent à une série de colloques, des ministres au sommet, qui permettront de gagner du temps sans changer grand-chose. Ce sont sans doute les plus sages.

La question préalable est dépassée : les Occidentaux ont-ils eu raison de se laisser entraîner à cette confrontation sans être assurés de son utilité ? Il y a eu assez de visiteurs à Moscou depuis six mois pour que les Chancelleries occidentales aient pu se faire une opinion sur les intentions de Krouchtchev. Lui-même a assez parlé, plus qu’à l’ordinaire. La question reste cependant entière. On sait ce qu’il veut, mais pas ce qu’il fera si on le lui refuse.

 

La Division des Alliés

Lui Krouchtchev a appris beaucoup. Ses adversaires sont divisés. Il y a les Français et les Allemands de Bonn qui n’attendent rien des pourparlers et qui au sujet de Berlin, répondent : « J’y suis, j’y reste ». Il y a aux Etats-Unis deux autorités : celle du Pentagone qui ne croit qu’au dispositif militaire pour arrêter les Russes et active les préparatifs à toute éventualité, celle des responsables Eisenhower-Herter qui, sans croire à la négociation, estiment n’avoir rien à y perdre. Il y a aussi les Anglais et c’est là le point faible. Comme en 1914 et en 1939.

 

Anglais et Soviétiques en Irak

Nous avons dit en son temps que MacMillan n’était pas allé à Moscou pour s’occuper de Berlin, mais du Moyen-Orient. Il y a eu depuis les révélations de Nasser sur la collusion anglo-soviétique en Irak que nous avons reproduites. Un récent article de la « Libre Belgique » vient confirmer ces vues « Londres joue la carte Kassem ». On a appris ces jours-ci officiellement que Londres envoyait des armes au dictateur de Bagdad.

D’après le journal belge, les Américains s’en inquiètent. Anglais et Russes seraient d’accord sur les points suivants : les Soviets ne renverseraient pas Kassem et ne laisseraient pas les communistes s’emparer du pouvoir. Ils n’y ont pas intérêt. L’infiltration leur suffit pour le moment. Les communistes au pouvoir nationaliseraient le pétrole. L’Irak serait ruiné et tôt ou tard, ils seraient à leur tour chassés par un complot nassérien, à moins d’intervention soviétique à travers la Perse, ce qui pourrait amener la guerre. Ce que Russes et Anglais veulent éviter, c’est précisément la domination nassérienne sur les pétroles du Moyen-Orient. Les Anglais, en contre-partie, ont obtenu de Kassem qu’il ne nationalise pas les pétroles de l’Irak Company. Le Président Lord Monckton est allé sur place s’assurer de ses bonnes intentions. Un modus vivendi Anglo-soviéto-Irakien a été établi et les affaires continuent régulièrement.

 

Coïncidence d’Intérêts

Ce n’est pas le seul point où les intérêts anglais et russes coïncident. Ni les uns ni les autres ne veulent une réunification de l’Allemagne ; les uns par crainte de sa puissance militaire, les autres de son expansion économique. Ils s’accommoderaient de Berlin, ville libre pourvu qu’elle reste un no man’s land. Troisièmement, ils ont sur la question algérienne des vues analogues. Ils ne veulent pas la fin de la guerre qui permettrait à la France d’exploiter à loisir les pétroles sahariens, ce qui laisserait l’Angleterre seule pour défendre ses intérêts en Orient et priverait les Soviets d’une chance d’exercer le dumping du pétrole quand ils pourront en exporter des quantités massives.

D’autre part, ni les Russes ni les Anglais ne tiennent au départ des Français, les premiers parce qu’étant trop loin pour agir, craignent que les Américains ne s’installent à leur place ; les autres parce que l’Alliance Atlantique ne résisterait pas à un tel bouleversement.

En Asie, Russes et Anglais entendent préserver l’Inde de la menace chinoise. Enfin et surtout, l’U.R.S.S. représente pour le commerce anglais le marché d’exportation de rechange à mesure que les autres se rétrécissent. Sir David Eccles est en ce moment à Moscou avec une délégation d’industriels pour établir un nouveau traité de commerce.

 

Le Shah de Perse à Londres

C’est aussi ce qui explique le voyage du Shah d’Iran à Londres. Le point le plus dangereux de la situation actuelle n’est pas Berlin mais Téhéran. Les Soviets mènent une propagande active contre le Souverain. Ils le menacent du sort du roi Fayçal et d’un coup d’Etat qui mettrait à sa place le Parti pro-communiste Tudeh. Ils font l’éloge de Mossadegh renversé et emprisonné après la nationalisation manquée de l’Iranian Company. Une fois la Perse sous l’influence soviétique, l’accès au Golfe Persique serait enfin assuré et Moscou pourrait à son gré mener la politique des pétroles.

Les Soviets ont été très irrités de la conclusion du Pacte irano-américain et de la verte réponse du Shah à leurs menaces. Les relations entre les deux pays sont pratiquement rompues. D’autre part, des bruits courent d’une sorte d’occupation par les Soviets de la région d’Hérat dans le Nord-Ouest de l’Afghanistan non loin de la frontière persane. Cette infiltration est déjà ancienne et fait partie d’un plan d’enveloppement de l’Iran.

 

Compétition autour des Investissements Américains

Sur le plan économique, une autre forme de compétition oppose l’Angleterre aux continentaux et particulièrement à la France. Il s’agit d’attirer les investissements américains. Un problème est à l’ordre du jour aux Etats-Unis : c’est celui du prix de revient trop élevé des produits fabriqués là-bas, des difficultés croissantes à les exporter et en même temps à empêcher que le marché intérieur ne soit submergé par les importations étrangères. Une formule a cours : les Etats-Unis sont « out-priced ».

Nous avons parlé ici de la question à propos des soumissions suisses et anglaises de turbines électriques (plus de 30% moins cher que les offres américaines). Malgré le « Buy American Act » qui protège l’industrie nationale à concurrence de 25%, le gouvernement américain est obligé d’invoquer des motifs de défense nationale pour empêcher les constructeurs étrangers d’emporter les commandes chez eux. Les industriels américains ne voient qu’une solution : s’installer dans les pays où la main-d’œuvre est moins chère (un spécialiste aux Etats-Unis dans la sidérurgie gagne 3,03 dollars l’heure, c’est-à-dire 1.500 frs). Apportant leurs capitaux, leurs techniques et leur savoir-faire, ils peuvent d’Europe atteindre les marchés qui leur sont fermés de chez eux. Jusqu’ici, ils avaient préféré l’Angleterre où leurs méthodes s’acclimataient facilement et où les ouvriers parlaient la même langue. Mais depuis que sont ouvertes les perspectives du Marché Commun (et aussi parce qu’ils craignent le retour au pouvoir des Travaillistes en Grande Bretagne), ils désertent le Royaume-Uni pour le Continent.

La France qui a grand besoin de relever ses exportations cherche à les attirer. Jusqu’ici la Hollande et l’Allemagne et à un moindre degré la Belgique, avaient leur faveur. Depuis l’installation du nouveau régime, ils s’intéressent davantage à la France. Le Comité Franc-Dollar a publié à leur intention une plaquette préfacée par M. Pinay lui-même où toutes les facilités permettant l’installation de filiales américaines en France y sont présentées. Le Comité comprend la plupart des grandes firmes de notre pays associées plus ou moins à leurs similaires aux Etats-Unis. Le mouvement est appelé à prendre de l’ampleur. Pour les Etats-Unis, il s’agit de faire pression indirectement sur les revendications de leur main-d’œuvre – une grève de l’acier est redoutée pour Juillet – et de s’assurer une position concurrentielle dans le Monde libre ; Pour la France il s’agit d’améliorer sa balance commerciale et sa balance des comptes grâce à l’importation de capitaux et d’activer la reprise économique. En outre, le déplacement d’activité des Etats-Unis vers l’Europe peut à longue échéance relever le niveau de vie des Européens et atténuer la disparité avec les Américains menacés d’isolement par une prospérité excessive par rapport au reste du monde.

 

                                                                                            CRITON