Criton – 1959-05-23 – Conflits d’Intérêts

ORIGINAL-Criton-1959-05-23  pdf

Le Courrier d’Aix – 1959-05-23 – La Vie Internationale.

 

Conflits d’Intérêts

 

La Conférence de Genève

La Conférence de Genève est ouverte depuis plus d’une semaine ; l’intérêt faiblit déjà. La confrontation sera longue et l’issue demeure problématique. Avec les Soviets autour d’une table, les surprises sont exclues. La série est déjà longue qui le prouve. La méthode russe ne change guère et c’est cela, répétons-le, qui la rend peu efficace. Les Soviets avaient assez beau jeu ; les Anglais étaient disposés au compromis à condition qu’ils puissent se saisir de quelques concessions réelles de l’autre côté. Mais les Russes ne cèdent jamais rien si bien qu’ils perdent toute chance de diviser leurs adversaires dont l’unité se refait, bon gré mal gré, devant leur intransigeance. On en est là aujourd’hui.

Les Anglais avaient cependant été assez loin. Ils avaient même envoyé dans la République de Pankow des émissaires commerciaux pour faire plus d’affaires avec le D.D.R. A Moscou, le Ministre du commerce, Sir David Eccles, avait bon espoir d’un traité avantageux pour les exportations britanniques. Mais les Soviets exigent des crédits alors qu’ils ont assez d’or pour payer. Les Britanniques ne peuvent y consentir sans irriter les pays de la zone Sterling et du Commonwealth, qui en ont eux aussi grand besoin et auxquels ils les refusent faute de moyens suffisants. La mission Eccles risque de rentrer les mains plus ou moins vides. D’autre part en Irak, qui intéresse les Anglais au premier chef, les Russes ne renoncent à rien. Ils entendent tenir Kassem en équilibre avec Nasser, avec lequel il semble à présent qu’ils ont renoué. Une mission économique du Caire est à Moscou pour relancer l’affaire du barrage d’Assouan et la propagande égyptienne contre le communisme et même contre Kassem a faibli. Nasser joue une fois de plus la tactique de bascule. Tout cela ne facilite pas la négociation de Genève ; car tout se tient en diplomatie.

 

Les Malheurs de la C.E.C.A.

Plutôt que ces allées et venues épisodiques dont l’intérêt est assez mince, parce que trop prévues, c’est le sort de la C.E.C.A. qui se joue en ce moment qui appelle les commentaires. L’avenir de cette institution est assez précaire. Il y a longtemps que nous l’avons signalé. Le départ de notre ex-grand argentier, René Mayer, était un premier signe des difficultés qui allaient surgir. L’ex-député de Constantine se tire toujours à temps des situations compromises.

Aujourd’hui, la Haute Autorité, sous la faible direction du belge M. Finet, n’a pu éviter le conflit avec les Gouvernements qui composent la Communauté. Celle-ci voulait imposer une déclaration de crise manifeste du charbon qui n’est que trop évidente, et les mesures autoritaires qui découlent de cet état de fait et de droit. Son caractère de supranationalité lui en donnait les moyens. Mais trois des ministres sur six, Français, Allemand et Italien ont refusé de souscrire. Les intérêts particuliers de ces pays étant en jeu, aucun n’a voulu les sacrifier au principe d’une autorité supérieure. Et c’est là le drame. Il ne peut y avoir d’Europe si l’harmonie entre intérêts, fatalement divergents à un moment ou l’autre, n’est pas imposée par un arbitrage supérieur et sans recours. Pour la C.E.C.A., comme pour la Communauté Européenne, les choses vont assez bien tant que les affaires sont prospères. Tout se gâte quand elles fléchissent. C’est le cas du charbon.

 

La Crise du Charbon

En Belgique les stocks s’accumulent, on ferme des puits ; le chômage s’installe et le climat social s’est gâté. La France accuse, non sans raison, les Belges d’imprévoyance et comme notre production est absorbée jusqu’ici par la consommation intérieure, elle se refuse à réduire cette production et à licencier des mineurs. Les Allemands, eux, ont des stocks qui s’accumulent, mais ils ont paré aux difficultés parce qu’ils peuvent imposer à leur main-d’œuvre charbonnière des réductions de travail sans mobiliser les gendarmes. De plus, ils ont décrété, malgré la Haute Autorité, un droit de douane prohibitif sur les charbons américains qu’ils importaient massivement au temps où ils en manquaient. Quant à l’Italie, elle préfère importer les charbons américains qui, au prix du fret, lui reviennent moins cher que les charbons belges et même allemands. Personne, pas même les Pays-Bas qui n’ont pas de stocks, ne veut subventionner la Belgique pour lui permettre de vendre son charbon, ni réduire sa propre production en sa faveur.

Si aucun compromis n’intervient, les Belges se retireront de la C.E.C.A. et l’institution aura vécu. Comme l’effet serait déplorable et que les institutions ont la vie dure, même si elles ne servent plus de rien, on trouvera, à défaut de compromis, un moyen de calmer les mineurs licenciés par des subventions, et la Belgique réduira, seule et à ses frais sa production pour ne pas risquer de compromettre, par-delà la C.E.C.A., le Marché Commun dont le siège provisoire, et elle l’espère définitif, est à Bruxelles.

 

Le Sort de la Supranationalité

Il n’en reste pas moins que l’idée majeure de Supranationalité des institutions internationales aura vécu, ce qui est grave, car entre Etats qui entendent conserver toute leur souveraineté, il ne peut y avoir d’institutions communes, sinon consultatives, c’est-à-dire des assemblées où les intérêts s’affrontent ; ce qui, on le voit à l’O.N.U. et ailleurs, est souvent pis que rien du tout, dès que les choses ne vont pas pour le mieux chez les divers partenaires.

 

Vers un Nouveau Boom

Pour le moment – charbon mis à part et pour cette matière l’avenir n’est pas favorable – la conjoncture est dans l’ensemble meilleure que l’on pouvait l’espérer. La crise aux Etats-Unis est complètement effacée ; la production a pour la première fois depuis deux ans, dépassé ses précédents records. Le chômage demeure cependant au-dessus de la normale et les exportations fléchissent pour les raisons que nous exposions précédemment ici. En Europe aussi, le vent a tourné. En Allemagne M. Erhard est plus optimiste que jamais. Il faut lui rendre justice, il avait raison. En France aussi, le redressement est en bonne voie, et même en Angleterre, les nuages sont moins épais. Il reste évidemment des points faibles, le textile, le cuir, certains biens d’équipement. Cependant, même en Suisse où l’on s’était préparé à une crise, le textile repart si bien que les industriels regrettent la main-d’œuvre étrangère qu’ils avaient renvoyée. Dans ces conditions, inespérées à la fin de 1958, on parle d’accélérer les étapes du Marché Commun. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

 

Prospérité et Dirigisme

Le nouvel élan vers la prospérité, mouvement qui, malgré quelque chocs en retour mineurs, dure depuis bientôt 8 ans (10 même aux U.S.A.), est une preuve étonnante de la vitalité du système de l’économie de marché. C’est un peu de cela qu’est victime la C.E.C.A. A Paris, comme à Bonn, on lui reproche de vouloir se montrer dirigiste et d’entraver la compétition. L’argument est spécieux. Il fait penser à nos viticulteurs qui refusent au nom de la liberté l’intervention de l’Etat quand les cours montent, et la réclament quand ils baissent. Il n’en reste pas moins que la confrontation parfois agressive des intérêts active plutôt qu’elle ne freine l’expansion économique. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, car si le dirigisme étatique est refoulé, un dirigisme privé, sous forme d’ententes, a formidablement grandi au cours de ces années, mais celui-là, au moins, est obligé de se soumettre aux besoins et même aux caprices du consommateur, tandis que l’autre …

 

                                                                                            CRITON