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Le Courier d’Aix – 1959-05-30 – La Vie Internationale.
Considérations Actuelles
La mort de Foster Dulles a constitué, si l’on ose dire, une diversion aux déceptions de la Conférence de Genève. Force est de constater qu’après six mois de pourparlers divers, on en est exactement au même point. Rien ne permet de prévoir qu’à la reprise des négociations un modus vivendi sera trouvé. Le problème reste entier.
Si du côté des relations Est-Ouest la situation n’évolue guère, il n’en est pas de même ailleurs.
Nasser et Kassem
Au Moyen-Orient, la polémique Nasser-Kassem s’est évanouie. Les deux dictateurs après s’être violemment combattus, semblent s’être trouvé des intérêts communs. Il y a bien entendu d’abord la lutte contre Israël soutenu, d’après le Caire, aussi bien par les impérialistes occidentaux que par l’U.R.S.S. La querelle du transit des marchandises israéliennes à travers le Canal de Suez a repris. Un bateau a été séquestré ; Israël envisage des représailles. Mais cela demeure un incident chronique.
Kassem, de son côté, interdit la reconstitution des partis politiques en Irak qui restent illégaux et cela vise surtout le communiste. Tout se passe comme si à Bagdad, on cherchait à entrer dans ce cercle des neutralistes positifs. Justement Nehru, Tito et peut-être Soekarno d’Indonésie, vont se réunir à nouveau. Certains croient savoir que Kassem a été pressenti pour se joindre à eux. De plus, la mission égyptienne qui s’est rendue à Moscou pour discuter du barrage d’Assouan n’a pas conclu d’accord final. L’aide soviétique n’a pas été jugée suffisante et l’on va se retourner vers les Occidentaux pour savoir s’ils peuvent faire mieux. Cependant, les diatribes contre le communisme émises par la radio du Caire s’atténuent afin de ne pas écarter définitivement l’aide soviétique. Tout cela est fort habile, ce qui n’est pas surprenant quand on connaît les acteurs.
Le Rapprochement Indo-Pakistanais
Il y a cependant quelque chose de changé en profondeur entre les pays afro-asiatiques et le communisme russo-chinois. Comme prévu, la répression tibétaine a fait impression. Le résultat le plus curieux, si inattendu qu’on a peine à le croire, c’est le rapprochement des deux Etats de la péninsule, l’Inde et le Pakistan. Ce dernier a depuis l’an passé un chef habile, sinon un dictateur, le général Ayoub Khan. Il a profité des inquiétudes de l’Inde pour tenter un rapprochement et proposer une défense commune devant la menace chinoise. Déjà la querelle des eaux de l’Indus que ni l’O.N.U., ni les émissaires de la Banque internationale n’avaient pu résoudre paraît en voie de règlement. On ne parle pas encore du Cachemire, moins grave dans l’ordre économique mais beaucoup plus irritant pour les passions nationalistes des deux Etats. Si à défaut de solution un modus vivendi s’établissait grâce à quelques bons offices, la collaboration indo-pakistanaise ne trouverait plus d’obstacles, même si l’Inde demeurait neutre tandis que le Pakistan reste partie du Pacte dit de Bagdad.
Les deux États sont en effet également exposés aux ambitions de Pékin. La Chine rouge a, sur ses cartes, déjà annexé les Etats tampons de l’Himalaya, tout au moins le Sikkim et le Boutant, sinon le Népal, mais aussi une bonne partie de l’Assam hindou et du Bengale oriental qui appartient au Pakistan, sans compter le Nord de la Birmanie. De ces côtés, les frontières sont assez floues et les prétextes à conflit ne manquent pas. Nehru a par ailleurs, des ennuis avec les communistes indigènes qu’il a laissé s’installer au Kerala et qui noyautent les nouveaux centres industriels de la région de Calcutta où les Soviets, concurremment avec les Occidentaux, édifient des ensembles miniers et sidérurgiques. Une entente Ayoub-Nehru est fortement appuyée par les Etats-Unis. Elle n’est plus impossible.
Masse Monétaire et Niveau de Vie
Une statistique intéressante à signaler, à interpréter avec prudence comme toute statistique, indicative cependant. Le meilleur spécialiste de problèmes monétaires internationaux, Franz Pick, fait le relevé de la masse de monnaie dont disposent les habitants de la plupart des pays du globe. Cette quantité, sous forme de billets en circulation, indique approximativement le niveau de vie de ceux qui en disposent. Sauf pour ceux, Etats-Unis, Angleterre, Canada qui règlent leurs échanges en grande partie par chèque. Pour les autres, on peut considérer ce chiffre comme un critère. Or, si chaque Suisse dispose en théorie d’environ 150.000 de nos francs, un Français d’un peu plus de la moitié (80.000), le Soviétique moyen n’est qu’à 12.000, la moitié ou presque d’un Portugais (25) et même d’un Espagnol (21).
Quant aux Satellites, leur situation est pire. Ils sont tout-à-fait au bas du tableau : l’Allemagne de Pankow et la Tchécoslovaquie avec environ 6.000 frs, entre le Siam et le Pérou. Quant à la Hongrie, Bulgarie, Roumanie, plus bas encore avec seulement 2.500 frs. La Pologne même avec 2.000 seulement partage cette misère avec Haïti, la Birmanie, l’Ethiopie, l’Afghanistan et l’Indonésie qui ferment la marche des 79 inscrits.
Nous donnons ces chiffres sans garantie, tellement ils nous semblent faibles. Cependant, en ce qui concerne tout au moins l’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie, ces chiffres correspondent d’assez près au volume monétaire officiel. Comme d’autre part il est clair que les habitants de ces heureux satellites n’ont pas de compte en banque, c’est bien avec leurs quelques 6.000 frs qu’ils doivent ordonner leurs affaires, celles dont du moins l’État ne se charge pas. Pris au pied de la lettre, les moyens d’un Tchèque ne seraient qu’un treizième de ceux d’un Français. Cela n’est pas aussi incroyable que cela semble, si l’on songe que dans les pays communistes, les particuliers ne font pratiquement pas d’économies et que la population paysanne vit à peu près exclusivement de ses produits. L’abîme entre les deux mondes, si proches pourtant dans l’espace, a quelque chose d’effrayant quand on le sonde par ces chiffres.
Le Marxisme et le Capital
Pour ceux de nos lecteurs que les problèmes économiques intéressent, cette statistique nous conduit à deux remarques plus générales. A l’arrière-plan de la théorie marxiste, se trouve l’idée que l’appareil de production tel que l’a constitué le capitalisme suffirait à satisfaire les besoins solvables des masses dès qu’elles pourraient s’en saisir, et en répartir les produits ; elle néglige la nécessité mise en évidence par l’économie contemporaine d’une expansion continue de cet appareil productif qui pour cela a constamment besoin de capitaux frais. Si bien que dans les pays communistes, ce capital est toujours prélevé sur le travail des masses dont le niveau de vie, par conséquent, ne peut s’élever en même temps que le progrès industriel le comporte.
Pour masquer cette situation, on parle des lendemains qui chantent ou comme Krouchtchev, du bien-être futur égal à celui des Américains en 1965 ou 1970. Depuis 42 ans le mirage recule, d’autant plus que les armements dévorent le meilleur des fruits du travail. Autrement dit, là où l’épargne individuelle est inexistante, les hommes ne peuvent que faiblement profiter du développement de la technique. Ce n’est pas là une révélation, mais une vérité première que Tchèques et Polonais découvrent chaque jour sans le savoir.
CRITON