Criton – 1959-06-06 – Comparaisons

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Le Courrier d’Aix – 1959-06-06 – La Vie Internationale.

 

Comparaisons

 

La Conférence de Genève se poursuit dans l’indifférence générale sans incidence sur le mouvement des affaires en expansion dans l’ensemble des pays industriels, comme en témoignent les statistiques de production et les grands marchés financiers. Le temps n’est plus où les menaces de Staline et de Molotov provoquaient un réflexe de crainte et un ralentissement économique. Les perspectives d’avenir ne dépendent plus de l’humeur du Kremlin.

 

Krouchtchev en Albanie

Il s’en faut cependant que celle-ci soit bonne. Krouchtchev vient de faire un longue visite en Albanie en compagnie de Malinovski son chef d’Etat-Major, rejoint par son collègue chinois Peng Teh Huai qui paraît avoir remplacé Chu-Teh, le favori de Mao. On sait ce que représentent sur l’Adriatique les bases de sous-marins russes de Sassano et de Vallonna. Krouchtchev en a profité pour menacer la Grèce et l’Italie d’y adjoindre, si elles n’y sont déjà, des bases de lancement de fusées. Les Italiens ont réagi avec humeur, et les Grecs sans émotion. Le Kremlin espère sans doute manœuvrer l’opinion pour qu’elle oblige ces pays à abandonner l’O.T.A.N. Le résultat des élections municipales en Italie montre qu’ils n’ont été nullement influencés par les décisions gouvernementales d’installer des rampes américaines sur le territoire italien. Le Parti Communiste a légèrement reculé. Les vicissitudes de la politique étrangère ne pèsent plus sur le vote des électeurs.

 

La Politique Chinoise

Ce qui ne veut pas dire que leur évolution soit indifférente. A noter sens, l’avenir dépend beaucoup plus des relations entre la Russie et la Chine que des rapports Est-Ouest qui sont depuis longtemps au point mort et doivent le demeurer. La présence du chef d’Etat-Major chinois aux côtés de Krouchtchev en Albanie, est significative. Comme nous l’avons déjà remarqué, Pékin est partout présent dans le Monde communiste. Pas de réunion où un de ses représentants ne figure, et des plus influents. Tout se passe comme si la Chine rouge voulait obliger la Russie et ses Satellites à ne prendre de décision importante sans la collaboration et l’approbation de Pékin. Nous dirions volontiers que les Chinois entendent compromettre les Russes en leur enlevant les moyens de se désolidariser d’eux à l’avenir. Les Chinois craignent en effet qu’au cas où leur expansion politico-militaire les mettrait en conflit avec l’Occident, les Russes ne leur fassent le coup de l’accord Molotov-Ribbentrop de 1939. Qu’ils ne restent neutres en fait sinon en paroles, en attendant que les adversaires s’épuisent. La poussée chinoise est, en effet, plus facile que celle des Russes, qui en Europe, comme en Moyen-Orient, ne peuvent franchir les limites actuelles sans déclencher un conflit. La Chine au contraire, conserve un champ de manœuvre assez large où son avance ne signifie pas un heurt certain avec l’Occident. Le Laos, la Birmanie, les confins de l’Inde, etc…

 

Les Élections à Singapour

Les Anglais viennent d’en faire l’épreuve à Singapour. Ils ont accordé l’autonomie au grand port, ne se réservant que la défense et les relations extérieures. Singapour compte un million et demi de Chinois, les deux tiers de la population, sur laquelle le développement de la puissance de Pékin n’est pas sans influence. Les élections qui viennent d’avoir lieu ont donné la quasi-totalité des sièges au Parti d’action populaire qui, sans être communiste, est tout au moins sympathisant, au surplus violemment anti-blanc. Six de ses leaders étaient en prison pour activités subversives par ordre des autorités britanniques. Elles ont dû les relâcher. Le nouveau gouvernement de Singapour va être formé par ces éléments. Dans ces conditions, on ne voit pas quelle valeur stratégique conserve ce port, autrefois avec Hong-Kong le pilier de la puissance britannique en Extrême-Orient. Au surplus, Singapour, position avancée sur les détroits, est proche de Sumatra et couvre la Malaisie qui est un des objectifs majeurs de Pékin. La situation est beaucoup plus dangereuse là-bas qu’à Berlin. L’éloignement seul empêche l’opinion d’y accorder autant d’importance.

 

La Disgrâce de Mao Tsé Tung

Toujours sur la Chine ; contrairement à l’opinion de la plupart des experts, nous avons toujours pensé que la retraite de Mao Tsé Tung de la Présidence de la République était une disgrâce. Depuis l’élection de Liu Chao qi, personne n’en doute plus. Comme le dit Rodney Gilbert, un des mieux informés, Liu Shaoqi est une personnalité trop forte pour n’être qu’un figurant. C’est lui qui contrôlait déjà les organisations du Parti dans l’industrie, l’agriculture et l’armée. Il se pourrait même qu’il ait supplanté Chou en Laï. D’autre part, il a été éduqué à Moscou et se trouve beaucoup plus lié que Mao à la politique russe. D’après Gilbert, cet homme dont la légende est sinistre et l’activité redoutable est capable de pousser plus à fond que Mao les ambitions impérialistes. Reste à savoir s’il réussira à y associer Krouchtchev. A notre sens, ce n’est pas certain.

 

L’Opinion de Deutscher

Un autre expert qui, bien qu’il se soit parfois trompé, connaît bien la ligne du Kremlin, Isaac Deutscher, remarque avec raison, que les vues de la politique russe sont à longue échéance. A Berlin, en particulier, Krouchtchev entend aller à petits pas. D’abord obtenir que les Occidentaux renoncent sans quitter la ville, aux droits qu’ils tiennent d’y rester comme vainqueurs de l’Allemagne. Ensuite de conclure un traité avec l’Allemagne de l’Est ainsi reconnue de facto comme un Etat, puis amorcer une confédération des deux Allemagnes par des contacts et des accords progressifs, jusqu’au jour où l’Allemagne de l’Est sera relativement prospère, que sans doute, les Sociaux-démocrates auront détrôné le successeur d’Adenauer et qu’avec ceux-ci, l’Allemagne pourrait être réunifiée, sinon sous contrôle communiste, du moins indépendamment de liens militaires et économiques avec l’Occident. Krouchtchev est certainement convaincu que le temps travaille pour le communisme et même la politique russe, exactement comme son prédécesseur, avec la certitude que chaque pas, si léger qu’il soit, le rapproche du but. La conférence actuelle et celles qui suivront sont une guerre d’usure où les positions de l’Occident, toujours selon Moscou, se désagrègent lentement. Diplomatiquement, cela semble juste. Sur d’autres plans, économique, politique, c’est beaucoup moins sûr.

 

Le Redressement de l’Industrie Cotonnière

Les Russes sous-estiment le dynamisme de l’Occident. En veut-on un exemple ?

L’industrie cotonnière européenne a été depuis quelques sept ans, la plus touchée de toutes, tandis que d’autres branches se développaient à pas de géant. Mais sous la pression des circonstances, cette industrie, en France en particulier, s’est rénovée à tel point, qu’elle proposait récemment des fils en Allemagne à des prix inférieurs aux prix japonais. C’est tout dire. L’indice de productivité est passé de 100 à 150 ; le nombre des métiers a diminué de 30% ; en cinq ans, 25 usines ont été fermées, 66 ont été converties, 135 sont en passe de l’être, particulièrement, en production de plastiques. De plus, en collaboration avec les fédérations cotonnières des pays du Marché Commun, un nouveau plan a été établi pour assurer à la fois l’assainissement et l’expansion de cette industrie. Deux organismes privés ont été créés pour une entente sur les prix et la répartition des débouchés. 25.000 métiers devront encore être supprimés et 400 millions dépensés par an pendant dix ans pour développer la productivité et soutenir la concurrence sur les marchés extérieurs. Tout cela avec le concours des Etats sans doute, mais avant tout par l’organisme privé des intéressés. Cet effort exceptionnel à l’échelle européenne mérite d’être souligné, car il n’y a pas de meilleur exemple des facultés d’adaptation, de coordination et de coopération de la libre entreprise dans une situation qui paraissait bien désespérée, d’une industrie coincée entre le développement des textiles artificiels et synthétiques et le dumping des pays d’Asie à main-d’œuvre bon marché. Bien de l’eau coulera sous les ponts avant que les ministères de l’industrie textile des pays communistes puissent aligner des résultats de cet ordre.

 

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