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Le Courrier d’Aix – 1959-06-13 – La Vie Internationale.
La Politique et les Pays sous-Développés
Le chancelier Adenauer renonce à la Présidence de la République fédérale. L’événement inattendu, bien que le bruit en courut depuis quelque temps, a provoqué quelque émoi à Bonn surtout.
Les Causes du Retrait de la Candidature du Chancelier Adenauer
Les raisons en sont assez claires. Venu à Washington pour les obsèques de Foster Dulles, Adenauer a conféré avec le président Eisenhower. Cet entretien l’a convaincu de la confiance dont il jouit aux Etats-Unis et des craintes qu’on éprouve qu’il ne cesse de diriger la politique allemande. Comme d’autre part le Chancelier n’a pas réussi à convaincre son propre Parti d’accepter pour lui succéder son candidat, le Dr Etzel, que les Parlementaires chrétiens-démocrates pensent, avec raison, que le prestige du Dr Erhard peut seul leur garantir leur réélection en 1961 et enfin qu’Erhard n’est pas homme à se laisser imposer des directives. Adenauer a préféré conserver le pouvoir.
Son ascendant à l’intérieur en souffrira. On se réjouissait de voir la succession redoutée du vieil homme réglée avant qu’il ne disparaisse. On comptait sur un homme plus jeune et plus souple pour adapter la politique allemande à des circonstances changeantes. On comptait sur Erhard pour améliorer les relations anglo-allemandes assez tendues depuis un an, et surtout pour ne pas donner l’impression que l’axe Bonn-Paris primait toute autre alliance. Adenauer considère que toute modification à la ligne adoptée par lui présente des risques graves. Il redoute les intrigues britanniques du côté de Moscou. Il tient pour l’unité européenne appuyée par les Etats-Unis.
A tort ou à raison, Erhard symbolise pour lui l’aventure. A Paris et à Washington on l’approuve, mais en Allemagne même, les opinions sont en conflit et surtout assez confuses. Les deux grands partis, le Chrétien-Démocrate et le Socialiste sont actuellement en proie à des crises internes. Côté C.D.U. ce sont les arrestations qui ont suivi les révélations d’espions de l’Est réfugiés en Allemagne occidentale qui entretiennent le malaise. Côté S.P.D. ce sont les relations plus ou moins ouvertes de plusieurs personnalités avec les gens de Pankow. Ces remous donnent à l’extérieur l’impression qu’il y a, dans tous les milieux, des partisans de la réunification à tout prix. Le plan socialiste, très critiqué dans le Parti même, présentait une amorce de ce genre, Adenauer veut refaire l’unité nationale sur une ligne intangible. Il n’est pas sûr qu’il y réussisse.
La Question des Pays sous-Développés
Le grand thème actuel, le problème du siècle, comme on l’appelle, c’est celui des pays sous-développés et des moyens à mettre en œuvre pour combler un peu l’écart qui les sépare des nations industrielles. La question fait couler beaucoup d’encre, des volumes entiers paraissent, des flots de discours se répandent et naturellement, la politique s’en mêle. Il y a comme toujours des solutions de gauche et de droite. A vrai dire, le problème est extrêmement complexe et malheureusement, la plupart de ceux qui en parlent ou écrivent, même les spécialistes, en ignorent certains aspects ou les simplifient.
L’Opinion de Mendès-France
« Le Monde » publie sur ce sujet un article de M. Mendès-France qui a, comme l’on sait, conféré à Londres récemment avec ses collègues de même tendance, l’anglais M. Bevan et l’italien Nenni. Ils ont élaboré ensemble une thèse de « gauche » sur la question ; l’article est curieux parce qu’il contient une série d’erreurs, ce qui montre, une fois de plus, la tendance des politiciens à parler de ce qu’ils ignorent :
« La distance qui sépare les conditions d’existence et de production dans les pays les plus retardataires et les pays les plus avancés, loin de diminuer d’années en année, s’accroît. Là on assiste à un phénomène de paupérisation croissante ».
Il est certain que les conditions d’existence dans les pays industriels ont beaucoup progressé, bien qu’il y ait encore des gens pour soutenir la thèse marxiste de la paupérisation des masses industrielles, ce qui est absurde. Mais il est également faux de prétendre que dans les pays sous-développés la condition humaine s’aggrave. Il y a depuis la guerre une amélioration presque générale, très inégale selon les pays. En Afrique noire, sans exception, le progrès a été proportionnellement plus important qu’en Europe, le niveau de départ étant bien entendu infiniment plus bas, le progrès a été surtout remarquable dans les pays coloniaux ou régis par les blancs, beaucoup plus faible dans les pays indépendants, voire nuls comme en Égypte.
Mendès-France poursuit : « Les populations arriérées ont supporté passivement leur retard et leurs souffrances : l’évolution moderne a profondément modifié leur psychologie. Elles se refusent désormais à supporter la misère, l’insécurité, l’ignorance ». Le morceau d’éloquence continue ainsi : « Malheureusement, la principale difficulté que rencontrent les hommes qui cherchent à relever les masses sous-développées est précisément leur passivité, leur refus d’adopter de nouvelles méthodes de travail et de recevoir l’instruction ».
La force révolutionnaire colossale en marche dont parle Mendès est celle que soulève les agitateurs qui, comme en Guinée et ailleurs, déclarent préférer l’indépendance dans la misère à l’aide des « colonialistes »
Comme vient de le montrer le rapport du C.E.P.E.S. (Comité européen pour le progrès économique et social), la tâche prioritaire pour le relèvement des pays sous-développés est l’éducation. Ce qu’il faut promouvoir, c’est la qualité des hommes sans laquelle rien n’est possible. L’apport des capitaux est certes nécessaire, mais cet apport est stérile si ne lui correspond pas un effort personnel des intéressés. Au contraire, et cela s’est vu dans les pays arrosés par la manne du pétrole, l’abondance de l’argent distribué encourage la paresse ; habitué aux dons, l’indigène se refuse au travail. Au surplus, il s’en faut que toutes les populations dites sous-développées soient sensibles au progrès matériel et social et aspirent frénétiquement au bien-être comme les Occidentaux le conçoivent. Les nomades musulmans du Moyen-Orient, de nombreuses collectivités de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, la plupart des Indiens d’Amérique du Sud se montrent hostiles à ce qui peut bouleverser leurs modes de vie millénaires. Le progrès par l’industrialisation se heurte à de profondes répugnances.
Au surplus, l’erreur des pays industriels, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, l’erreur aussi des dirigeants ambitieux des pays dits libres est d’avoir voulu donner la priorité à l’industrialisation qui a engendré un prolétariat comme en Asie soviétique ou en Inde. La priorité doit, au contraire, être donnée à l’agriculture, et Dieu sait à quelles difficultés on se heurte dans ce domaine : répartition optimum des terres cultivables, éducation paysanne ; au lieu de cela, on construit des aciéries qui ne seront jamais rentables ou des hauts-fourneaux de village comme dans les « Communes » de Chine, auxquels d’ailleurs les gens de Pékin ont dû en général renoncer. La place nous manque pour étudier cet immense problème. Nous y reviendrons.
Ce qui nous pique, c’est de voir la politique se faire un tremplin d’une question purement humaine où précisément l’ingérence de la politique est le principal obstacle à une action méthodique et efficace, très variable d’ailleurs selon les situations et les peuples. Il n’y a ni solution de droite ni de gauche. Il ne doit pas y avoir de système capitaliste, socialiste ou communiste, mais un programme adapté à chaque territoire, réalisé par des éducateurs et des techniciens de toute origine pour donner aux hommes les moyens de se tirer par eux-mêmes de leur misère, si toutefois ils la sentent telle, et aspirent à se transformer. Le problème n’est pas, en tous cas, de faire d’un nomade du désert ou d’un paysan des tropiques un mécanicien de Détroit ou de Leningrad. A cet égard, rendons hommage aux colonisateurs-administrateurs anglais qui ont accompli dans leurs possessions une œuvre très remarquable, supérieure dans l’ordre matériel à ce qu’ont tenté tous les autres peuples, nous-mêmes compris, ce qui n’est pas peu dire. Par exemple, au Ghana, au Nigéria, au Soudan, en Malaisie, reprenons notre petite statistique de l’autre jour sur la masse monétaire par habitant, nous lisons :
Malaisie 50 dollars (25.000 frs), Ghana 12,40 (7.500), Ceylan 10, Inde 8, Pakistan 5, à côté de Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, de 4 à 5. Les plus sous-developpés ne sont pas toujours ceux que l’on pense.
CRITON