Criton – 1959-06-27 – Plus cela change …

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Le Courrier d’Aix – 1959-06-27 – La Vie Internationale.

 

Plus cela Change ….

 

La Conférence de Genève – première partie – ne nous a pas appris grand-chose. Dans ce domaine, au moins, les Russes ne nous réservent pas de surprise. On recommencera le 13 juillet, sans plus de résultat, probablement.

 

L’Intérêt des Russes à Genève

Si ces confrontations sont pour nous sans intérêt, elles en comportent pour les Soviets : sonder les Occidentaux, relever leurs divergences, les mettre si possible en conflit, voir enfin jusqu’à quel point leur résistance est solide. C’est une guerre d’usure diplomatique. Au cours de ces six semaines de réunions, Gromyko a obtenu de ses adversaires des propositions qui sont des concessions, en recul sur leurs positions initiales. Le Gouvernement de Pankow sans cesse présent, a obtenu une reconnaissance de fait et l’égalité de traitement avec Bonn. C’est un premier pas vers le but final et encore très lointain de Moscou : la réunification sous son égide des deux Allemagnes. Et si la fermeté des Français et Américains et aussi du chancelier Adenauer n’a pas été entamée là-dessus, il n’en est pas de même à l’intérieur des Partis politiques de la République fédérale. Beaucoup pensent en effet : « il faudra un jour ou l’autre s’entendre avec les Russes si l’on veut éviter la guerre qui serait notre fin à tous ». Le public allemand par contre, comme tous les publics du Monde libre s’intéresse peu à la question. La réunification lui paraissant impossible, il a cessé d’y penser sérieusement. Sensible à sa propre prospérité, il trouve que cela peut durer ainsi. L’Allemagne orientale, où le niveau de vie commence à s’améliorer, se résigne peu à peu à son sort. L’Empire russe se consolide, Krouchtchev pour le moment n’en demande pas plus. Il mesure le chemin parcouru depuis les émeutes de 1953 à Berlin-Est et la révolution hongroise de 1956.

 

Nasser et Kassem

Au Moyen-Orient, les choses vont selon nos prévisions. Il n’y a pas eu de coup d’Etat communiste en Irak. Kassem reste au pouvoir, sans mécontenter les Russes ni les Anglais. La trêve de ce côté s’affirme. Dans une phase prochaine, les relations avec Nasser se détendront encore davantage. Les grandes ambitions du panarabisme sont éteintes ; chaque pays se contente à présent de maintenir son indépendance, grâce aux rivalités des Grands. Le retour au  jeu traditionnel, après les grandes flambées, était fatal. Toutefois, les Soviets n’ont pas réussi à effacer leur recul. Au Yémen, où en collaboration avec les Chinois, ils espéraient ébranler Aden et les portes de la Mer Rouge, ils ont été refoulés par une révolte militaire et populaire dont les origines ne sont pas claires. Anglais et Egyptiens ont dû collaborer. Dans ces intrigues compliquées, il n’y a ni amis ni ennemis, mais des coïncidences d’intérêts souvent éphémères. Dans l’ensemble, il n’y a pas grand-chose de changé.

 

L’Évolution du Continent Noir

Les problèmes du Continent noir nous intéressent davantage. Nous avons signalé ici, il  y a plus d’un an, avant les événements du Congo Belge et du Nyassaland, avant même la constitution de la Communauté Franco-Africaine, que deux politiques divergentes se dessinaient en Afrique. L’un ayant son pôle d’attraction au Ghana et qui s’orientait vers l’indépendance et la sécession plus ou moins profonde d’avec les puissances colonisatrices. Nous disons plus ou moins, car la séparation est beaucoup plus dans les textes et les discours que dans les faits. L’autre ayant son pôle en Afrique du Sud, se trouvait influencée plus ou moins aussi, par la politique  d’apartheid, de ségrégation du Gouvernement Sud-Africain de Prétoria. Dans cette orbite se groupent les Rhodésies, les possessions portugaises et l’Est du Congo Belge.

Ces derniers temps, la politique de l’Union Sud-Africaine s’est concrétisée par l’installation au Transkei d’un gouvernement bantou. Il s’agit de la première des huit « unités nationales » prévues à l’intérieur de l’Union. Ce gouvernement est uniquement composé de noirs et le district qu’ils administrent jouira d’une complète autonomie interne. Cependant, un Commissaire général blanc sera chargé d’assurer la liaison entre cette « unité nationale » et le Gouvernement central de Prétoria. Il y aura donc en Afrique du Sud un Etat blanc et des Etats noirs, ceux-ci étant fédérés à celui-là et dirigés par lui pour les questions d’intérêt commun comme la défense et la politique extérieure, la monnaie, les douanes, les finances. Parallèlement, les Européens de Rhodésie préconisent la formation d’un Etat Blanc composé deux Rhodésies et d’un Etat Noir comprenant le Nyassaland et le Barotseland.  Et même une union Katangaise se formerait dans la partie minière du Congo belge.

Cette évolution n’ira pas sans heurts, comme on a pu le voir ces jours-ci avec les émeutes de Durban. Il n’est pas sûr qu’elle aboutisse à des relations stables. Cependant, Noirs et Blancs étant obligés de collaborer sous peine de destruction mutuelle, la formule sud-africaine n’est pas inviable en soi.

 

L’Opinion d’Oppenheimer

On a d’ailleurs tendance à exagérer l’opposition des races en Union Sud-Africaine. Dans un remarquable exposé, l’homme qui a la plus grande responsabilité dans ces régions, H. Oppenheimer, remarque :

« Il y a beaucoup plus d’unité de vues qu’il n’apparaît sur ce que doit être le développement des deux races. » Et ailleurs, il ajoute : « L’expansion économique du pays (Union Sud-Africaine et Rhodésie) a été bénéfique pour les deux races et le niveau de vie des Noirs qui est encore bien trop bas s’est relevé rapidement, plus rapidement que celui des Européens. »

C’est exactement ce que nous disions l’autre jour à propos des allégations de M. Mendès-France. Ce qui nous ramène à ce problème central des pays sous-développés, si embrouillé par les pseudo-spécialistes et les politiciens des deux continents.

 

Le Problème des Surplus Alimentaires

Chacun sait que les Etats-Unis disposent d’énormes surplus de matières alimentaires dont ils ne savent que faire et dont le stockage est très onéreux. Quand il y a tant d’affamés, dit-on, pourquoi ne les distribuent-ils pas ? Il y en a pour 9 milliards de dollars. De quoi remplir le ventre de tous. C’est que cette répartition est particulièrement compliquée. Ne parlons pas des difficultés politiques ; car les autres pays producteurs s’élèvent contre cette sorte de dumping de la générosité qui les prive de débouchés. Parlons seulement des problèmes pratiques que les Etats-Unis s’efforcent de surmonter.

Il y a d’abord les Gouvernements des peuples sous-alimentés qui ne sont pas du tout empressés à recevoir cette charité et à admettre difficilement que leurs administrés ne mangent pas à leur faim. En second lieu, il s’agit de faire parvenir ces denrées à ceux qui en ont besoin. Or, en cours de route, grâce à la corruption des fonctionnaires, des accapareurs s’en emparent pour en tirer profit. De plus, l’absence de moyens de transport rend cet acheminement incertain. De grosses pertes sont inévitables.

Mais le plus gros obstacle est l’absence d’entrepôts pour accumuler les marchandises avant de les distribuer. Dans les pays tropicaux, elles se gâtent rapidement : il est impossible d’opérer des répartitions importantes, faute de silos. Mais encore, la plupart des peuples sous-alimentés sont habitués au riz ou au millet. Il n’est pas aisé de changer leurs habitudes et de leur faire accepter du blé ou du maïs. Enfin, il faut tenir compte des frais de transport, du frêt parfois difficile à trouver, etc. Malgré ces difficultés, le Département de l’agriculture américain et l’International Coopération Administration ont pu décharger tant soit peu les greniers. On conçoit d’après ce que nous venons de voir qu’ils auront quelque peine à les vider.

 

                                                                                  CRITON