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Le Courrier d’Aix – 1959-07-04 – La Vie Internationale.
En Marge des Vacances
L’activité internationale paraît cette année sensible à l’atmosphère estivale. On s’accorde une trêve, conclue sur des paroles qui n’engagent à rien et ne pèsent pas sur l’avenir. C’est toutefois bon signe.
Il y aura l’exposition soviétique à New-York qui s’ouvre sous le patronage de Kozlov et l’américaine qui suivra à Moscou, inaugurée par Nixon. Il y aura bien le 13 prochain un second acte de la Conférence de Genève, mais ce sera pour assurer le minimum de détente nécessaire à la réunion de la Conférence au Sommet. Celle-ci aura-t-elle lieu ? On semble le croire.
On en est à chercher ce qui se passe d’important dans le monde en dehors des voyages à Rome, des noces princières et des discours d’inauguration.
Le Sort de l’Argentine
Notre attention s’est surtout portée sur les récents événements d’Argentine. On se souvient de la lutte que mène celui que nous appelons l’héroïque Président Frondizi. Il vient de côtoyer l’abîme. Aux prises avec les Syndicats péronistes et communistes, trahi ou abandonné par plusieurs ministres, menacé par une partie de l’armée qui jusqu’ici l’appuyait, il était il y a quelques jours mis en demeure de choisir entre l’assassinat et la démission, pas moins. Une fois de plus il a réussi à se maintenir, et même à reprendre du crédit en obtenant le concours d’un homme de grande valeur, M. Alsogaray, qui doit devenir l’Erhard de l’Argentine. Admettons que les passions là-bas s’extériorisent volontiers et que les drames politiques sont moins tragiques qu’il ne semble. L’affaire a néanmoins été chaude.
Pour ceux qu’intéresse la philosophie de l’histoire, l’Argentine est un témoin curieux. C’est un pays à mi-chemin entre ceux qu’on appelle sous-développés et les nations industrialisées. Or dans ces dernières la multiplication des rouages administratifs, publics et privés, la complexité des institutions, la solidité des connexions économiques rend les grandes aventures politiques impossibles. On peut changer de régime, de constitution, sans qu’au fond l’ordre intérieur soit sérieusement modifié. Chez les sous-développés, au contraire, on peut s’attendre à toute sorte de bouleversements parce que les structures sont plus ou moins instables. La limite aux innovations, ce sont les grandes puissances qui l’imposent, celles qui achètent les produits dont les autres vivent.
L’Argentine est entre deux, et, dans une large mesure, surtout pendant et après la guerre, peu sensible aux pressions des Grands. C’est pourquoi elle a pu s’offrir le luxe de se ruiner dans les aventures politico-économiques les plus extravagantes que l’histoire contemporaine a connues. Les folies de Perón mériteraient une étude, un roman plutôt pittoresque. Et la foule eut, malgré le désastre qu’il a laissé. Il faut reconstruire – et ce qui nous paraît instructif – cette reconstruction entreprise par Frondizi se fera, s’il aboutit, selon les règles imposées par la nature des choses, à tout pays qui veut passer d’un état de demi-développement à la maturité : rigueur financière, coopération stricte et loyale avec les pays industriels, appel au maximum au capital et à la technique étrangères, austérité dans l’administration.
C’est pour tout cela que Frondizi et Alsogaray vont encore porter la hache malgré les turbulences et les complots. S’ils ont accepté la tâche et, contre vents et marées, évité d’être submergés, c’est qu’au fond une large part de la conscience nationale les soutient, sans bruit, sans clairement reconnaître qu’ils représentent le salut. L’issue est réellement passionnante. Si elle est positive, comme nous le croyons, c’est qu’à un stade donné du devenir d’un peuple, il n’y a qu’un ordre possible à établir et que cet ordre est imposé par les données économiques et sociales.
L’Irak et le Communisme
Autre sujet de réflexion, l’Irak. Kassem, l’énigmatique, a choisi son heure. Après s’être débarrassé des nassériens trop compromettants et avoir écrasé la révolte de Mossoul, il a mis au pas ceux qui l’avaient aidé à la mater : les communistes ; officiers arrêtés, milices populaires dissoutes, armes saisies, interdiction des rassemblements de rue et des réunions politiques. Dire que cela s’est passé sans heurt, serait excessif. Cependant, il n’y a pas eu d’échauffourées graves.
Ce qui est à relever, c’est que Moscou a laissé faire et n’a pas soufflé mot. Ce n’est pas la première fois que les gens du Kremlin laissent suffoquer leurs partisans à l’étranger quand cela sied à leur politique. Cela confirme une fois de plus que les Russes ne poussaient pas les communistes au pouvoir en Irak et qu’entre eux et les Anglais, il y a eu un accord tacite ou explicite pour tenir Kassem à l’abri de Nasser, comme des factions d’extrême-gauche.
On ne saura peut-être jamais ce qui s’est dit là-dessus, mais la Conférence de Genève a porté l’empreinte de ce compromis.
La Querelle Erhard-Adenauer
Dernier épisode d’intérêt : la querelle Adenauer-Erhard. Elle a été dure, pénible et a nui, non seulement au prestige des protagonistes mais à la République fédérale et au Parti Chrétien-démocrate. Rivalité de personnes, opposition de tempéraments également autoritaires. Il faut noter que dans les organes de presse les plus fidèles à la ligne d’Erhard, on ne cache pas l’espoir de voir des hommes nouveaux et plus jeunes prendre la relève.
En politique, comme ailleurs, la vieillesse finit toujours par avoir tort. Mais il y a plus : Erhard n’a jamais caché que pour lui, le Marché Commun n’était pas une fin en soi, mais un prélude à une collaboration internationale plus large particulièrement avec les autres Six. De plus, on sait qu’il n’est pas précisément francophile et a toujours cherché à détendre les relations avec Londres par-dessus la tête des Français. L’opinion allemande trouve d’ailleurs qu’Adenauer a trop sacrifié à l’entente avec la France et qu’il a fait un marché de dupes dont la République fédérale n’a plus de raison, grâce à sa puissance économique, de continuer à faire les frais.
De toute façon, le climat politique à Bonn a changé. Les oppositions percent de toutes parts. Adenauer ne ressaisira plus l’autorité dont il avait besoin pour imposer ses vues. Il vaudrait mieux en effet que l’on puisse clore le chapitre avec des hommes nouveaux, moins marqués par leur passé. Sinon, gare à Weimar !
Les Pays sous-Développés
Il y a aussi une querelle des sous-développés. On bat le rappel pour leur venir en aide, surtout celui qui en a les plus grosses charges et voudrait bien les faire partager, ce qui ne va pas tout seul. Mais il y a aussi ceux qui protestent contre les privilèges qui peuvent leur nuire. C’est ainsi que le Président Kubitschek du Brésil s’élève contre l’intégration des pays d’Afrique française et belge au Marché Commun européen. Ceux-ci bénéficieront de tarifs avantageux et même plus tard d’une franchise douanière pour leurs produits à l’entrée chez les Six, gros consommateurs. En particulier, le café africain éliminera en partie le brésilien ; aussi le cacao, les fruits exotiques et d’autres encore. Ces privilèges, dit Kubitschek, vont à l’encontre des principes de non-discrimination. Il menace de dresser avec d’autres également touchés un plan de bataille pour rétablir l’égalité entre pays producteurs de matières premières et on parle de représailles en cas d’échec.
Comme on le voit, rien n’est simple dans ce problème. Il y a derrière les professions de foi généreuses des intérêts qui se poussent, légitimes d’ailleurs. Il est toujours imprudent de parler d’idéaux, dans des questions où hélas, chacun sans le savoir mais par nécessité, tire la couverture à soi.
CRITON