Criton – 1959-07-11 – L’Heure des Aveux

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Le Courrier d’Aix – 1959-07-11 – La Vie Internationale.

 

L’Heure des Aveux

 

Nous serions à court de sujet, tant l’actualité est dépourvue d’événements notables si le camarade Krouchtchev ne nous fournissait une copie bienvenue.

 

Les Déficiences de l’Économie Soviétique

Au Plenum du Comité Central du Parti communiste, il a prononcé un discours maison qui n’occupe pas moins de trois pages de « La Pravda ». Ecoutons-le car il a fait du régime une critique si pertinente que ses plus sévères détracteurs n’ont rien à y ajouter.

Il a parlé d’abord des déficiences de l’agriculture, en particulier des « gaspillages » énormes de céréales qui pourrissent sur les champs, faute de silos. Et dire que certains présidents de Kolkhoses prétendent avoir dépassé la production agricole des Etats-Unis, s’est-il écrié. Quant aux instituts scientifiques, ils s’occupent des problèmes agricoles de façon purement académique. Dans les bureaux, il y a foule d’experts et de conseillers tant du Parti que du Gouvernement. Dans bien des cas, on a mis en place des incapables. Il faudra rénover cela (ce qui nous promet des purges sérieuses). Quant à la production industrielle dans la fonderie en particulier, on use de procédés qui sont vieux de plus de quarante ans ; de même, pour la soudure des métaux, les grosses presses, les machines-outils, les vis et même des clous. Les usines, a-t-il dit, sont pleines de conservateurs qui se moquent des exigences de la technique moderne. Le secteur où les malfaçons sont le plus manifestes est celui de la machine agricole ; non seulement, on fabrique des modèles périmés, mais le gaspillage, l’irresponsabilité étendue à tous les échelons, le « je m’en fichisme » (sic ) règne partout. Les responsables seront déférés aux tribunaux.

« J’ai visité l’exposition des conquêtes de la technique soviétique : dans un pavillon s’étalent des modèles d’un autre âge encore en usage dans nos usines. Il y a de quoi en attraper un coup de sang (sic) ». Il y a des machines aussi vieilles que nos grands-pères. Il faut trouver un système pour rénover la production et jusqu’ici nous ne l’avons pas trouvé. Quant aux travaux édilitaires, quel scandale ! On y voit des lampadaires qui pèsent une tonne, pourquoi ? Parce que plus il est lourd, plus l’usine qui les fabrique gagne d’argent, la rémunération étant calculée sur le poids des matières premières utilisées. Ce n’est pas tout, la discipline du travail est très relâchée. Il faut lutter contre l’absentéisme, il faut que l’ouvrier qui bavarde soit rappelé à l’ordre par ses compagnons de travail. »

 

Les Critiques à la Direction

Mais la discipline doit être redressée aussi aux échelons supérieurs et il a cité les graves infractions commises à Mourmansk et à Novossibirsk, et a fait allusion aux événements du Kazakhstan qui ont amené une purge exemplaire de tous les responsables de la province. Il signale aussi la tendance générale des conseillers économiques à favoriser les intérêts de leur district au détriment des intérêts nationaux. Et Krouchtchev d’annoncer la constitution des commissions chargées de contrôler les activités de ces conseillers économiques et d’en référer aux organes centraux du Parti.

Comme on le voit, le Parti aura fort à faire, d’autant que ces commissions fonctionnent déjà depuis dix ans sans que le remède ait été trouvé, comme Krouchtchev l’avoue d’ailleurs. On voit par l’œil du maître que le capitalisme d’État a ses petites et grandes misères. On s’en doutait.

 

La Disette en Chine

Cela ne va pas non plus pour le mieux en Chine. Nous avions été surpris récemment de voir la presse et la radio de Pékin s’étendre sur les ravages des inondations dans la Province de Canton. Les officiels chinois n’ont pas coutume de publier aussi largement leurs malheurs, d’autant qu’ils avaient vanté l’effort des millions de paysans qui avaient construit de leurs mains nues les digues qui devaient prévenir le retour des inondations. Mais tout s’explique : la région cantonaise est un des principaux greniers à riz de la Chine et le désastre récent a détruit la récolte. Comme on signale une disette alimentaire de plus en plus sérieuse dans les grands centres, on prépare le peuple à de nouvelles restrictions. Déjà les chiffres de production attendus ont été abaissés de 10 à 40%, selon les régions. On se souvient qu’en 1958, les Chinois avaient en un an doublé, disaient-ils, leur récolte céréalière. Nous étions sceptiques…

 

Le Rattachement Économique de la Sarre à l’Allemagne

Un événement vaut tout de même qu’on s’y arrête : le rattachement définitif de la Sarre à l’Allemagne, dernier épisode – économique celui-là – de cette longue querelle dont le territoire a été l’enjeu avant et après la dernière guerre. On ne peut que se réjouir de voir ce problème qui a occupé l’histoire pendant 40 ans, finalement effacé. Mais que de réflexions cela suggère !

 

Les Réactions Sarroises

En fait, les Sarrois ne sont pas tellement ravis. Ils font leurs comptes et trouvent qu’ils ont au fond plus à perdre qu’à gagner à être à nouveau plus ou moins coupés de la France et que les produits français n’étaient pas si mauvais qu’ils se plaisaient à le dire.

Autre ironie de l’histoire, dont on ne parlera pas volontiers. On sait quelles batailles politiques et économiques ont été livrées entre experts et hommes d’Etat pour conserver à la France une partie du charbon de la Warndt, à la suite de quels marchandages on a réussi à en obtenir la livraison pendant les prochaines années. Hélas, aujourd’hui, le charbon encombre le carreau des mines et nous allons être obligés d’absorber notre quote-part dont les Allemands sont aujourd’hui heureux d’être débarrassés. On parle déjà de s’en remettre à la C.E.C.A. pour nous alléger du fardeau. Il ne fallait cependant pas être expert pour prévoir que l’avenir du charbon était menacé par la concurrence des combustibles liquides et gazeux, plus économiques et surtout d’une utilisation plus commode. Mais lorsqu’il s’agit de plaider un dossier et de ne lâcher aucun avantages, politiciens et techniciens se battent jusqu’au dernier gramme sans considérer d’abord le fond du problème.

 

L’Impression en Europe

Le règlement du problème sarrois a fait une vive impression sur le Monde libre et aussi sur le peuple allemand et contribuera beaucoup à la réconciliation définitive des deux voisins. Les Allemands comparent la manière de la France avec les procédés des Soviets. Ce que la France n’a pu faire, dans le passé, ce qu’elle a renoncé à faire depuis de bon gré, les Russes l’ont fait de la façon la plus brutale. Ils ont coupé l’Allemagne en deux tronçons et mis à la tête du leur, un régime odieux soutenu par leurs tanks. Une clique de miliciens, anciens S.S. ou communistes internationaux, éduqués dans les sections de propagande et de sabotage, hommes à tout faire, souvent ignares et d’autant plus autoritaires, dont le plus illustre est ce fameux barbu Walter Ulbricht. Les Russes ont exploité à fond le pays et les hommes mis au service de leur impérialisme. C’est là un des châtiments les plus durs de l’histoire et qui n’est pas près d’expirer. L’Allemagne en porte la responsabilité et l’ensemble des Allemands par leur aveugle fanatisme de la discipline ; les Démocraties aussi. Leur incurable faiblesse, leurs rivalités mesquines et, le moment inévitable venu, l’emploi maladroit de la force.  Il semble que sans l’avouer trop, elles en ont pris conscience. Espérons qu’il n’est pas trop tard.

 

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