Criton – 1959-07-18 – Été Florissant

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Le Courrier d’Aix – 1959-07-18 – La Vie Internationale.

 

Été Florissant

 

Les événements diplomatiques se succèdent : l’activité n’a peut-être jamais été plus intense ; le moins qu’on puisse dire, c’est que l’opinion n’en est guère émue. Seconde Conférence de Genève et menaces sur Berlin, voyage de Kozlov aux Etats-Unis, querelles de l’O.TA.N., réunion à Stockholm des Sept de la petite zone de libre-échange, etc., on pourrait allonger la liste. Rien ne trouble la sérénité des peuples, Il règne un fort optimisme dont la cause est difficile à déterminer, mais quand on se réfère à l’automne 1957 des premier Spoutniks, on mesure le changement d’état des esprits.

 

La Prospérité de l’Été 1959

L’explication la plus plausible, c’est la prospérité générale du Monde libre. La fin de la récession, d’ailleurs légère, lui a donné confiance en lui-même, dans son système, dans son avenir. Ce redressement est incontestable et mesurable. Il a surpris les experts. Il nous étonne, car il est extraordinaire que les prévisions les plus favorables soient ainsi dépassées. Pour qui, comme nous, a connu tant de vicissitudes économiques, il ne peut se défendre d’un certain scepticisme. Avouons qu’il n’était pas fondé. Le succès de la politique financière française, le rétablissement encore fragile mais important de la situation britannique, les records de production aux Etats-Unis et en Allemagne n’étaient pas garantis il y a six mois. Et cependant, ils sont.

Nous ignorons ce qu’en pense M. Kozlov, retour des U.S.A., ni M. Varga, l’économiste en chef du Kremlin. L’effondrement du système capitaliste qu’ils ont prédit, rongé par ses contradictions internes, n’est pas pour demain. Et ce qui est plus important encore, les masses en prennent conscience. On pourra s’en apercevoir lorsqu’elles seront consultées en particulier en Angleterre, où la balance des partis est particulièrement égale. Un succès conservateur paraît bien en vue cet automne. Et aux Etats-Unis, le prestige d’Eisenhower si diminué l’an passé, a retrouvé tout son éclat. Les sondages montrent même qu’il est au plus haut, ce qui n’est pas mal pour un homme au pouvoir depuis 7 ans.

 

L’Évolution des Pays non Engagés

Cela ne va pas non plus sans impressionner les pays non engagés, neutres ou sous-développés. En Argentine, Frondizi a réussi à tenir et paraît avoir franchi le point critique. C’est là un baromètre précieux. La flambée Castriste à Cuba et les menaces de perturbations dans les Caraïbes et en Amérique centrale s’apaisent.

Comme prévu, le Monde arabe, et particulièrement autour du conflit Nasser-Kassem, tend à la conciliation. Le 14 juillet à Bagdad s’est passé sans drame, Russes et Anglais ont figuré dans les tribunes de la grande parade. Un an après le meurtre de Nourri Saïd et de Fayçal, l’opportunisme politique s’impose et Kassem a fait défiler côte à côte les blindés et les avions offerts simultanément par MacMillan et Krouchtchev.

Tito lui-même a renoué une fois de plus avec Moscou les pourparlers sur l’aide soviétique brutalement interrompue l’an passé et Nasser, après avoir si violemment pris à partie l’impérialisme communiste, a consenti à prendre les sourires de Krouchtchev en considération, en échange d’un bon pourboire, l’édification par les Soviets, du barrage d’Assouan.

Les Occidentaux ont beaucoup à apprendre de ces gens-là dans la conduite des affaires internationales. On en vient à se demander s’il n’y a pas entre les aventuriers au pouvoir, qu’ils soient Krouchtchev, Nasser, Kassem, Nkrumah et leurs émules (et Dieu sait s’il y en a) une certaine complicité comme dans une sorte de « milieu ». Ils peuvent se traiter en ennemis mortels, ils trouvent toujours, en fin de compte, un point où  ils se réconcilient, quitte à reprendre les hostilités si le vent tourne. Toute concession à leur endroit paraît faiblesse et ils ne tiennent pas rigueur qu’on leur résiste, au contraire. Ils paient leurs échecs, encaissent les profits, sans rancune, la partie continue. Rien n’est irréparable. Les Occidentaux ont le tort d’être logiques, de prendre tout au sérieux et d’être susceptibles. C’est comme cela que les malheurs arrivent.

 

Les Problèmes de l’Inde

Le spécialiste le plus autorisé des questions de l’Asie du Sud-Est, Tibor Mende, faisait récemment après un voyage, le point de la situation en Inde, regardée par lui et la plupart de ses confrères, comme la « dernière démocratie d’Asie » et par conséquent comme la clef du destin de cette partie du Monde ; selon qu’elle passera dans le camp totalitaire en s’éloignant de l’Occident et en renonçant à l’équilibre neutraliste pratiqué jusqu’ici par Nehru, ou qu’elle réussira, grâce à l’aide occidentale à former un pôle de résistance et d’attraction pour les autres peuples, au prix, selon Mende, de profondes réformes agraires et industrielles. La question de l’Inde est en effet d’importance et l’aide massive qu’elle reçoit tant des Etats-Unis que d’autres pays libres, Allemagne, Japon, montre l’intérêt que l’Occident porte à son sort pour la maintenir hors de l’orbite russo-chinois.

Nous n’aurions pas la présomption de discuter l’opinion d’un homme aussi averti si nous ne relevions dans ses conclusions le reflet de ses propres conceptions politiques. C’est souvent le fait des spécialistes les mieux informés de ne voir dans le cours des événements que ce qui confirme leurs vues antérieures.

Mende, par exemple, néglige de nous parler des réactions de l’Inde après la mainmise de Pékin sur le Tibet et de la lutte des partis d’opposition contre le gouvernement communiste du Kerala, lutte sanglante et qui a obligé Nehru à se rendre sur place, sans rien décider d’ailleurs, comme à son habitude. Mende fait comme précédemment un parallèle entre l’Inde et la Chine pour mesurer l’attraction que les méthodes du communisme chinois, peuvent exercer sur les masses indiennes.

La comparaison, est-elle valable, du moins pour l’Inde, prise dans son ensemble ? D’un côté la Chine où nous avons affaire à un peuple industrieux et actif qui a cultivé sa terre comme un jardin depuis des siècles par un labeur opiniâtre. De l’autre en Inde, une masse amorphe qui n’a tiré de terres plus fertiles et plus vastes qu’un rendement dérisoire. La psychologie, le climat, les mœurs, la religion, les préjugés aussi des deux peuples n’ont rien de comparable. Même si l’Inde – ce qui est invraisemblable – adoptait les méthodes de Pékin, les effets en seraient totalement différents. Encore faudrait-il admettre que les résultats obtenus en Chine soient concluants et que la Chine nouvelle a réussi une transformation radicale et durable, ce qui est loin d’être certain. Les dernières informations ne sont guère optimistes, de l’aveu même de Pékin.

En outre, on voit d’après les luttes politiques et sociales au Kerala, que toute tentative révolutionnaire en Inde, même dans les régions les plus évoluées, tourne à la confusion et se perd dans des querelles complexes d’intérêts, de sectes et de religions opposées. L’évolution de l’Inde ne peut être que très lente. Après Nehru, il y aura un autre Nehru qui lui ressemblera plus ou moins, qui s’en remettra à l’aide extérieure pour monter de façon empirique une pente difficile ; et les plans annoncés ne sont qu’apparence. Il aura peut-être plus d’autorité physique et moins de prestige moral, mais de grandes transformations en profondeur semblent impossibles à brève échéance.

Peut-être nous trompons-nous ? En quoi nous le reconnaîtrons volontiers, dès que les faits en auront fait la preuve. Car il y a autant d’intérêt, à notre sens, à marquer ses erreurs qu’à enregistrer des succès, peut-être même davantage. Si l’on ne s’efforce pas constamment de rectifier ses vues en fonction des événements, on perd le contact avec eux et l’on se rend incapable de suivre le sens de l’histoire qui ne se fait jamais tout-à-fait comme nous l’attendons.

 

                                                                                                       CRITON