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Le Courrier d’Aix – 1959-04-25 – La Vie Internationale.
Un Bilan
Une ère nouvelle ? Tel est le mot qui court depuis la retraite simultanée de Foster Dulles et d’Adenauer. On veut voir par là la fin d’une politique rigide et statique, et l’espoir d’un ordre nouveau plus rassurant. Mais cela supposerait en même temps un changement de la ligne soviétique dont nous n’avons aucun signe. Faute de quoi, les mêmes discussions stériles continueront avec d’autres hommes.
L’œuvre de Foster Dulles
Du même coup, on s’efforce de définir ce que sera le jugement de l’histoire sur l’action diplomatique de Foster Dulles qui a pendant un peu plus de sept ans dirigé personnellement et sans partage la politique des Etats-Unis. Le bilan peut être établi aujourd’hui et il est peu probable que les historiens à l’avenir puissent y changer grand-chose. Nous avons sous les yeux l’article publié par Foster Dulles le 7 juillet 1952 dans « Life ». « Les Etats-Unis doivent avoir une politique d’audace », où il prédisait que dans « 2, 5 ou 10 ans les peuples captifs d’Europe et d’Asie auraient recouvré leur liberté, et il illustrait ses plans de trois axiomes :
1° le dynamique prévaut sur le statique ;
2° Les forces non matérielles sont plus puissantes que celles qui sont matérielles ;
3° Il existe une loi morale naturelle qui détermine le bon et le mauvais. Ceux-là seuls qui s’y conforment échappent au désastre. »
L’homme tout entier se peint dans ces trois axiomes. Il se peut que les événements futurs lui donnent raison ; mais il doit reconnaître qu’au cours de ces sept années, il a complètement échoué à les faire prévaloir. Il y a eu la Hongrie, le Tibet, le Tonkin et le reste. Le seul succès positif de Foster est d’avoir tenu devant Quemoy, encore le doit-il surtout aux difficultés intérieures de Pékin.
En fait, la politique américaine n’a fait que continuer celle des prédécesseurs démocrates, avec moins de succès, Truman, Marshall et Acheson avaient sauvé la Grèce et la Turquie, résisté au blocus de Berlin, réalisé le Plan Marshall et établi l’O.T.A.N., enfin engagé la guerre de Corée qu’ils avaient ensuite à demi perdue, échec que Dulles n’a fait qu’entériner. Après Dien-Bien-Phu, sur le point d’intervenir, il se laissa dissuader de le faire par les Anglais et l’on sait quelles conséquences entraîna et entraîne encore le désastre. Dans l’affaire de Suez de novembre 1956, Dulles manœuvra contre ses Alliés et ruina le prestige occidental au Moyen-Orient. Là évidemment, on peut se demander si l’erreur vint de lui ou de ceux qui l’engagèrent, et si Dulles ne les eut pas laissé faire si la mauvaise préparation militaire anglaise n’avait compromis la rapidité d’action indispensable ; le moins qu’on puisse dire est que Dulles l’empêcha d’aboutir. Depuis, ce fut la vaine révolte hongroise et les Spoutniks, le tragique retard des Etats-Unis dans la course aux engins balistiques.
Aujourd’hui devant la crise de Berlin, Dulles laisse les Alliés divisés et incertains. La tâche de Christian Herter ne sera pas aisée, la succession est lourde. Est-ce la faute de l’homme ? Nous ne le pensons pas. En politique extérieure les faits s’imposent et de nos jours bien plus que dans le passé, dans les pays démocratiques, la marge de manœuvre d’un homme, si doué qu’il soit, est extrêmement étroite. Il a pour adversaire non seulement le cap adverse, mais une opinion , un parlement, des Alliés qui lui imposent une attitude. Foster Dulles aurait souhaité s’en dégager, mais c’était impossible. Une politique d’audace est incompatible avec la mentalité américaine. On sait quelle peine eut Roosevelt à amener les Etats-Unis à entrer en guerre aux côtés des Alliés, au prix de quelles manœuvres, de quels mensonges même, dont on l’accuse encore aujourd’hui. Qu’on se rappelle aussi Wilson en 1917. Il fallut la débâcle russe, le torpillage d’un navire américain ; en 1941, Pearl Harbour … Les adversaires de 1959 sont autrement prudents et habiles, ce qui est certes plus rassurant, mais rend aussi la riposte plus difficile.
L’Aspect Positif de sa Politique
Si le bilan que nous venons de tracer est dans l’ensemble négatif, il ne faut cependant pas négliger dans cette tâche ardue la valeur des efforts accomplis par Foster Dulles : la situation n’est pas pire que celle dont il a hérité et ce n’est pas rien. Au Moyen-Orient, si les Soviets ont marqué un point en Irak, ils en ont perdu un sérieux au Caire. L’Amérique latine et particulièrement l’Argentine, tourne le dos à Moscou. En Extrême-Orient, Formose a tenu et le Japon reste ferme dans l’Alliance occidentale. L’opinion des pays neutralistes est beaucoup moins hostile à l’Occident. En Asie, le communisme a perdu de son prestige et même en Afrique sa pénétration n’est pas très avancée. Dans l’ensemble du Monde libre, la politique américaine et occidentale n’est plus l’objet des mêmes suspicions. Dans l’ordre moral, le gain est considérable. Cela n’est pas décisif, mais compte. Dulles n’avait pas tort.
La Tactique devant Berlin
Dans le domaine tactique, les dernières manœuvres sont positives. Toutes les tentatives sincères ou non de MacMillan pour offrir aux Russes un jeu ouvert ont été bloquées à Londres par les Franco-Germano-Américains. Dans le corridor aérien de Berlin, les Russes ont vainement essayé d’empêcher les appareils des Etats-Unis de dépasser le plafond de 3.000 mètres qu’ils leur avaient arbitrairement assigné et l’idée d’envoyer Nixon à Moscou en Juillet entre la Conférence des Ministres et l’éventuelle rencontre au Sommet est excellente. On gagnera du temps et comme nous l’avons dit, c’est le meilleur résultat possible.
Nous conservons, en effet, l’impression que Russes et Chinois sont aux prises avec trop de difficultés internes pour pousser à fond une action quelconque qui obligerait les Occidentaux à une réplique dangereuse. La meilleure tactique est de rendre la négociation tellement inextricable, qu’on ne puisse que la prolonger indéfiniment. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’escomptent les Soviets. Leurs véritables objectifs sont vraisemblablement ailleurs.
Les Confessions du Maréchal Tito
L’ami Tito vient de faire des révélations personnelles sur son séjour en U.R.S.S, en 1937, qui ne manquent pas de saveur. Elles jettent, s’il en était besoin, une lumière cruelle sur les rapports fraternels entre communistes. Il raconte comment, à l’époque, Staline avait liquidé ses camarades yougoslaves et comment il avait échappé lui-même à la suppression pure et simple. Le « Campesino » espagnol nous en avait déjà conté de semblables. Gomulka et Nagy auraient pu en révéler d’autres. Ces confessions ne nous apprennent rien, mais venant d’un homme qui se dit communiste et jouit d’un prestige certain dans les pays non engagés et même en Italie dans les partis frères ou alliés, ce discours est habilement calculé juste au moment où le gouvernement italien vient d’accepter l’installation de bases de missiles américaines dans la péninsule. C’est peut-être en Italie où l’équilibre des forces politiques est le plus instable que l’on mesure le mieux les forces respectives des courants d’opinion. L’Occident vient d’y marquer des points.
Le Problème Algérien
Toujours entourée d’un mystère qui perce de plus en plus par place, la solution du conflit algérien mûrit. Depuis que nous y avons fait allusion, aux premiers symptômes, d’autres plus nombreux se sont ajoutés. C’est plus qu’une lueur. Gardons-nous d’anticiper. Trop de facteurs sont en jeu pour qu’on se laisse aller à l’espoir. Mais le fait est de telle importance non seulement pour nous, mais pour l’avenir du Monde libre tout entier, qu’on ne saurait taire ce qui se joue dans l’ombre, ce serait sans doute alors le cas de parler d’ère nouvelle.
CRITON