Criton – 1959-04-18 – De quelques Énigmes

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-18 – La Vie Internationale.

 

De quelques Énigmes

 

De l’Occident se déploie une intense activité diplomatique dont l’objet réel et les résultats ne sont guère apparents. On parle officiellement d’entente et d’accord général, tout en observant que des divergences subsistent qu’il s’agirait d’aplanir. L’impression est plutôt que devant la négociation Est-Ouest, on cherche les moyens de ne rien faire tout en donnant l’apparence de vouloir faire quelque chose. De même, de l’autre côté, les Soviets sentent qu’ils vont se trouver devant un mur assez fissuré sans doute mais qu’on ne pourrait renverser sans risques.

 

La Conférence de Genève

A Genève, a repris l’éternelle Conférence sur l’arrêt des expériences nucléaires. On n’est pas plus avancé qu’au départ. Les Russes veulent qu’on les abolisse, les Occidentaux exigent un contrôle que les autres rejettent. Jamais ils n’accepteront l’implantation sur leur empire d’observateurs étrangers et, sans contrôles, les Américains ne consentiront jamais à se fier aux Russes ; on peut ainsi discuter longtemps encore.

On ne voit pas davantage sur la question de Berlin, comment la ville pourrait demeurer libre si les forces alliées la quittaient. Ce qui est d’ailleurs exclu. Tout au plus, pourra-t-on inclure les Nations Unies dans la surveillance de la Cité, c’est tout ce qu’on peut attendre d’une Conférence au Sommet si elle a lieu : un nouveau statut de Berlin qui ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle, mais permettrait d’assoupir la querelle honorablement.

 

L’Irak et le Marché Commun

Il en est de même des autres grands problèmes dont on discute tant : l’Irak et les pétroles, le Marché Commun et la zone de libre-échange dont on ne parle plus sous ce vocable du moins, Les Franco-Anglais ne peuvent rien pour empêcher les Russes de contrôler le gouvernement Kassem. Celui-ci ne peut pas davantage nationaliser ses pétroles sous peine de se trouver devant la même situation que Mossadegh lors de la nationalisation des pétroles d’Iran. Le pays est trop pauvre et trop troublé pour risquer de mettre en danger son unique source de revenus.

Sur la controverse franco-anglaise, Marché Commun, zone de libre-échange, les Britanniques ont évolué depuis l’an dernier. Ils ne semblent même plus très éloignés, sinon de se joindre au Marché Commun, du moins de s’aligner sur lui, tout en réservant le secteur agricole qui les lie au Commonwealth. Le récent accord franco-anglais leur a déjà donné des apaisements et pratiquement ils jouiront, dans les branches qui les intéressent, des même légers avantages consentis aux Six. Quant à la prochaine phase du Marché Commun qui pourrait produire des effets perceptibles, elle n’interviendra que dans quinze mois, si tout va bien. D’ici là, les Anglais auront fait le point. On s’aperçoit enfin à Londres qu’il n’y avait pas lieu de dramatiser l’affaire. En fait, il ne s’est rien passé de bien nouveau dans les courants commerciaux depuis le 1er janvier. La concurrence est plus âpre en 1959 qu’auparavant, mais cela se serait produit, en tout état de cause, par suite de l’affaiblissement de la conjoncture générale, de la convertibilité externe des devises européennes et de la dévaluation inévitable du Franc. Les industriels anglais l’avaient prévu. A tout prendre d’ailleurs, les craintes apparaissaient excessives. Ce printemps est moins difficile qu’on ne le prévoyait. Les affaires, à peu près partout, sont normales.

 

La Révolte Tibétaine

La révolte tibétaine continue et les Chinois de Pékin reconnaissent qu’ils n’en viendront pas rapidement à bout. Cette résistance des tribus khampas pose un certain nombre de points d’interrogation. Les moyens dont elles disposent paraissent assez considérables. Elles ont des armes et des munitions qui coûtent cher. Qui les leur fournit ? car le Tibet n’a ni industries, ni ressources financières. L’Inde, les Américains ou bien les Russes ? Mystère. D’autre part, les Chinois qui ont une aviation qui s’est montrée à Quemoy et une armée de plusieurs millions d’hommes, ne paraissent pas s’en servir très efficacement. Serait-ce parce qu’ils ne sont pas très sûrs de leurs troupes ? Les malheurs de la Chine sont toujours venus de généraux qui, une fois à la tête d’armées équipées, faisaient la guerre pour leur propre compte et généralement contre le pouvoir central. Avec le désordre qu’a amené l’expérience des Communes du peuple, les Chinois ont pris soin de mettre les fusils en lieu sûr. Et l’on attend toujours de savoir qui sera Président de la République et si Mao Tsé Tung est encore en place. Mystères encore. L’avenir de la Chine rouge n’est pas précisément clair.

 

Nasser et les Soviets

Mystère aussi dans les relations de Nasser et des Soviets. La campagne contre le communisme ne se ralentit pas. Nasser a fait répandre une brochure sur la révolte hongroise à l’usage des Musulmans qui ne manque pas de vigueur. La « Voix des Arabes » vocifère contre l’impérialisme rouge avec la même violence que naguère contre les Occidentaux. Elle n’y va pas par périphrases. Les Soviets réagissent modérément, mais leur embarras est manifeste.

Parmi les réfugiés du Caire, il y a un certain Ibrahim Wasil, chef spirituel des Turkmènes en exil. La partie occidentale du Turkestan est aux Russes, l’orientale aux Chinois. Il édite maintenant la « Voix du Turkestan » où sont révélées les souffrances de son peuple. Il le représente, le Coran dans les mains, les pieds rivés de lourdes chaines. Et il parle des six millions de ses compatriotes massacrés par les Russes, et au nom des deux millions d’exilés, tant en Afghanistan qu’en Turquie, Arabie Saoudite, etc., qui ont échappé au génocide. Cette propagande n’est pas sans effet, surtout à long terme.

 

La Succession d’Adenauer

Nous ne sommes pas au bout des énigmes : la succession du futur président Adenauer à la Chancellerie. A vrai dire, les motifs de la retraite du vieil homme d’Etat ne sont pas aussi clairs que nous le pensions : la situation politique en Allemagne est complexe. La personnalité du Chancelier, son autoritarisme obstiné lui ont valu pas mal d’ennemis dans son propre Parti, qui ne s’avouaient pas jusqu’ici mais qui manœuvraient. Son européisme et son attitude francophile étaient plutôt subis qu’approuvés par beaucoup, et surtout dans l’entourage du Dr Erhard, qu’il est, à notre avis, impossible de l’écarter du poste de Chancelier, quelque désir qu’en ait l’actuel titulaire. Il est l’homme de l’Allemagne d’aujourd’hui, Adenauer celui de l’Allemagne d’hier. Bien que la grande industrie feigne de le tenir en suspicion et préfèrerait peut-être une personnalité moins active, l’expansion économique et politique de la République Fédérale a besoin de son impulsion. Ses ambitions sont moins européennes que mondiales. Il n’en fait pas mystère.

Adenauer craint que ce dynamisme ne soit dangereux et il n’a pas tort. L’Allemagne pourrait voir se reformer contre cette expansion économique les mêmes adversaires qu’avait rassemblé son expansion militaire. La prudence et la modération ne sont pas précisément des qualités germaniques. On ne change pas les peuples. Ils retournent vite à leur nature. Nous en faisons l’expérience en France. C’est pourquoi on peut regretter que la vitalité extraordinaire du Chancelier Adenauer ne puisse se prolonger encore quelques lustres. Un homme pieux, sage et clairvoyant. On le souhaiterait éternel, aux Allemands surtout, mais aussi aux autres.

 

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