Criton – 1960-04-02 – Le Pintemps des Rencontres

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Le Courrier d’Aix – 1960-04-16 – La Vie Internationale.

 

Le Printemps des Rencontres

 

Voyages, conférences, discours se multiplient ; l’opinion reste sceptique et même un peu lasse. On serait, en effet, fort embarrassé de tirer de cette agitation politico-diplomatique, une conclusion positive sur un point quelconque des problèmes dont on attend la solution. On dirait plutôt que l’on cherche à reporter les échéances en maintenant le contact et une certaine bonne humeur qui est de règle dans les visites d’hommes d’Etat. Il est urgent d’attendre, comme l’on dit, mais quoi, on ne sait trop.

 

La Campagne anti-Allemande

Sans presser le mouvement vers une confrontation sérieuse, la diplomatie soviétique n’est pas inactive. Depuis six mois, elle s’efforce de discréditer l’Allemagne fédérale. Il y eut d’abord les incidents antisémitiques qu’elle a, sinon fomentés du moins amplifiés et exploités, puis la réapparition des croix gammées sur les murs et les manifestations nazies plus ou moins organisées un peu partout. Ensuite, le voyage de Krouchtchev en France, au cours duquel il s’efforça, sans succès, de ranimer les souvenirs de l’hitlérisme. A noter à cet égard que cette propagande ne trouva pas plus d’appui ici à gauche qu’à droite et que l’acquittement de fait d’Abel Bonnard, survenu au même moment, n’a soulevé aucune protestation.

Alors les Russes ont essayé autre chose. Prague a envoyé à Bonn une masse de dossiers concernant des personnages en place en Allemagne fédérale, qui auraient appartenu au Parti nazi. Bonn les a fait examiner consciencieusement. La plupart étaient des faux ; trois ou quatre seulement ont été retenus pour enquête. Enfin, simultanément, ont été institués deux procès, l’un à Berlin-Est, l’autre à Moscou, contre le Ministre allemand des réfugiés Oberländer, accusé d’avoir participé à des répressions sanglantes à Löw pendant la guerre. Tout cela a paru bien artificiel et monté pour les besoins d’une mauvaise cause, à tel point que les Partis communistes en Occident, ont hésité à en faire un thème de propagande. Peut-être cette mise en scène avait-elle surtout pour objet de ranimer les souvenirs et les haines dans les pays satellites qui ont subi l’invasion allemande. Mais là aussi, l’affaire est tombée dans l’indifférence. Les habitants ont d’autres soucis plus pressants.

En fait, on peut conclure que les relations Est-Ouest sont au point mort ; à Genève, où les deux conférences, l’une sur l’arrêt des expériences nucléaires piétine, et l’autres sur le désarmement est ajournée au début juin, après la Conférence au Sommet dont, de part et d’autre, on n’attend pas grand-chose.

 

L’Angleterre et l’Unité Européenne

Par contre, à l’intérieur du Monde libre, les préoccupations sérieuses ne manquent pas. Au premier plan, le conflit à la fois économique et politique, qui oppose l’Angleterre au Continent. Rappelons d’abord qu’au cours de son voyage à Washington, M. MacMillan s’est montré fort irrité de l’appui américain au Marché Commun européen et de l’attitude peu favorable à la zone de libre-échange créée par l’Angleterre, de M. Douglas Dillon, l’ancien Ambassadeur à Paris, chargé présentement de la politique extérieure économique des U.S.A.

On sait que le « Washington Post », organe sérieux, avait rapporté les propos du Premier anglais qui aurait déclaré en substance :

« 1° que si les Etats-Unis continuaient à soutenir l’intégration économique européenne, la Grande-Bretagne serait contrainte à des mesures discriminatoires contre les marchandises en provenance de la zone Dollar ;

2° que si la France et l’Allemagne poursuivaient leur politique d’unification de l’Europe occidentale, l’Angleterre n’aurait d’autre choix que d’organiser une alliance périphérique contre elles, et de rappeler qu’au temps de Napoléon, l’Angleterre s’est alliée à la Russie pour briser les ambitions de l’Empereur »

Quand nous disions ici que les Anglais pensaient encore à Napoléon, d’aucuns souriaient.

En réalité, ces propos n’ont pas été sérieusement démentis, sinon pour la forme, et la menace demeure. Sans doute s’agit-il là d’une manœuvre tactique pour peser sur les décisions du Cabinet de Bonn qui est, comme on sait, divisé sur les projets Hallstein d’accélération du Marché Commun et sur Paris même, où ces plans rencontrent des résistances dans certains milieux industriels. Mais il ne faudrait pas minimiser l’hostilité des Anglais au Marché Commun. Ils mènent depuis deux ans une lutte acharnée, et comme l’écrivait hier un commentateur italien, « les Anglais n’hésiteraient pas à couler à pic l’Europe tout entière pour sauver leurs intérêts commerciaux ». Ils ont déjà enregistré un succès : l’accélération ou plutôt la réalisation du Marché Commun (qui n’a eu jusqu’ici qu’une existence théorique, puisque les avantages que se sont accordés les pays membres sont étendus à d’autres) qui était prévue pour juin est ajournée, à la suite d’une délibération du Cabinet de Bonn où l’influence d’Erhard l’a emporté. Pour notre part, nous n’avons jamais cru au Marché Commun. Nous espérons toujours nous être trompés, mais notre scepticisme reste entier.

 

L’Afrique du Sud

L’attentat contre le Premier Ministre sud-africain, Dr Verwoerd ajoute un épisode au drame qui divise Noirs et Blancs, et aussi les Blancs entre eux ; et on ne voit pas comment il pourrait être apaisé. On ne saurait trop répéter qu’il s’agit avant tout d’un problème d’arithmétique. Une minorité plus évoluée gouverne une masse qui prend conscience de sa force, sans trop savoir comment elle pourrait se substituer à ses maîtres sans ruiner l’ensemble de la Communauté. Affaire de nombre. Nous voyons en effet que lorsque la majorité change, le problème disparaît. C’est ce qu’ont réalisé les Russes au Turkménistan, où depuis deux ans, les Musulmans autochtones sont devenus la minorité. C’est ainsi que les Chinois ont submergé le Tibet ; en quelques dix ans, ils ont décuplé le nombre de colons et les Tibétains ne sont plus qu’un cinquième de la population. En Mongolie intérieure et au Sinkiang, l’immigration réduit rapidement la supériorité numérique des races indigènes. Celles-ci sont subjuguées sans rémission.

Ce qui complique et rend insoluble le problème sud-africain, tient à plusieurs faits. D’une part, cette loi du nombre qui prend un caractère idéologique : le sacro-saint principe de la démocratie qui veut que la majorité gouverne, et d’autre part la division entre l’Église Réformée hollandaise qui reste attachée à la ségrégation et l’Église Anglicane qui y est opposée, conflit qui transpose sur le plan religieux l’antagonisme entre Blancs d’origine britannique et les Africains d’origine néerlandaise. En bonne logique, la solution qui consiste à séparer physiquement les deux races, ne devrait pas soulever d’objection puisqu’à l’origine de la colonisation, le pays était à peu près vide et que Noirs et Blancs sont venus à la même époque de l’extérieur pour l’occuper. Ils sont colonisateurs au même titre. Par contre, comme l’a d’ailleurs souligné le Ministre Sud-africain de la Justice, Dr Erasmus, ce qui est inique, c’est que les Noirs sont au service des Blancs qui les emploient. La ségrégation impliquerait que les Blancs fissent eux-mêmes le travail manuel auquel ils répugnent. Le même problème se pose ailleurs, nous ne l’ignorons pas.

Au surplus, la crise est entretenue là-bas par des ingérences extérieures, car l’indigène noir n’est pas uniformément hostile au régime actuel d’apartheid ; le pays est prospère et le niveau de vie des travailleurs noirs est de loin le plus élevé de tout le continent. Des salaires mensuels de 60 à 80.000 francs par mois ne sont pas exceptionnels ; le logement, l’alimentation, l’éducation et l’hospitalisation des Bantous, sont organisés à grands frais par le Gouvernement sud-africain ; rien de comparable n’existe en Afrique, même en Afrique du Nord, si bien que l’afflux clandestin de Noirs venus des pays voisins est impossible à contenir. D’où le système des cartes d’identité qui est à l’origine des troubles récents et auquel les indigènes installés et pourvus de travail, ne sont nullement défavorables, au contraire.

Le panafricanisme et le communisme travaillent les masses parce que cette prospérité gêne leurs desseins. L’anarchie et la ruine en Afrique du Sud seraient d’une gravité que la plupart des étrangers en Occident ne mesurent pas ; l’enfer est pavé de bonnes intentions. Réfléchissons avant de juger.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-04-02 – Réflexions sur un Voyage

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Le Courrier d’Aix – 1960-04-02 – La Vie Internationale.

 

Réflexions sur un Voyage

 

A l’heure où nous écrivons, le voyage de Krouchtchev tire à sa fin. Soulagement pour la plupart, autant étrangers que Français et pour l’intéressé lui-même, sans doute. Si l’on confronte les rapports de ceux d’ici et de l’extérieur qui l’ont suivi dans sa course, l’impression se dégage d’un échec à peu près total.

 

Les Causes de l’Insuccès

A cela deux raisons : l’une vient de Krouchtchev qui en prenant pour thème de ressusciter l’antagonisme franco-allemand, a montré trop évidemment qu’il cherchait à détacher Bonn de ses liens avec l’Occident pour faire sauter le verrou de Berlin, ce qui heurtait à la fois notre politique officielle et le sentiment de la grande majorité du peuple pour qui la réconciliation franco-allemande est un gage de sécurité.

L’autre raison vient de l’organisation même du voyage qui, tant à Paris qu’en province, n’a été qu’une succession de cérémonies officielles et protocolaires fastidieuses pour l’hôte et qui donnaient au surplus de la vie française une image compassée et formaliste assez éloignée de la réalité vivante, exactement le contraire de ce qui aurait plu au visiteur. De l’avis des représentants étrangers, Krouchtchev s’est fatigué et ennuyé et n’a pu qu’avec effort surmonter une mauvaise humeur constante qui s’est souvent traduite par des boutades assez aigres. Le voyage n’aura servi en rien la cause de la compréhension mutuelle, au contraire.

 

Krouchtchev et Pierre le Grand

Détail assez amusant, la visite de Krouchtchev en France rappelle curieusement celle que fit Pierre le Grand pendant la Régence. Il remporta de la Cour de Versailles et des réceptions des notables, le plus mauvais souvenir. Ce butor que l’étiquette irritait, ne se souciait ni d’œuvres d’art, ni de mets délicats. Il n’aimait que se mêler au peuple, de partager ses plaisirs et trouver les moyens d’équiper son pays et parfaire son armée.

A la base, il y a une autre erreur, celle de croire que le rapprochement entre les peuples est fonction de visites mutuelles permettant de se connaître mieux. En réalité, les grandes haines comme les grands enthousiasmes sont le produit de l’imagination. Ils s’allument entre gens ou peuples qui s’ignorent. En se fréquentant, haines et enthousiasmes s’éteignent. Il ne reste que de petits sentiments individuels et contradictoires où la vanité nationale joue le rôle prépondérant.

C’est toujours mieux chez soi, et Krouchtchev n’a pas manqué de nous le dire. Devant nos plus brillantes réalisations, son éloge fut qu’on faisait à peine mieux en U.R.S.S. Au surplus, il est plus sensible à la dimension des entreprises qu’à leur qualité ; il n’a pas les connaissances techniques nécessaires pour l’apprécier et chez lui, le gigantesque est mieux à sa place et frappe les esprits.

Voilà l’essentiel des remarques que nous pouvons présenter avec quelque certitude. Ce que l’on souhaitait avant tout ici comme dans le monde, est que cette visite se passe sans drame. Le reste est secondaire et ne peut rien changer aux positions respectives.

 

La Machine Soviétique

Pour en revenir aux détails, l’un d’eux nous a frappés ; Krouchtchev ne semble pas bien au courant de la politique qu’on mène dans son propre pays. Quand on lui a parlé de l’or, par exemple, il a dit que le précieux métal lui semblait tout au plus bon à orner les vespasiennes (sic) alors que les économistes russes attachent une grande importance à sa possession, que les Soviets en poursuivent l’extraction à grands frais, qu’ils l’accumulent et n’en vendent sur le marché de Londres que les quantités indispensables au règlement de leurs créances, ce qui représente tout de même quelques 250 à 300 millions de dollars par an.

Ce petit fait paraît de peu d’importance. Il n’en révèle pas moins que la machine soviétique n’est pas aussi dominée par la volonté d’un homme, qu’on le croit généralement. Et même en politique extérieure, les plans et les décisions sont loin d’être dictées par le Maître. En Russie, plus qu’ailleurs, la puissance des bureaux et des organismes de direction, limite les initiatives du chef. Il en fut toujours ainsi d’ailleurs.

 

Aspects du Communisme Russe

On en dirait autant du communisme qui est censé régir l’U.R.S.S. S’il nous avait été donné d’interroger Krouchtchev nous lui aurions demandé comment il se peut qu’un particulier en U.R.S.S. (un simple officier en retraite, pas même un personnage), puisse se faire construire avec l’aide de l’Etat, non seulement une agréable villa au bord de la mer, dont il est devenu propriétaire et qu’il occupe, mais même une seconde dans les mêmes conditions qu’il loue à gros prix pour les vacances de quelque haut fonctionnaire et qu’il puisse ainsi vivre de ses rentes comme un bon bourgeois capitaliste. Comment se fait-il encore que les statistiques officielles reconnaissent que les trois cinquièmes du commerce des produits alimentaires dans les villes, sont le fait des paysans directement ou même, ce qui est pis, des revendeurs qui les ramassent dans les villages et les revendent avec de beaux bénéfices. Voilà qui pourrait fournir un trait d’union pour le rapprochement des doctrines antagonistes …

 

L’Afrique en Feu

Mais venons-en aux questions sérieuses ; hélas, l’une nous préoccupe. C’est l’Afrique, l’Afrique en feu. Le grand, le redoutable problème de l’heure : l’Union Sud-africaine ébranlée par les révoltes et les incendies au Cap et à Johannesburg, un fanatisme aveugle et sauvage qui brûle les hôpitaux et les églises. M. MacMillan a paru fort embarrassé à la Chambre des Communes, et même soucieux.

En effet, la tentative faite à Londres, à la Conférence sur le Kenya pour établir des relations multiraciales, a eu de singuliers résultats. On sait que le leader africain, Mboya avait participé à cette réunion. A son retour à Nairobi, il a été hué par ses mandants et un nouveau parti dont il est exclu s’est formé sous la direction d’un extrémiste qui se réclame de Kenyatta, l’instigateur de la révolte sanglante des Mao-Mao. Le Ministre anglais des Colonies, Macleod qui avait organisé la Conférence de Londres, s’est rendu en Rhodésie du Nord. Il a été pris à parti par la foule noire qui réclamait l’indépendance immédiate.

Au Nyassaland, les émeutes ont repris. Au Congo Belge, Kasavubu organise une gendarmerie noire qui perquisitionne chez les Blancs ; à Luluabourg, les batailles entre tribus se rallument. Les Belges quittent le pays, les capitaux s’évadent et la banque nationale a dû freiner les transferts. Tous les moyens de transport sur l’Europe sont loués pour plus de six mois … Nous pourrions continuer ainsi.

Heureusement, il y a parmi les nouveaux dirigeants africains, des hommes évolués qui s’inquiètent. Sylvanus Olympio, premier ministre du Togo ex-français, quoique de formation britannique, est venu à Paris chercher protection contre l’ambition du Ghana, son voisin. Au Mali et en Côte d’Ivoire, on s’alarme de la pénétration communiste en Guinée, et aussi du panafricanisme de Nkrumah. Ce qui est à redouter, comme nous le disions précédemment, c’est que les désordres entre Africains, et entre Africains et Blancs, ne soient le prélude de véritables guerres, que l’arrivée massive d’armes tchèques et autres, rend possible.

La politique d’indépendance inaugurée par l’Angleterre et suivie par la France peut être positive si les nouveaux Etats sont en mesure de s’organiser et de conserver comme Madagascar des liens étroits avec l’ancienne Métropole. Si les leaders raisonnables sont débordés, c’est de proche en proche, le continent entier qui court à l’anarchie. On mesure aisément les conséquences.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1960-03-26 – Le Jour K

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Le Courrier d’Aix – 1960-03-26 – La Vie Internationale.

 

Le Jour K

 

Voici venu le jour K. Tout commentaire serait prématuré. M. Krouchtchev est comme Janus. Le Général de Gaulle reçoit le tsar maître de toutes les Russies et de l’empire conquis par la Moscovie qui va, de la petite ville de Londenau ( ?) où stationne l’Armée rouge, au Pacifique. Londenau est à 235 kilomètres à vol d’oiseau de Lauterbourg en Alsace. Il est bon de le rappeler. Mais Krouchtchev vient, lui, comme Premier ministre de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et Secrétaire général du Parti communiste. Le dialogue dans ces conditions sera d’un caractère assez particulier.

 

Impérialisme et Communisme

La double qualification de Krouchtchev est à elle seule un problème et au fond le problème capital pour l’avenir du monde, celui au surplus qui divise les commentateurs. Il y a ceux qui voient d’abord et même uniquement le communisme, formant un bloc indivisible présent partout, et qui aspire à la domination mondiale par tous les moyens, comme une religion politique destinée à faire de tous les habitants du monde des fidèles ou des sujets par persuasion ou contrainte. Auquel cas, il ne saurait y avoir entre les membres du Parti appartenant à des nations différentes, aucun conflit, aucune divergence susceptible de les opposer. Il y a par contre ceux pour qui le communisme est une idéologie qui sert de masque à un impérialisme semblable à tous ceux du passé, l’idéologie étant une arme choisie pour sa puissance de pénétration et qui appuyée par une force militaire géante deviendra irrésistible, à condition toutefois que la même idéologie ne soit pas utilisée par deux impérialismes différents visant au même but et donc fatalement appelés à entrer en conflit.

 

Deux Générations

Pour Krouchtchev, comme pour la plupart des militants révolutionnaires de sa génération qui ont mené la lutte dès 1917, l’idéologie et l’impérialisme ne se dissocient pas. Il a foi dans la doctrine et dans son triomphe final grâce à la propagande et à la force militaire conjuguées. Il est donc impossible de le faire penser russe sans qu’il pense en même temps bolchevik. Dissocier les deux est d’avance peine perdue. Il en est de même d’un Mao Tsé Tung.

Mais les hommes passent : entre la génération de Krouchtchev, dont le pouvoir ne peut durer longtemps et la génération qui le remplacera, il y a un fossé. Pour ces gens qui sont autour de la quarantaine, la lutte révolutionnaire est « un récit de papa », l’idéologie marxiste-léniniste une leçon apprise à l’école, particulièrement fastidieuse : réalistes, matérialistes, nationalistes, ils sont plus sensibles à l’histoire russe qu’à la doctrine. L’Occident les intéresse plus que l’Orient. Ils sont volontiers racistes, méprisent les jaunes et les craignent. Avec eux, la Russie reprendra son visage, son déguisement en U.R.S.S. ne sera conservé que dans la mesure où il pourra servir la cause nationale. Ces traits ne sont pas seulement des vues d’avenir à échéance indéterminée, ce sont des réalités présentes.

 

Le Communisme en Guinée

Nous lisions ces jours-ci le reportage d’un Italien en Guinée, qui est devenu le quartier général de la pénétration de l’orient communiste en Afrique. Tous les pays du Bloc s’y affairent, et concluent des accords culturels et commerciaux. Mais tandis que les Russes et les Satellites européens installent leurs nombreuses délégations à Conakry dans des immeubles à air conditionné, les Chinois eux partent en jeep dans la brousse, répandent des tracts en français, endoctrinent les chefs, aident et conseillent les paysans noirs. Ils font si bien que Sékou Touré en demande davantage ; on peut être sûr qu’ils répondront à l’appel.

On voit là que si communistes blancs et jaunes collaborent en apparence, c’est sur des plans différents. Et le moment n’est pas loin où les premiers seront regardés comme des colonialistes, tandis que les autres seront des frères venus apporter aux Noirs la recette de la vraie indépendance et du bonheur à la chinoise … à moins que ce ne soit le point de départ d’une invasion comme le craignent déjà certains hommes politiques du Continent noir, au Cameroun par exemple.

 

Chou en Laï et le Népal

Pour l’heure, nous en sommes encore à la collaboration sino-russe. On vient d’en avoir la preuve : Chou en Laï se rendra à la Nouvelle Delhi discuter avec Nehru des problèmes frontaliers en litige et pour préparer ce revirement, la Chine et le Népal viennent de conclure un accord de bon voisinage qui comporte un règlement de la frontière entre le Népal et le Tibet et même un traité d’assistance économique. Un modus vivendi plus vague, mais du même sens, avait été arrêté récemment entre la Chine et la Birmanie. Il est hors de doute que la pression de Moscou a obligé les Chinois à un compromis avec les voisins du Sud. La tension au Laos paraît également atténuée, Krouchtchev ne veut pas que l’Asie du Sud-Est prenne peur et sa tournée là-bas lui a appris combien on se défiait de Pékin.

L’heure d’un conflit entre les deux communismes n’est pas venue, d’autant qu’il ne semble pas que tout aille pour le mieux en Chine. Après des inondations, on parle beaucoup de sécheresse, ce qui prouve que le ravitaillement aura à souffrir et que le rendement des Communes du Peuple laisse à désirer.

 

Les Troubles au Transvaal

Des troubles sérieux ont éclaté en Union Sud-africaine. Après le malheureux discours de MacMillan au Parlement du Cap, on pouvait le prévoir. L’agitation noire, jusqu’ici localisée au Natal où elle est endémique depuis un demi-siècle s’est manifestée aux portes mêmes de Johannesburg. La répression a été dure et bien que la révolte ne soit dirigée que par un petit Parti noir, son extension est à craindre et l’on ne sait jusqu’où elle ira. Au Transvaal, les Noirs sont obligés de porter une carte d’identité et un certificat d’emploi. Mesure raciste, dit-on ; sans doute, mais qui s’explique. Les Noirs en effet quittent leurs réserves où le niveau de vie est assez bas, pour s’employer dans les mines et l’industrie dirigées par les Blancs où les salaires sont attrayants pour eux. Il est devenu malaisé de contenir cet afflux d’hommes que ne peuvent employer les établissements où déjà la main-d’œuvre est en surnombre. Dans les mines d’or, des bagarres éclatent périodiquement entre indigènes, les travailleurs en place refoulant les nouveaux venus en quête d’emploi.

C’est une situation sans issue ; la population noire croît beaucoup plus vite que le développement de l’industrie n’en peut occuper. On voit par-là comme il est absurde de faire d’une question matérielle une controverse idéologique, d’un drame d’ordre démographique une querelle de races. Cette querelle certes, existe, mais même si la collaboration et l’égalité des races était parfaite en Afrique du Sud, ce que l’on souhaite, on n’aurait pas résolu le problème de donner à tous des moyens d’existence.

 

L’Accélération du Marché Commun

Nous nous étions trop tôt réjouis d’annoncer l’accélération du Marché Commun proposé par la France et accepté par le président Hallstein. Le cabinet de Bonn est divisé sur la question. Tandis qu’Adenauer, Von Brentano et Hallstein, les politiques, veulent faire de l’Europe des Six une communauté, le vice-chancelier Erhard et la majorité des industriels allemands s’opposent aux projets actuels. Ils ne manquent pas d’arguments : l’accélération du Marché Commun comporte l’adoption d’un tarif extérieur unique, ce qui revient à augmenter certains droits de douane dans les pays à bas tarif comme l’Allemagne et à l’abaisser dans ceux à tarif plus élevé comme la France. Ce qui risque de dresser un peu plus les Sept de la zone de libre-échange que domine l’Angleterre contre les Six du Marché Commun.

La question est trop complexe pour que nous puissions l’exposer ici. Il est à craindre malheureusement que la construction de l’Europe ne subisse de nouveaux retards qui pourraient lui être fatale. Heureusement, les négociateurs ont des trésors d’ingéniosité pour inventer des compromis. Puissent-ils en trouver un.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1960-033-19 – Explications

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Le Courrier d’Aix – 1960-03-19 – La Vie Internationale.

 

Explications

 

Une fois de plus, parler de la conjoncture internationale, c’est parler de la France. Tout l’intérêt se concentre en effet sur la grippe diplomatique de M. Krouchtchev. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’à notre époque submergée d’informations et de commentaires de toutes sortes, on chercherait en vain un exposé, clair, désintéressé et objectif des faits. Pour y parvenir, il faut rassembler des indications éparses, confronter des indiscrétions souvent contradictoires, et suppléer pour le reste par la simple raison aux traits qui manquent.

 

L’Invitation à M. Krouchtchev

Lorsqu’elle fut faite, cette invitation au maître de la Russie de visiter la France, c’était à la fois un défi au bon sens et une opération de prestige. Notre régime semblait assez sûr de lui pour méconnaître le péril. C’était une manifestation d’indépendance et la consécration d’une grandeur retrouvée. Les temps ont malheureusement changé. Pour Krouchtchev aussi c’était, après le voyage aux U.S.A. et le succès dans la lune, l’affirmation de la puissance et du prestige soviétique, une occasion peut-être aussi de diviser un peu plus l’Alliance occidentale. Mais là aussi, les situations ont évolué. L’opération France lui offre d’autres perspectives.

 

L’Effort de Propagande

La crise de la V° République, l’échec de la paix en Algérie fournissait l’opportunité d’un vaste effort de propagande : mobilisation du Parti communiste français : trois cents millions anciens étaient fournis pour un rassemblement de masse : Krouchtchev parlerait à la foule au balcon de l’Hôtel de Ville, l’entraînerait au Mur des Fédérés pour célébrer la Commune et un grand meeting suivrait au siège de la C.G.T. Dans les villes de province, le même rassemblement accueillerait le chef du communisme international. Paris prit peur : on retrancha. Le pauvre ; M. Vinogradov qui voit sa carrière en jeu, et peut-être plus, multiplia les démarches : Moscou consentit à une grippe pour lui permettre de trouver un compromis. Le vin était tiré, on dut s’y résigner.

Par ailleurs, on se rendit compte à Paris des risques matériels : les passions soulevées par ce voyage, l’exil momentané des réfugiés de l’Est, tout cela rendait possible une explosion, malgré les déploiements de forces de police. Au lieu d’un succès de prestige, ce serait une répétition générale de guerre civile dans une atmosphère surchauffée par les rancœurs soulevées par le complot d’Alger.

 

Erreurs d’Appréciation

Dans cet imbroglio, on discerne des erreurs de part et d’autre. Paris pensait obtenir ou plutôt prolonger l’espèce de neutralité observée par Moscou dans l’affaire d’Algérie. Il s’agissait de convaincre Krouchtchev que l’échec de la France ouvrirait les portes de l’Afrique du Nord aux Américains et que l’influence russe ne gagnerait pas au change ; idée fausse, sinon absurde ; le F.L.N. a assez d’appuis au Caire, à Bagdad, à Tripoli et à Pékin pour continuer une guerre de guérillas et de terrorisme, sans l’apport des Russes et de ses satellites. D’ailleurs, même si Krouchtchev le voulait, il ne pourrait pas contraindre les rebelles à céder. Or, son intérêt évident est au contraire que la guerre se prolonge : les Français lassés, déçus, versatiles comme ils sont dans leurs enthousiasmes, seraient mûrs pour n’importe quelle aventure de désespoir ou de dépit et peut-être – et c’est là l’erreur de Krouchtchev – pour un « coup de Prague ». Après quelque Kerenski, la France passerait aisément du Front populaire au communisme. La France satellisée, ç’en serait fait de l’Italie d’abord et l’Allemagne isolée, le dernier rempart de la liberté en Europe sauterait. Les Etats-Unis n’auraient plus qu’à choisir entre la guerre, qu’ils ne feraient pas et le repli sur eux-mêmes, l’Asie, l’Afrique et l’Europe étant successivement perdues. Cette perspective qui nous paraît machiavélique est tout à fait dans la pensée de Krouchtchev qui croit, hélas comme d’autres, au sens de l’histoire ou plutôt au sens qu’il lui donne : le triomphe inévitable et assuré du communisme dans le monde.

Il est certainement convaincu, et il faut bien reconnaître que le cours des événements ne lui donne pas de démenti, que le temps travaille pour la prédominance russe, pourvu qu’on sache profiter des occasions de la pousser. Une tournée triomphale en France en est une vraiment exceptionnelle ; d’où sa colère et sa volonté déterminée à ne pas la manquer.

Nous nous garderons de faire des pronostics, mais nous avons les sentiments que ses espoirs seront déçus. Il est à craindre malheureusement que cette déception ne l’enrage et que notre politique ne fasse les frais de l’aventure. Cela est d’autant plus à redouter que cette politique n’est pas précisément appréciée à l’étranger. Il n’est que de lire la presse pour s’en convaincre.

 

La Presse Étrangère et la Politique Algérienne

Elle fait même – presque unanimement – au Général de Gaulle un procès d’intention sur sa politique algérienne, l’accusant, comme toute une presse française d’ailleurs, d’en avoir changé au cours de son récent voyage : accusation aussi fausse qu’injuste. Sans doute a-t-il nuancé sa pensée en fonction des auditoires, mais l’idée d’une Algérie algérienne liée à la France était perceptible au départ et a demeuré. Ses préférences ont toujours été à une Algérie fédérale où chaque groupe ethnique aurait une certaine autonomie garantie par notre présence. Il ne repoussait pas une francisation, mais la croyait impossible et même dangereuse, car la figure de la Métropole risquait d’être transformée le jour où les Musulmans seraient quinze millions au lieu de neuf. Enfin, bien qu’il la repoussât, il a envisagé une sécession et un partage de type palestinien, avec regroupement de populations, si rien d’autre n’était possible.

Les événements du 24 janvier à Alger auxquels il ne pouvait pas ne pas s’opposer ont singulièrement bouleversé la situation et là encore, il était impossible de ne pas rassurer l’armée : les quelques quarante mille hommes qui assument la lutte proprement dite et qui, privés des chefs qui lui inspiraient confiance, pouvaient être démoralisés et perdre confiance dans leur mission. Après Dien-Bien-Phu et Suez, l’hypothèse n’est hélas pas à écarter.

 

Une Occasion Manquée

La faute n’est pas là. Il y eut au printemps dernier et au début de l’été, une chance de résoudre les problèmes ; nous l’avons vu ici même lorsque Bourguiba, las de la pression et des exactions du F.L.N., souhaitait une fin rapide. La chance s’offrait ; elle était certaine, mais elle ne tenait qu’à un fil. Il eut fallu pour réussir mettre en sourdine tout espèce de nationalisme, s’assurer tous les concours, internationaliser l’affaire et inviter les U.S.A. qui s’y prêtaient et avaient sur Rabat et Tunis de forts moyens de pression et même Hammarskoeld de l’O.N.U., à imposer une trêve et une négociation où le F.L.N. n’aurait été qu’un élément. En voulant faire seuls, nous avons perdu cette occasion. Il est peu probable qu’elle se retrouve avant longtemps.

Nous nous excusons de cet exposé qui déborde la ligne que nous traçons habituellement, mais nous croyons répondre à l’attente des lecteurs qui nous pressent d’exprimer une opinion « dépassionnée ».

 

La Situation en Europe Centrale

Avant de visiter Paris, nous conseillerions à M. Krouchtchev de faire un détour improvisé et incognito dans la partie de son empire qui est sur son chemin. Voici ce qu’il y verrait :

En Allemagne orientale, à Berlin, l’exode des paysans allemands vers la liberté, chassés par la collectivisation forcée des campagnes ; dans ces mêmes campagnes, des fermes incendiées par les paysans désespérés et même les cadavres de tous ceux qui se suicident pour échapper aux sbires de Ulbricht qui les forcent à se dépouiller de leurs terres pour entrer dans les kolkhoses. Il pourrait faire un tour à Prague où il verrait de longues queues de ménagères qui attendent l’arrivée problématique d’un camion chargé de légumes ou de fruits, ou même de pâtes et de conserves. A Poznań, en Pologne, il pourrait haranguer les grévistes dont on vient de réduire de 30% les salaires déjà plus que maigres. A Dresde, en D.D.R., il verrait des rassemblements d’ouvriers et de femmes protester contre le ravitaillement. Il en apprendrait des choses sur le paradis qu’il vient nous promettre. Mais gageons qu’il le sait aussi bien que nous et qu’il s’en moque.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1960-03-12 – Stratégie et Politique

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Le Courrier d’Aix – 1960-03-12 – La Vie Internationale.

 

Stratégie et Politique

 

En cette fin d’hiver 1959-60, la tâche d’un chroniqueur n’est ni facile, ni agréable s’il cherche à s’élever au-dessus des problèmes quotidiens et suivre dans son ensemble le fil de l’histoire en train de s’accomplir. Le brusque tournant marqué dès les premiers jours de janvier par la crise de la V° République a, de plus, mis la France au centre de cette évolution et cela rend inévitable, malheureusement, des appréciations sur la politique suivie par elle. Notre pays joue un rôle déterminant dans les rapports internationaux par sa position géographique et stratégique, et cela est à la fois une force et un danger. Si le monde suit avec tant de vigilance et d’inquiétude nos démarches, c’est qu’il sait bien que si ce pivot venait à lâcher, il ne resterait guère d’espoir de maintenir la cohésion du reste.

 

Le Désarmement

Le problème du désarmement revient au premier plan avec la Conférence qui va s’ouvrir à Genève. Bien que personne ne crie à une chance quelconque de règlement, ce n’est plus le débat académique qui fournit périodiquement du travail aux experts compétents, et un thème de propagande aux Chefs d’Etat. Ce qui est en question, c’est une révision de la stratégie des deux camps. Les Russes ayant acquis l’égalité sinon la supériorité dans l’armement nucléaire, y voient maintenant un obstacle à la réalisation de leurs desseins. En effet, rien ne pourra empêcher, dans un avenir plus ou moins proche, d’autres nations de prendre rang dans le domaine atomique militaire ; la France y est parvenue à demi, on parle aujourd’hui de la Chine, l’Inde même y songe. Ceux qui la possèdent réellement voudraient trouver le moyen d’en conserver le monopole pour se mettre à l’abri de dangereuses surprises.

Mais cela n’est pas l’essentiel : l’armement nucléaire avec la puissance de destruction mutuelle qu’il implique, bloque en fait la situation présente du monde en jouant le rôle d’épouvantail. Aucun pays ne peut songer à s’en servir sans s’exposer à la ruine, la Russie particulièrement qui, affaiblie, se trouverait à la merci de la Chine. Les Soviets considèrent donc que la destruction et l’interdiction des armes nucléaires n’auraient pour eux que des avantages ; au lieu d’être arrêtés par la menace de représailles, ils pourraient compter sur leur supériorité considérable en armements dits classiques, n’ayant plus devant eux qu’une coalition faible et désunie.

C’est pourquoi dans ce jeu du chat et de la souris qui se poursuit à Genève depuis plus d’un an et va reprendre, les Etats-Unis et l’Angleterre ont profité de tous les obstacles, en particulier celui du contrôle des explosions souterraines, pour tenir les projets au point mort. C’est pourquoi aussi le plan que les Etats-Unis veulent proposer à Genève comporte quatre phases qui les mettent à l’abri d’une suprématie soviétique :

_ 1° arrêt des expériences nucléaires ; _ 2° réduction des forces classiques et en même temps arrêt de la production des armes atomiques ; _ 3° mise en place d’un système de contrôle et d’inspection ; _ 4° élimination des armes de destruction massive et transfert des forces conventionnelles à une force internationale de sécurité. Grâce à ce dernier point surtout, ils sont assurés que les Soviets n’accepteront jamais.

Mais c’est ici que la France intervient et fait obstacle à ce plan rendant l’accord préalable des Occidentaux impossible. La France voudrait que le contrôle s’exerce non sur les bombes et leur fabrication qu’elle possède, mais sur les moyens de les « délivrer » qu’elle n’a pas : satellites artificiels, fusées, bombardiers. D’autre part, elle soutient qu’il n’y a de désarmement que nucléaire et que les armements conventionnels n’ont pas d’importance cela parce que, supprimé l’armement nucléaire qu’elle n’a pas, ses possibilités dans l’autre domaine, le classique, demeurent intactes et prennent toute leur valeur, ce qui lui permettrait de reprendre une place qu’elle a perdue.

Ce plan, bien entendu, n’a pas plus que les autres, des chances d’être adopté. Mais le fait de le proposer parce qu’il conviendrait admirablement aux Russes, a provoqué chez nos Alliés une humeur compréhensible, bien inutilement.

 

L’Affaire du Congo

Une autre manifestation de ce nationalisme qui, comme disait le président Eisenhower, s’empare des jeunes nations, mais n’épargne pas malheureusement les vieilles, est ce rappel stupéfiant par M. Couve de Murville d’un accord franco-belge de 1908, sur le Congo. Au cas où le statut du Congo belge viendrait à être modifié, la France avait alors reçu un droit de préemption sur le territoire. Nous avons dit déjà, il y a quelques mois, que les ambitions de Fulbert Youlou, – qui, entre parenthèses, s’est débarrassé de ses ministres français, – d’annexer le bas Congo belge à l’ex-Congo français, allait nous valoir des difficultés avec nos voisins.

Cela n’a pas manqué. Les Belges qui nous reprochent déjà d’être à l’origine de leur capitulation, ont réagi avec humeur et le ministre de Wigny a déclaré avec aigreur que, à la veille de son indépendance, le Congo belge n’était pas à vendre. Cette histoire absurde, sous laquelle il y a des intérêts économiques (le projet de barrage du Congo à Inga), n’est pas fait pour entretenir l’harmonie occidentale. On pourrait d’ailleurs allonger la liste de ce genre de coups d’épingles. Elle remplirait plusieurs de nos chroniques. N’insistons pas.

 

L’O.T.A.N.

Autre sujet de conflit : l’O.T.A.N. Là aussi, la France isolée et suspectée fait quelques difficultés bien que, comme nous le signalions depuis l’entrevue de Gaulle-Norstad, la position française se soit assouplie. Le Général commandant en chef qui, avec l’ensemble de ses collègues, français compris, tient à poursuivre l’intégration des forces atlantiques, vient de décider un pas dans ce sens. Une petite force mobile composée de bataillons anglais, français et américains et munie d’armes susceptibles de recevoir une tête nucléaire va être constituée pour être employée le cas échéant en n’importe quel point menacé dans le périmètre couvert par l’O.T.A.N., force qui pourrait s’accroître de contingents italiens, allemands d’abord, d’autres ensuite. On ne sait pas encore si ce projet a reçu ou non l’approbation de Paris. Il n’a qu’une valeur symbolique, mais à la veille des grandes rencontres au sommet, il a son poids.

 

L’Accélération du Marché Commun

Dans un autre domaine, par contre, nous assistons à des progrès intéressants : l’accélération des phases prévues pour la réalisation du Marché Commun. Profitant de la conjoncture favorable qui pourrait bien ne pas durer, les Ministres chargés de la réalisation du plan se sont mis à peu près d’accord sur le tarif extérieur qu’ils adopteront en commun et qui pourrait être effectif l’an prochain. Ce qui permettrait d’éviter une guerre économique entre les Six et les Sept de la zone de libre-échange et faciliterait l’adhésion des Etats-Unis et du Canada à la réforme prévue de l’organisation européenne de coopération économique.

Du côté français, c’est une mesure courageuse qui, si elle devient effective, mettrait fin au malthusianisme pratiqué ici depuis tant d’années. Elle créerait une situation irréversible, en principe du moins, qui nous empêcherait de retomber dans l’isolement protectionniste de naguère. Le rajeunissement de notre économie qui se heurte à tant de situations acquises est ressenti comme indispensable par tous les industriels qui se soucient de notre avenir. Souhaitons que les circonstances ne leur soient pas, une fois de plus, contraires.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-03-05 – De Vieux Procédés

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Le Courrier d’Aix – 1960-03-05 – La Vie Internationale.

 

De Vieux Procédés

 

Dans l’ordre diplomatique, l’événement le plus significatif de la semaine, est sans nul doute l’affaire des bases de la République fédérale allemande en Espagne ; non pas qu’il ait une réelle importance en regard des grands problèmes du monde, mais parce qu’il est très révélateur de l’état des esprits actuellement.

 

Les Exigences de l’Armée Moderne

Les faits d’abord : l’entrainement et les bases logistiques d’une armée moderne exigent d’assez vastes espaces libres dont certains pays surpeuplés d’Europe ne disposent pas : tels la Belgique, la Hollande, l’Allemagne. Ainsi, l’armée hollandaise a obtenu du Gouvernement français l’usage de camps d’exercice chez nous. Les Allemands eux-mêmes y ont des dépôts. Mais pour des raisons psychologiques, il était difficile de présenter ici des soldats allemands en uniforme. Bonn a pensé à l’Espagne où les Etats-Unis entretiennent des bases militaires importantes, où l’Allemagne a conservé des sympathies et qui est susceptible de faire partie de l’O.T.A.N. Des négociations avec Madrid étaient en cours à ce sujet avec l’assentiment de la France, du général Norstad et sans doute des U.S.A. Jusque-là, rien d’anormal, du moins tant que la chose demeurait affaire militaire, en dehors de la connaissance publique.

 

L’Éclat

La bombe a éclaté dès que l’opinion a été au courant. L’indiscrétion est partie de Londres et a provoqué les passions politiques. Le Parti travailliste désorganisé par sa défaite électorale a vu là – avec le boycott des marchandises en provenance de l’Union Sud-africaine – une occasion de ressaisir la faveur des masses en évoquant la collusion Hitler-Franco et les souvenirs de la guerre. Mais le Gouvernement MacMillan, probablement à l’origine de la révélation, a su diminuer la portée de l’incident et en même temps montrer qu’il avait déconseillé aux Allemands une telle démarche et qu’il la désapprouvait. A la veille des pourparlers avec les Russes sur Berlin, on ne pouvait trouver meilleur occasion d’ébranler la position du chancelier Adenauer et affaiblir son opposition à toute concession aux Soviets. Ce sont de ces coups auxquels l’histoire politique anglaise nous a habitués.

Remarquons aussi la maladresse, classique elle aussi, des Allemands : car ces questions de base n’avaient aucun caractère d’urgence et il eut été d’élémentaire prudence d’éluder une aussi brûlante question avant que le sort de Berlin ne soit réglé. Naturellement, la propagande soviétique s’est emparée de l’incident et la position de Krouchtchev est singulièrement renforcée devant le Chancelier de l’Allemagne « revancharde » et de son ministre de la guerre, Strauss, l’ « Hitler de demain ».

Quant aux Américains, toujours embarrassés et hésitants, ils n’osent ni avouer qu’ils étaient au courant, ni désapprouver les Allemands, ni heurter l’opinion anglaise. Franco lui, dément contre l’évidence, ce  qui est bien aussi dans sa manière. Le Gouvernement français donne consigne du silence.

 

Réflexions sur un Incident

On saisit là, sur le vif, comme au milieu d’un monde entraîné dans une évolution bouleversante, les combinaisons des hommes d’Etat, les passions politiques des Partis, les manœuvres de militaires, changent peu. Si cette histoire s’était déroulée il y a cinquante ans, elle aurait été du même genre, toutes circonstances mises à part. C’est cela qui effraye : le décalage croissant entre un monde qui va sa course et des hommes auxquels il ne manque pas seulement un supplément d’âme, mais plus encore la faculté de changer d’habitudes mentales. Si le cœur ne suit pas, l’intellect encore moins.

 

Les Motifs de l’Angleterre

Les raisons de l’incident sont claires : les Anglais luttent par tous les moyens contre le Marché Commun, c’est-à-dire contre toute coopération politique et économique entre la France et l’Allemagne et rien ne les empêchera d’employer tous les moyens, même ceux qui en définitive se retourneront contre eux et contre l’Occident tout entier. Ils ont peur de cette puissance industrielle qui se forme en Europe dont le Marché Commun n’est, comme nous l’avons vu, que le prétexte ou l’occasion – puissance à laquelle les Américains apportent leur concours financier et technique, parce qu’ils ont intérêt à exporter d’Europe les marchandises qu’ils ne peuvent fabriquer chez eux à un prix compétitif, à cause du coût trop élevé de leur main-d’œuvre.

La vente aux Etats-Unis des « Caravelle » françaises et la participation d’une firme américaine dans une de nos fabriques – nationale – de matériel d’aviation, a été pour les Anglais un véritable choc. Pendant des années, ils ont essayé de faire de l’aviation à réaction un article majeur d’exportation ; ils ont lutté avec les Américains et sans être battus, ils ont vu leur supériorité contestée et des concurrents nouveaux leur disputer les marchés ; ils viennent en outre d’avoir une autre déception avec les centrales nucléaires (la planification en apporte souvent de cette taille). Ces centrales qu’ils croyaient pouvoir exporter dans le monde entier ne trouvent guère d’acheteurs et ils sont obligés, chez eux, de ralentir la construction de ces usines destinées à la production d’une électricité dont le prix de revient est trop élevé en regard de l’abondance des autres sources d’énergie. Exporter est pour les Anglais une question vitale et malheureusement la concurrence devient chaque jour plus âpre, surtout par suite des exigences de leur main-d’œuvre. Leur position n’est pas facile, il faut le reconnaître, et le Gouvernement se voit obligé de recourir au système des subventions pour que les grandes industries exportatrices demeurent concurrentielles. Cela naturellement s’étend au plan politique. Pour affaiblir des concurrents, tous les moyens sont bons, même ceux qui ont pour effet de donner aux Soviets des atouts, ce qui est le cas aujourd’hui.

 

Eisenhower en Amérique Latine

La tournée d’Eisenhower en Amérique latine s’achève et malgré quelques incidents mineurs, ce fut un succès. L’homme jouit incontestablement d’un grand prestige et les masses qui le ressentent lui font fête. Cela est particulièrement significatif en Amérique du Sud où elles ont été pendant des lustres surchauffées par la propagande anti-yankee. La foule, à Santiago du Chili a lapidé le siège du Parti communiste où l’on avait exposé un portrait de Fidel Castro. Emotivité, sans doute ; instinct profond aussi qui pousse vers celui en qui l’on reconnaît la sincérité et la bonne foi, une certaine naïveté même. Nixon, qui paraît à peu près certainement appelé à succéder à Eisenhower, aura bien de la peine à conquérir une telle popularité.

 

Krouchtchev en Indonésie

Quant à Krouchtchev, il ne semble pas qu’il ait plu aux Asiatiques. Avec son idolâtrie de la machine, il a fait figure de super yankee, de philistin même ; son mépris des traditions, des usages et de la religion a choqué. Mais comme les crédits sont toujours bons à prendre, les gouvernements sont satisfaits. Ce qu’on attendait avant tout du Russe, là-bas, c’est une protection contre la Chine. Nous avons l’impression que de ce côté, Krouchtchev, sans s’engager, a tenu à rassurer Hindous, Indonésiens, Birmans et Afghans. Chou en Laï a accepté de venir à New-Delhi rendre visite à Nehru, ce qui est un succès pour celui-ci qui en avait grand besoin devant son opinion. Certains prétendent que c’était là l’effet d’un coup monté entre Pékin et Moscou. Nous ne le pensons pas ; mais que les Russes aient encore sur les Chinois un solide pouvoir, cela ne fait plus de doute.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-02-27 – L’Évolution Africaine

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Le Courrier d’Aix – 1960-02-27 – La Vie Internationale.

 

L’Évolution Africaine

 

L’évolution suit son cours, c’est-à-dire que les éléments nouveaux ne font qu’accentuer et développer la tendance antérieure, que ce soit en Afrique Noire où en Asie du Sud-Est ou Krouchtchev poursuit sa tournée, ou en Amérique latine où Eisenhower commence la sienne.

 

La Conférence de Londres sur le Kenya

L’événement le plus intéressant est sans doute la conclusion de la Conférence de Londres sur l’avenir du Kenya. A la table ronde il y avait là, le leader africain Mboya, les Européens colons dits ultras présidés par M. Briggs, et les Européens partisans d’une collaboration multiraciale dont le porte-parole est M. Blundell. On voit que cette trilogie figure assez bien ce que serait une semblable conférence pour l’Algérie. En principe, après de multiples incidents, on est parvenu à un certain accord, ce qui ne signifie pas un accord certain. Le chemin de l’indépendance est ouvert : le conseil législatif qui gouverne le territoire sera en majorité africain. Cependant, les minorités européennes, arabes et asiatiques conserveront au sein de l’Assemblée une représentation assez étendue et l’Angleterre entend conserver ses bases stratégiques, Nairobi pour l’armée et l’aviation, Mombasa pour la marine. Le problème le plus délicat était l’accession des Noirs à la propriété des hautes terres, les plus fertiles, appartenant jusqu’ici aux colons anglais. L’équivoque – parmi d’autres – persiste sur ce point.

Nous avons écouté à la radio de Londres l’interview accordée par Mboya dont nous avons surtout retenu ce passage : les Européens installés au Kenya devront choisir : ou bien s’en aller, ce qu’ils ont intérêt à faire le plus tôt possible, ou bien s’intégrer au nouvel Etat, c’est-à-dire devenir citoyens du pays, se conformer à ses lois et, si nous comprenons bien, ne plus compter sur l’Angleterre pour leur garantir des privilèges. Nous interprétons la pensée ou plutôt l’arrière-pensée du leader africain : les ultras une fois partis et leurs terres reconquises, peu à peu il sera facile de décourager les autres qui suivront la même voie au fur et à mesure que le nouvel Etat sera capable de se passer de leur concours. Si nous transposons, c’est sans nul doute ce que Fehrat Abbas conçoit pour l’Algérie et que son dernier discours implique.

Macleod, le Ministre anglais des colonies qui a présidé la Conférence de Londres, sait fort bien à quoi l’engage le compromis qu’il a obtenu : le Kenya sera, dans un avenir plus ou moins proche, ce qu’est le Ghana et sera demain la Nigéria. L’Angleterre, au fond, souhaite d’être débarrassée de ce problème ; le rapatriement de quelques 60.000 colons, échelonné sur plusieurs années ne présente pas de difficultés majeures. L’exemple britannique fera école comme il l’a fait déjà pour l’Afrique Française et Belge, depuis l’indépendance du Ghana. Estimant le cours des choses irréversible, ils le précipitent. Ont-ils tort ou raison ? L’avenir décidera.

 

Hypothèses

Deux hypothèses sont possibles qui peuvent d’ailleurs être vérifiées par les faits aussi bien l’une que l’autre, selon les cas et les circonstances : ou bien, l’hypothèque coloniale levée, des relations fondées sur une certaine coopération s’établiront entre les nouveaux maîtres de l’Afrique et les anciennes puissances colonisatrices, grâce surtout au fait que les premiers n’ont d’autre langue que celle des derniers pour communiquer avec le monde extérieur. Dans ce cas, le plus favorable, les anciens maîtres conserveraient une influence prépondérante dans les nouveaux Etats, mais non plus privilégiée. Ou bien, cas le moins favorable, l’évolution ira dans le sens que décrivait sommairement un Italien installé au Congo Belge : le dernier gendarme belge parti, les Noirs se massacreront entre eux et lorsque l’anarchie les aura ramenés à la famine et à la misère et que les Blancs découragés auront fui, quelqu’un se présentera qui, sous prétexte de les aider, installera un bon dictateur de leur choix, qui leur apprendra la discipline. Cet honnête courtier sera le Russe ou le Chinois … ou même les deux. Si les choses prenaient ce tour, si l’Union Sud-africaine, la Rhodésie du Sud, et le Katanga belge, les uns après les autres tombaient sous la coupe de Moscou, comme la Guinée n’est pas loin de l’être, le Monde libre pourrait se rappeler le mot de Krouchtchev « Nous vous enterrerons ».

Les Anglais n’ont pas pu ne pas mesurer ce risque. Si le Monde libre perdait les ressources de l’or, du diamant et du cuivre que représentent l’Afrique du Sud, cette rupture d’équilibre, qui en entraînerait d’autre, rendrait notre système économique inviable. L’heure de la grande capitulation serait proche. Heureusement le pire n’arrive pas souvent et beaucoup estiment, au moins pour l’Afrique noire que, la  fièvre nationaliste une fois apaisée par le succès de l’indépendance, les nouveaux dirigeants se trouveront en face de responsabilités et choisiront une politique susceptible de leur éviter de tomber sous un nouveau joug qui, comparé à l’ancien, serait infiniment lourd. En tout cas, il y aura toujours en Afrique assez d’antagonismes et de particularismes ethniques pour qu’une solution uniforme ne prévale pas.

C’est là peut-être, à notre sens, l’avantage et aussi le danger : la guerre froide pourrait bien s’étendre en Afrique et le continent devenir le théâtre de troubles où chacun des deux camps soutiendrait ses partisans : guerre froide et peut être chaude. Beaucoup d’armes tchécoslovaques et autres sont allées en Guinée, au Cameroun aussi, dit-on, et même au Ghana. Des revendications territoriales se manifestent. Souvenons-nous de la guerre d’Espagne. Il est bien improbable qu’un mouvement aussi rapide et aussi violent que cette débâcle africaine se poursuive et s’apaise dans l’ordre, sans que le sang coule.

 

 

Krouchtchev en Indonésie

Revenons à nos deux voyageurs : Krouchtchev en Indonésie a été incommodé par la chaleur, l’accueil a été mitigé. Enthousiaste ici, très réservé ailleurs. Le seul trait remarquable qu’on rapporte est qu’il aurait conseillé à Soekarno de ne pas se préoccuper des menaces chinoises dans le conflit qui oppose Djakarta à Pékin, relatif à l’expulsion de commerçants chinois des campagnes indonésiennes. Par ailleurs, il a émis quelques critiques sur la façon de travailler des Indonésiens qui n’ont pas été très goûtées ; l’ancien mineur du Donbass n’a pas de la psychologie des peuples une expérience très subtile.

 

Le Voyage d’Eisenhower

Quant à Eisenhower, il a commencé par se heurter aux nationalistes Portoricains qui, eux aussi, subissent l’influence de Fidel Castro. Le périple sud-américain sera délicat, mais à l’encontre du Russe, le Président des Etats-Unis a beaucoup de tact et un don de conciliation qui lui a valu sa carrière. Même si, comme il est probable, les opposants ne manquent pas de se manifester, cette mission de bonne volonté réchauffera beaucoup de sympathies.

 

Crise en Italie

Crise en Italie : ce sont les libéraux, élément pourtant modéré, qui provoquent la chute de Segni au moment où les autres Partis et la Démocratie chrétienne auraient préféré l’éviter. Cette politique du pire de M. Malagodi n’est pas approuvée par la presse qui partage d’ordinaire ses idées. La politique intérieure italienne ressemble assez à ce qu’était la nôtre sous la Quatrième. Beaucoup d’Italiens enviaient jusqu’ici notre nouveau régime et cherchaient, en vain d’ailleurs, un candidat valable. Depuis, ils sont un peu plus réservés.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-02-20 – Les Revers des Voyages Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1960-02-20 – La Vie Internationale.

 

Les Revers des Voyages Diplomatiques

 

En repensant les événements des dernières semaines, nous nous reportions au tableau de la situation qu’on présentait aux alentours du Jour de l’An, et qui était débordant d’optimisme, non pas seulement comme il est d’usage à pareille époque, mais parce que la nouvelle décade s’ouvrait sur des perspectives de prospérité et de paix, de détente internationale et d’expansion économique.

Tout est bien différent aujourd’hui : le baromètre a fléchi, la détente escomptée s’estompe ; on n’y voit plus qu’une tactique plus adroite dans la poursuite de la guerre froide ; la Conférence au Sommet, fâcheusement retardée, ne suscite plus grand espoir et déjà, on parle dans les milieux d’affaires, d’une nouvelle dépression. Les marchés financiers pleins d’allant alors, sont déprimés. L’histoire est faite de ces brusques tournants que les historiens, avec le recul du temps, ne reconnaissent guère et qui sont pourtant déterminants, car l’idée que le monde se fait de l’avenir, le commande toujours dans une certaine mesure. Nous venons donc de passer par un brusque virage et ce n’est pas vrai seulement en France où les événements imprévus se sont succédés sans trêve, mais pour l’ensemble de l’Occident.

 

La Bombe A Française

Le dernier en date – qui, celui-là, n’était pas imprévu – est l’explosion de la bombe atomique française. Depuis qu’on l’annonçait, elle n’aurait pas dû susciter grand émoi. C’est le contraire qui s’est produit.

Il n’est pas de pays, pas de publication, qui n’ait dit son mot et qui fut rarement approbateur. Tout cela est surprenant et pénible, car il n’y a ni raison morale, ni politique pour qu’on refuse à la France un droit que d’autres ont pris sans consulter personne. Le fait est cependant là. Il est douloureux de constater que nous n’avons pas beaucoup d’amis dans le monde prêts à nous approuver quand nous n’avons pas tort, ce qui serait justice élémentaire. Nous faisons cette remarque pour montrer à ceux qui mettent leur espoir dans le poids des forces spirituelles, combien celles-ci sont incohérentes et contradictoires ; alors qu’elles devraient toujours distinguer le bien du mal et ne pas confondre un crime évident avec des infractions discutables, elles sont, en réalité, indulgentes aux plus forts et cruelles à ceux qui, devant le règne de la force, cherchent les moyens de faire respecter leur place.

Cela dit, l’opportunité de cette démonstration nucléaire était contestable. Il ne manque pas d’arguments pour et contre. En tout cas, elle ne méritait pas la condamnation qui a été prononcée, non pas par ceux qui en tout état de cause ne nous veulent pas du bien, mais par d’autres qui se prétendent de notre camp. La solidarité du Monde libre ne s’en trouvera pas affermie.

 

Afrique Anglaise et Afrique Française

Tout cela s’apaisera ; conséquence plus intéressante, ce sont les répercussions de l’événement en Afrique noire. On sait que le Ghana, ou plutôt son maître Nkrumah, a été le plus violent dans ses apostrophes à notre endroit. Il a même bloqué les avoirs français dans le pays. Par contre, les Etats de la Communauté étaient représentés à Reggane et tous ont approuvé l’explosion de la bombe française. Ce qui montre bien l’antagonisme des pays africains de culture française et anglaise. La vieille rivalité coloniale qui dure s’est transposée en rivalités d’Etats, maintenant souverains. Même Sékou Touré a évité de se ranger trop ouvertement aux côtés de Nkrumah. Les ambitions du panafricanisme que celui-ci nourrit, ne sont pas près de se réaliser. La bombe française n’aurait-elle eu que ce résultat, il ne manquerait pas d’importance.

 

Krouchtchev en Asie

Krouchtchev poursuit son voyage en Asie pour faire contre-poids à la tournée d’Eisenhower. Il n’a pas eu cependant le succès du Président américain auprès des foules. La méfiance à l’égard de l’U.R.S.S. persiste. Les Orientaux qui ont du flair voient le double jeu. L’U.R.S.S. reste l’alliée de Pékin, en dépit des frictions qu’on soupçonne entre les deux communismes. Mieux, Krouchtchev profite de cette équivoque pour laisser les pays du subcontinent asiatique dans la crainte du redoutable voisin. L’Inde qui attendait un appui a été déçue ; les autres en tirent la leçon.

 

Les Incidents Italo-Russes

L’impétueux Krouchtchev n’a pas davantage servi sa cause par son algarade avec le Président Gronchi. La surprise passée et les commentaires ironiques sur cette déconvenue, le peuple italien s’est senti blessé dans son amour-propre national qui est vif. Il ne le cache pas. Les répercussions de l’événement n’ont pas tardé : la chute du gouvernement Milazzo en Sicile, qui s’était allié au communisme pour se maintenir au pouvoir. Le Gouvernement Segni qui paraissait branlant semble maintenant plus ferme. On reconnait, au sein de la démocratie chrétienne divisée, combien l’avertissement du Vatican était fondé. On sait que le Cardinal Ottaviani avait condamné ceux des Chefs d’Etat qui rendent visite aux maîtres du communisme et qui reçoivent les ennemis de la Chrétienté. Cette intervention de l’Eglise avait soulevé les passions. L’événement les a calmées.

 

Krouchtchev en France

Cela ne visait pas que l’Italie. Une autre visite prochaine ne paraît pas plus opportune. On cherche en vain quel intérêt elle peut présenter dans l’ordre politique, d’autant qu’à peine les réceptions et la tournée terminées, M. Krouchtchev ira donner l’accolade à Sékou Touré en Guinée, pour l’assurer que l’U.R.S.S. veille sur sa prospérité et certainement lui offrir des crédits et des fournitures qui lui permettront de se passer d’autres concours. N’en disons pas plus.

 

Mikoyan à Cuba

L’expérience faite par le Président Eisenhower se conclut exactement de même : l’esprit de Camp David a eu pour résultat indirect le voyage de M. Mikoyan à Cuba. Voilà l’U.R.S.S. prenant pied aux abords des Etats-Unis dans cette colonie devenue libre et de plus entretenue par les subsides américains. Voyage de propagande réussi à n’en pas douter : l’U.R.S.S. accorde à Castro un prêt de 100 millions de dollars et s’engage à lui acheter un million de tonnes de sucre par an, ce qui n’est pas négligeable. Le coup est habile. Les Russes trouvent là une des rares denrées qu’ils peuvent absorber, parce qu’ils n’en produisent pas assez pour eux-mêmes et en même temps, ils provoquent l’irritation du Congrès américain qui va demander l’abrogation du « Sugar Act » par lequel les Etats-Unis achètent à Cuba 3 millions de tonnes de sucre par an à un prix presque double du cours mondial, 5,50 contre 2,90, c’est-à-dire aux frais du contribuable américain. C’est ce que les Soviets veulent obtenir à la veille du voyage du président Eisenhower en Amérique latine. Cela pour montrer aux pays en cette zone où les sentiments à l’égard des U.S.A. sont mélangés, que ceux-ci n’hésitent pas à user de représailles contre un des leurs quand il ne se conforme pas aux exigences de la politique américaine. Cette intrusion de la politique russe à Cuba est grave. C’est aussi une leçon dont peut-être les Etats-Unis avaient besoin. Elle devrait les faire réfléchir sur la politique qu’ils ont menée ailleurs et dont nous n’avons pas eu lieu de nous féliciter en France.

 

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Criton – 1960-02-13 – Les Échecs de la Diplomatie

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Le Courrier d’Aix – 1960-02-13 – La Vie Internationale.

 

Les Échecs de la Diplomatie

 

L’échec qu’on espère provisoire, des négociations pour l’indépendance de Chypre attire une fois de plus l’attention sur l’impuissance de la diplomatie à aboutir à des arrangements satisfaisants, ou tout au moins acceptables pour les parties en cause. A l’époque où les Ambassadeurs menaient les pourparlers, il était rare qu’un conflit ne se termine pas par un accord ou un traité : on tournait la page et une évolution nouvelle prenait son départ sur les formules arrêtées.

Depuis 1914, et surtout depuis 1945, on ne signale que des impasses. Ou bien l’une des deux parties cède sur toute la ligne et même dans ce cas l’autre trouve moyen de revenir sur ce qu’elle a accepté, ainsi la Conférence de Genève de 1955 et celle sur Chypre l’an dernier, ou bien on négocie à perte de vue sans résultat, comme dans toutes les rencontres Est-Ouest. Une seule exception : la libération de l’Autriche par les Soviets après des années de discussions stériles, et là encore par une décision unilatérale des Russes, sur laquelle la lumière n’est pas encore faite. Aussi, lorsque l’on parle de négociations, par exemple avec le F.L.N. où chacun devrait faire quelques concessions, recevoir d’un côté, donner de l’autre, on en appelle à un miracle que tous les précédents rendent invraisemblable. Négocier veut dire aujourd’hui faire capituler l’adversaire ou bien gagner du temps sans autre résultat.

Nous insistons sur cette situation parce qu’elle est la marque d’un temps où tous les problèmes sont inextricables parce que n’existe plus l’état d’esprit préalable à toute négociation : la volonté d’aboutir, en sacrifiant, ceci pour obtenir cela. Cela n’est guère rassurant pour l’avenir.

 

Commonwealth et Communauté

Parmi les négociations en cours, celles qui intéressent le plus l’étranger sont celles de Paris où se discutent les formes que prendront les relations entre la France et les nouveaux Etats africains. On sait que primitivement, ce qu’on appelle la Communauté, reposait sur trois principes : la politique extérieure, la défense et l’économie. Ces trois domaines devant demeurer communs, ce qui justifiait le nom choisi.

Dans le premier, la politique extérieure, rien ne subsiste en droit : chaque pays ayant sa souveraineté internationale et pouvant mener sa diplomatie à sa convenance. La même règle gouverne les relations de l’Angleterre avec le Commonwealth. Toutefois, dans les deux cas, des conférences périodiques tenteront de maintenir une certaine coordination entre les attitudes extérieures des différents membres.

Pour ce qui est de la défense, le principe d’une défense commune est abandonné ; seuls des accords particuliers fixeront le sort des bases militaires, accords qui n’auront qu’un caractère provisoire, susceptibles d’être dénoncés par l’un des signataires. Sur ce point, en théorie du moins, la Communauté sera plus lâche que le Commonwealth ; les Anglais par exemple, disposent en Australie de leurs champs d’expériences atomiques.

Enfin, pour ce qui est des relations économiques dont les modalités ne sont pas complètement arrêtées comme pour le Commonwealth, subsistera l’appartenance à la zone Franc avec cette différence que la monnaie n’est pas exactement la même, ce qui a son importance (Franc C.A.F. et autres). En tout cas, le principe d’une politique commerciale indépendante est acquis, ce qui permet aux différents pays de la Communauté, de se lier à leur gré par des traités de commerce valables pour eux seuls. Ce qui est aussi le cas pour le Commonwealth, avec cette différence qu’entre les nations qui en font partie et l’Angleterre subsiste la préférence impériale qui conserve sa valeur bien qu’elle se soit peu à peu amenuisée et risque de l’être davantage à l’avenir.

Au fond, le seul lien matériel réside dans les subventions que l’Etat Français accorde à ses partenaires africains, qui sont considérables puisqu’elles couvrent d’abord le déficit de leur balance commerciale environ 300 anciens milliards, plus le déficit en devises (42 milliards en 1958), enfin les dons divers pour l’équipement et l’entretien, une centaine de milliards approximativement. A cet égard, les Anglais sont infiniment moins obérés. Les investissements dans le Commonwealth et les territoires d’outre-mer sont surtout d’ordre privé. On estime la part des fonds publics à moins de cent milliards de nos anciens francs.

Nous donnons ces indications sous toutes réserves ; les comptes sont si compliqués et incertains, qu’il est difficile de s’y retrouver. Il est d’ailleurs trop tôt pour faire le point sur une situation encore très fluide. Il est hors de doute cependant que quelle que soit l’issue des négociations, notre position apparaît déjà moins favorable que celle des Anglais, comme ils ne manquent pas de le souligner. Ce qui tend à disparaître, c’est surtout ce concept d’Eurafrique qui était une grande idée dont la réalisation aurait pu compenser bien des évolutions défavorables. Sans ce lien fondamental, la tendance centrifuge ne fera que s’accélérer, à mesure que les pays de la Communauté se trouveront en état de se suffire : le dilemme paraît assez brutal ; ou ils seront prospères et ils s’en iront, ou ils végèteront et seront à notre charge. A cet égard, les Anglais ayant conquis les territoires les plus riches sont mieux placés, ce qui n’empêche pas qu’ils sont aux prises avec des différends aigus, au Kenya en particulier.

 

MacMillan en Union Sud-Africaine

Le voyage de MacMillan en Afrique ne semble pas avoir arrangé grand-chose. Il a cru bon de prononcer devant le Parlement Sud-africain au Cap un discours historique où il a critiqué la politique d’apartheid et reproché au Gouvernement de ne pas tenir compte de l’évolution du continent noir. M. Louw, le Ministre des Affaires étrangères sud-africain, a répondu assez vertement dans une interview que la population blanche qui a créé le pays n’entendait pas céder le pouvoir et que les Anglais se mêlaient de ce qui ne les regardait pas. Ce qui peut faire craindre que l’Union Sud-africaine ne cesse bientôt de faire partie du Commonwealth, ce qui serait plus préjudiciable aux intérêts anglais qu’aux Sud-africains.

On se demande pourquoi. M. MacMillan s’est mêlé de cette affaire, ce qui pouvait avoir pour son Parti des avantages en période électorale, mais n’en a plus puisqu’en principe, il a cinq ans de pouvoir devant lui. La politique anglaise n’est pas toujours compréhensible.

 

 Gronchi à Moscou

On sait quelles polémiques avait soulevé la décision de M. Gronchi, président de la République italienne, de se rendre à Moscou. Soutien de la gauche de la Démocratie Chrétienne de M. Fanfani, penchant pour un certain neutralisme, il était l’espoir du front populaire des Nenniens et des Communistes.

Cependant, pour ne pas trop marquer le sens de ce voyage, M. Segni, le Premier ministre, l’avait fait accompagné de M. Pella, le Ministre des Affaires étrangères, européen convaincu et fidèle à l’Alliance atlantique. Là-dessus, M. Krouchtchev a réédité avec Gronchi la petite scène qu’il avait exécutée pour MacMillan. Mais le tempérament italien est plus vif que l’Anglais et la dispute a pris un tour acerbe. On s’est jeté à la tête le macaroni et le caviar ; la presse italienne fait des gorges chaudes de cette déconvenue, dont Gronchi est victime ; les illusions s’écroulent dit-elle. Du coup, Krouchtchev n’a pas été invité à se rendre à Rome, c’est toujours cela de gagné.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-02-06 – Épilogue

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Le Courrier d’Aix – 1960-02-06 – La Vie Internationale.

 

Épilogue

 

Le soulagement apporté par la fin de l’insurrection d’Alger n’a pas été moins ressenti à l’étranger qu’en France. On mesure là une fois de plus l’importance que l’opinion mondiale nous accorde. Une période de troubles et de confusion, une nouvelle carence du pouvoir ici, c’était pour l’Alliance Atlantique, déjà desserrée, le signe de la fin et, chose remarquable, à Moscou même, où d’ordinaire les désordres de l’Occident sont exploités, on semble se féliciter du retour à l’ordre légal.

 

Interrogations

Cependant, l’alarme passée, on s’interroge : et maintenant, la solution du problème algérien est-elle plus proche ? A en juger par l’attitude de Tunis à l’égard de Bizerte et les résolutions publiées dans les capitales arabes, on en doute. Cependant, elle redevient possible alors que la rébellion d’Alger, même si elle était demeurée latente, la rendait impossible, bien que les inquiétudes et les incertitudes demeurent.

Pour notre part, nous avions écrit ici au printemps dernier, qu’on pouvait espérer qu’à l’automne 1959 les bases d’un accord pourraient être trouvées. Nous pensions qu’une solution de type fédéral, dont on parle maintenant, serait proposée : les parties du pays où l’élément européen domine, jouiraient d’une certaine autonomie par rapport aux autres où l’élément musulman est en majorité, l’ensemble demeurant lié à la France par un statut analogue à celui qui, à cette époque, devait régir les autres Etats de la Communauté. A moins d’un partage pur et simple fort difficile à établir à maintenir et à faire accepter, il semble bien qu’il n’y a pas d’autre solution possible. C’est l’avis d’ailleurs des spécialistes étrangers et de la plupart des Gouvernements dans la mesure où ils laissent percer leur opinion.

 

Rétrospective

Nous pensions donc qu’au moment opportun, une proposition de règlement de ce genre fédéral serait annoncée solennellement, mais – et tout était là – après consultation des grands Alliés d’abord, de Tunis et Rabat ensuite, et grâce à cette pression convergente, après acceptation de principe du F. L.N. Autrement dit, la déclaration du 16 septembre, ou quelque chose de plus explicite, aurait été faite, la certitude étant acquise qu’elle serait suivie d’un effet immédiat : la fin des hostilités. On se souvient qu’à l’époque, Bourguiba était excédé des conflits entre ses sujets et les rebelles et mal avec le Caire, que Mohamed V devait venir en France et que des rencontres au sommet occidental étaient en vue, puisqu’elles eurent lieu effectivement dans la même période.

Malheureusement, notre raisonnement s’est trouvé en défaut. La déclaration du 16 septembre avait pour objet d’éviter un échec, à l’O.N.U., ce qui au fond était d’assez peu d’importance. Elle a été bien accueillie dans les capitales, mais elle n’a eu aucun résultat sur l’attitude du F.L.N. et elle a par contre provoqué chez les Algérois et dans l’armée, un malaise qui en grandissant a mené à cette révolte du désespoir, absurde, qui aurait pu être catastrophique et qu’il a fallu, si douloureux que ce soit, réprimer. Et maintenant, il faut panser les plaies et repartir comme devant.

Il se peut que l’autorité de l’Etat restaurée et le soutien de la Métropole dans son ensemble étant hors de doute, le climat cette fois soit plus favorable de ce côté-ci ; par contre, il s’est passé beaucoup de choses depuis l’été, l’indépendance du Mali, les troubles du Congo belge et la reddition de Bruxelles, les événements de Cuba, etc., tout un ensemble de faits qui ont puissamment enflé les courants nationalistes en Afrique ; Tunis et Rabat n’ont plus le même ton, la fièvre de l’anti-colonialisme, de l’anti-blanc, pourrait-on dire, a monté et puis l’Alliance Atlantique qui est en présence de l’offensive soviétique pour Berlin n’a plus grand poids pour nous appuyer, surtout après les querelles byzantines de la diplomatie depuis un an.

Nous exprimons ici un avis personnel tout-à-fait objectif, comme celui d’un arbitre qui suit les manœuvres et marque les positions. Mais c’est également à peu près ce que l’on obtiendrait en faisant la synthèse de tous les jugements portés à l’étranger par les observateurs avertis, non pas ceux de la presse à sensation, mais des périodiques où de véritables spécialistes font, sans passion ni préjugé, le point d’une situation.

 

La Seconde Tournée d’Eisenhower

Il faut remarquer en outre que nos partenaires atlantiques se trouvent aujourd’hui devant une situation assez analogue à la nôtre. Non seulement les Belges et les Anglais et demain peut-être les Portugais, mais aussi les Etats-Unis. Le président Eisenhower va entreprendre une tournée en Amérique latine qui s’annonce moins triomphale que celle qu’il a faite en Asie. L’heure favorable est passée ; Fidel Castro à Cuba a poussé sa campagne anti-américaine avec fanatisme, et ces jours-ci, M. Mikoyan le second de Krouchtchev va à la Havane ouvrir une exposition soviétique. Il était allé déjà au Mexique en décembre, sans grand succès d’ailleurs, mais à Cuba, il va trouver un champ d’action favorable. Fidel Castro a des acolytes partout en Amérique latine, et toujours aux portes des U.S.A. les nationalistes Portoricains qui réclament eux aussi l’indépendance. Celle qu’ils ont ne leur suffisant pas, ces partisans préparent partout où paraîtra Eisenhower des manifestations analogues à celles qui ont « salué » le vice-président Nixon l’an passé. Perón l’exilé qui est en Espagne et espère une revanche, n’a pas caché ses sympathies pour Castro. Une campagne anti-yankee se dessine.

 

A Londres et à Bruxelles

Par ailleurs, les Anglais à la Conférence de Londres sur le Kenya, et les Belges à Bruxelles se trouvent en présence d’une surenchère croissante des éléments nationalistes qui rend toute concession, si importante qu’ils la fassent, dépassée par les exigences d’un Mboya ou d’un Kasavubu qui veulent tout et tout de suite : un gouvernement formé par eux et sans lien préalable avec les anciens protecteurs et sans garantie pour les colons (60.000 au Kenya et 100.000 au Congo).

Le tableau ne serait pas complet sans Chypre ; les discussions sur l’étendue des bases britanniques sont en suspens, malgré les ultimes concessions de Londres. Tout cela se tient, même la nouvelle tension entre Israël et Nasser dont les développements ne sont pas rassurants.

 

A Budapest

Terminons, non plus sur une bien bonne, hélas, mais sur une affaire particulièrement tragique qui soulève des controverses et une émotion générale : le gouvernement Kadar, en Hongrie aurait fait exécuter à Budapest, cent cinquante jeunes gens de 18 ans, filles et garçons, qui avaient pris part à l’insurrection de 1956 qui étaient en prison depuis et ne pouvaient légalement être fusillés à cause de leur âge. Budapest dément. Mais comme la nouvelle a été diffusée par la B.B.C. de Londres qui n’a pas l’habitude de répandre des informations non contrôlées, on demande une enquête que Kadar jusqu’ici refuse. L’O.N.U. sera saisie. C’est tout dire. Qu’attend la Croix-Rouge internationale, qui s’est si bien acquittée de sa mission en Algérie, et dont une certaine presse ici a publié le rapport avec délectation, pour demander à visiter Budapest ?

 

                                                                                  CRITON