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Le Courrier d’Aix – 1960-04-16 – La Vie Internationale.
Le Printemps des Rencontres
Voyages, conférences, discours se multiplient ; l’opinion reste sceptique et même un peu lasse. On serait, en effet, fort embarrassé de tirer de cette agitation politico-diplomatique, une conclusion positive sur un point quelconque des problèmes dont on attend la solution. On dirait plutôt que l’on cherche à reporter les échéances en maintenant le contact et une certaine bonne humeur qui est de règle dans les visites d’hommes d’Etat. Il est urgent d’attendre, comme l’on dit, mais quoi, on ne sait trop.
La Campagne anti-Allemande
Sans presser le mouvement vers une confrontation sérieuse, la diplomatie soviétique n’est pas inactive. Depuis six mois, elle s’efforce de discréditer l’Allemagne fédérale. Il y eut d’abord les incidents antisémitiques qu’elle a, sinon fomentés du moins amplifiés et exploités, puis la réapparition des croix gammées sur les murs et les manifestations nazies plus ou moins organisées un peu partout. Ensuite, le voyage de Krouchtchev en France, au cours duquel il s’efforça, sans succès, de ranimer les souvenirs de l’hitlérisme. A noter à cet égard que cette propagande ne trouva pas plus d’appui ici à gauche qu’à droite et que l’acquittement de fait d’Abel Bonnard, survenu au même moment, n’a soulevé aucune protestation.
Alors les Russes ont essayé autre chose. Prague a envoyé à Bonn une masse de dossiers concernant des personnages en place en Allemagne fédérale, qui auraient appartenu au Parti nazi. Bonn les a fait examiner consciencieusement. La plupart étaient des faux ; trois ou quatre seulement ont été retenus pour enquête. Enfin, simultanément, ont été institués deux procès, l’un à Berlin-Est, l’autre à Moscou, contre le Ministre allemand des réfugiés Oberländer, accusé d’avoir participé à des répressions sanglantes à Löw pendant la guerre. Tout cela a paru bien artificiel et monté pour les besoins d’une mauvaise cause, à tel point que les Partis communistes en Occident, ont hésité à en faire un thème de propagande. Peut-être cette mise en scène avait-elle surtout pour objet de ranimer les souvenirs et les haines dans les pays satellites qui ont subi l’invasion allemande. Mais là aussi, l’affaire est tombée dans l’indifférence. Les habitants ont d’autres soucis plus pressants.
En fait, on peut conclure que les relations Est-Ouest sont au point mort ; à Genève, où les deux conférences, l’une sur l’arrêt des expériences nucléaires piétine, et l’autres sur le désarmement est ajournée au début juin, après la Conférence au Sommet dont, de part et d’autre, on n’attend pas grand-chose.
L’Angleterre et l’Unité Européenne
Par contre, à l’intérieur du Monde libre, les préoccupations sérieuses ne manquent pas. Au premier plan, le conflit à la fois économique et politique, qui oppose l’Angleterre au Continent. Rappelons d’abord qu’au cours de son voyage à Washington, M. MacMillan s’est montré fort irrité de l’appui américain au Marché Commun européen et de l’attitude peu favorable à la zone de libre-échange créée par l’Angleterre, de M. Douglas Dillon, l’ancien Ambassadeur à Paris, chargé présentement de la politique extérieure économique des U.S.A.
On sait que le « Washington Post », organe sérieux, avait rapporté les propos du Premier anglais qui aurait déclaré en substance :
« 1° que si les Etats-Unis continuaient à soutenir l’intégration économique européenne, la Grande-Bretagne serait contrainte à des mesures discriminatoires contre les marchandises en provenance de la zone Dollar ;
2° que si la France et l’Allemagne poursuivaient leur politique d’unification de l’Europe occidentale, l’Angleterre n’aurait d’autre choix que d’organiser une alliance périphérique contre elles, et de rappeler qu’au temps de Napoléon, l’Angleterre s’est alliée à la Russie pour briser les ambitions de l’Empereur »
Quand nous disions ici que les Anglais pensaient encore à Napoléon, d’aucuns souriaient.
En réalité, ces propos n’ont pas été sérieusement démentis, sinon pour la forme, et la menace demeure. Sans doute s’agit-il là d’une manœuvre tactique pour peser sur les décisions du Cabinet de Bonn qui est, comme on sait, divisé sur les projets Hallstein d’accélération du Marché Commun et sur Paris même, où ces plans rencontrent des résistances dans certains milieux industriels. Mais il ne faudrait pas minimiser l’hostilité des Anglais au Marché Commun. Ils mènent depuis deux ans une lutte acharnée, et comme l’écrivait hier un commentateur italien, « les Anglais n’hésiteraient pas à couler à pic l’Europe tout entière pour sauver leurs intérêts commerciaux ». Ils ont déjà enregistré un succès : l’accélération ou plutôt la réalisation du Marché Commun (qui n’a eu jusqu’ici qu’une existence théorique, puisque les avantages que se sont accordés les pays membres sont étendus à d’autres) qui était prévue pour juin est ajournée, à la suite d’une délibération du Cabinet de Bonn où l’influence d’Erhard l’a emporté. Pour notre part, nous n’avons jamais cru au Marché Commun. Nous espérons toujours nous être trompés, mais notre scepticisme reste entier.
L’Afrique du Sud
L’attentat contre le Premier Ministre sud-africain, Dr Verwoerd ajoute un épisode au drame qui divise Noirs et Blancs, et aussi les Blancs entre eux ; et on ne voit pas comment il pourrait être apaisé. On ne saurait trop répéter qu’il s’agit avant tout d’un problème d’arithmétique. Une minorité plus évoluée gouverne une masse qui prend conscience de sa force, sans trop savoir comment elle pourrait se substituer à ses maîtres sans ruiner l’ensemble de la Communauté. Affaire de nombre. Nous voyons en effet que lorsque la majorité change, le problème disparaît. C’est ce qu’ont réalisé les Russes au Turkménistan, où depuis deux ans, les Musulmans autochtones sont devenus la minorité. C’est ainsi que les Chinois ont submergé le Tibet ; en quelques dix ans, ils ont décuplé le nombre de colons et les Tibétains ne sont plus qu’un cinquième de la population. En Mongolie intérieure et au Sinkiang, l’immigration réduit rapidement la supériorité numérique des races indigènes. Celles-ci sont subjuguées sans rémission.
Ce qui complique et rend insoluble le problème sud-africain, tient à plusieurs faits. D’une part, cette loi du nombre qui prend un caractère idéologique : le sacro-saint principe de la démocratie qui veut que la majorité gouverne, et d’autre part la division entre l’Église Réformée hollandaise qui reste attachée à la ségrégation et l’Église Anglicane qui y est opposée, conflit qui transpose sur le plan religieux l’antagonisme entre Blancs d’origine britannique et les Africains d’origine néerlandaise. En bonne logique, la solution qui consiste à séparer physiquement les deux races, ne devrait pas soulever d’objection puisqu’à l’origine de la colonisation, le pays était à peu près vide et que Noirs et Blancs sont venus à la même époque de l’extérieur pour l’occuper. Ils sont colonisateurs au même titre. Par contre, comme l’a d’ailleurs souligné le Ministre Sud-africain de la Justice, Dr Erasmus, ce qui est inique, c’est que les Noirs sont au service des Blancs qui les emploient. La ségrégation impliquerait que les Blancs fissent eux-mêmes le travail manuel auquel ils répugnent. Le même problème se pose ailleurs, nous ne l’ignorons pas.
Au surplus, la crise est entretenue là-bas par des ingérences extérieures, car l’indigène noir n’est pas uniformément hostile au régime actuel d’apartheid ; le pays est prospère et le niveau de vie des travailleurs noirs est de loin le plus élevé de tout le continent. Des salaires mensuels de 60 à 80.000 francs par mois ne sont pas exceptionnels ; le logement, l’alimentation, l’éducation et l’hospitalisation des Bantous, sont organisés à grands frais par le Gouvernement sud-africain ; rien de comparable n’existe en Afrique, même en Afrique du Nord, si bien que l’afflux clandestin de Noirs venus des pays voisins est impossible à contenir. D’où le système des cartes d’identité qui est à l’origine des troubles récents et auquel les indigènes installés et pourvus de travail, ne sont nullement défavorables, au contraire.
Le panafricanisme et le communisme travaillent les masses parce que cette prospérité gêne leurs desseins. L’anarchie et la ruine en Afrique du Sud seraient d’une gravité que la plupart des étrangers en Occident ne mesurent pas ; l’enfer est pavé de bonnes intentions. Réfléchissons avant de juger.
CRITON