Criton – 1960-04-02 – Réflexions sur un Voyage

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Le Courrier d’Aix – 1960-04-02 – La Vie Internationale.

 

Réflexions sur un Voyage

 

A l’heure où nous écrivons, le voyage de Krouchtchev tire à sa fin. Soulagement pour la plupart, autant étrangers que Français et pour l’intéressé lui-même, sans doute. Si l’on confronte les rapports de ceux d’ici et de l’extérieur qui l’ont suivi dans sa course, l’impression se dégage d’un échec à peu près total.

 

Les Causes de l’Insuccès

A cela deux raisons : l’une vient de Krouchtchev qui en prenant pour thème de ressusciter l’antagonisme franco-allemand, a montré trop évidemment qu’il cherchait à détacher Bonn de ses liens avec l’Occident pour faire sauter le verrou de Berlin, ce qui heurtait à la fois notre politique officielle et le sentiment de la grande majorité du peuple pour qui la réconciliation franco-allemande est un gage de sécurité.

L’autre raison vient de l’organisation même du voyage qui, tant à Paris qu’en province, n’a été qu’une succession de cérémonies officielles et protocolaires fastidieuses pour l’hôte et qui donnaient au surplus de la vie française une image compassée et formaliste assez éloignée de la réalité vivante, exactement le contraire de ce qui aurait plu au visiteur. De l’avis des représentants étrangers, Krouchtchev s’est fatigué et ennuyé et n’a pu qu’avec effort surmonter une mauvaise humeur constante qui s’est souvent traduite par des boutades assez aigres. Le voyage n’aura servi en rien la cause de la compréhension mutuelle, au contraire.

 

Krouchtchev et Pierre le Grand

Détail assez amusant, la visite de Krouchtchev en France rappelle curieusement celle que fit Pierre le Grand pendant la Régence. Il remporta de la Cour de Versailles et des réceptions des notables, le plus mauvais souvenir. Ce butor que l’étiquette irritait, ne se souciait ni d’œuvres d’art, ni de mets délicats. Il n’aimait que se mêler au peuple, de partager ses plaisirs et trouver les moyens d’équiper son pays et parfaire son armée.

A la base, il y a une autre erreur, celle de croire que le rapprochement entre les peuples est fonction de visites mutuelles permettant de se connaître mieux. En réalité, les grandes haines comme les grands enthousiasmes sont le produit de l’imagination. Ils s’allument entre gens ou peuples qui s’ignorent. En se fréquentant, haines et enthousiasmes s’éteignent. Il ne reste que de petits sentiments individuels et contradictoires où la vanité nationale joue le rôle prépondérant.

C’est toujours mieux chez soi, et Krouchtchev n’a pas manqué de nous le dire. Devant nos plus brillantes réalisations, son éloge fut qu’on faisait à peine mieux en U.R.S.S. Au surplus, il est plus sensible à la dimension des entreprises qu’à leur qualité ; il n’a pas les connaissances techniques nécessaires pour l’apprécier et chez lui, le gigantesque est mieux à sa place et frappe les esprits.

Voilà l’essentiel des remarques que nous pouvons présenter avec quelque certitude. Ce que l’on souhaitait avant tout ici comme dans le monde, est que cette visite se passe sans drame. Le reste est secondaire et ne peut rien changer aux positions respectives.

 

La Machine Soviétique

Pour en revenir aux détails, l’un d’eux nous a frappés ; Krouchtchev ne semble pas bien au courant de la politique qu’on mène dans son propre pays. Quand on lui a parlé de l’or, par exemple, il a dit que le précieux métal lui semblait tout au plus bon à orner les vespasiennes (sic) alors que les économistes russes attachent une grande importance à sa possession, que les Soviets en poursuivent l’extraction à grands frais, qu’ils l’accumulent et n’en vendent sur le marché de Londres que les quantités indispensables au règlement de leurs créances, ce qui représente tout de même quelques 250 à 300 millions de dollars par an.

Ce petit fait paraît de peu d’importance. Il n’en révèle pas moins que la machine soviétique n’est pas aussi dominée par la volonté d’un homme, qu’on le croit généralement. Et même en politique extérieure, les plans et les décisions sont loin d’être dictées par le Maître. En Russie, plus qu’ailleurs, la puissance des bureaux et des organismes de direction, limite les initiatives du chef. Il en fut toujours ainsi d’ailleurs.

 

Aspects du Communisme Russe

On en dirait autant du communisme qui est censé régir l’U.R.S.S. S’il nous avait été donné d’interroger Krouchtchev nous lui aurions demandé comment il se peut qu’un particulier en U.R.S.S. (un simple officier en retraite, pas même un personnage), puisse se faire construire avec l’aide de l’Etat, non seulement une agréable villa au bord de la mer, dont il est devenu propriétaire et qu’il occupe, mais même une seconde dans les mêmes conditions qu’il loue à gros prix pour les vacances de quelque haut fonctionnaire et qu’il puisse ainsi vivre de ses rentes comme un bon bourgeois capitaliste. Comment se fait-il encore que les statistiques officielles reconnaissent que les trois cinquièmes du commerce des produits alimentaires dans les villes, sont le fait des paysans directement ou même, ce qui est pis, des revendeurs qui les ramassent dans les villages et les revendent avec de beaux bénéfices. Voilà qui pourrait fournir un trait d’union pour le rapprochement des doctrines antagonistes …

 

L’Afrique en Feu

Mais venons-en aux questions sérieuses ; hélas, l’une nous préoccupe. C’est l’Afrique, l’Afrique en feu. Le grand, le redoutable problème de l’heure : l’Union Sud-africaine ébranlée par les révoltes et les incendies au Cap et à Johannesburg, un fanatisme aveugle et sauvage qui brûle les hôpitaux et les églises. M. MacMillan a paru fort embarrassé à la Chambre des Communes, et même soucieux.

En effet, la tentative faite à Londres, à la Conférence sur le Kenya pour établir des relations multiraciales, a eu de singuliers résultats. On sait que le leader africain, Mboya avait participé à cette réunion. A son retour à Nairobi, il a été hué par ses mandants et un nouveau parti dont il est exclu s’est formé sous la direction d’un extrémiste qui se réclame de Kenyatta, l’instigateur de la révolte sanglante des Mao-Mao. Le Ministre anglais des Colonies, Macleod qui avait organisé la Conférence de Londres, s’est rendu en Rhodésie du Nord. Il a été pris à parti par la foule noire qui réclamait l’indépendance immédiate.

Au Nyassaland, les émeutes ont repris. Au Congo Belge, Kasavubu organise une gendarmerie noire qui perquisitionne chez les Blancs ; à Luluabourg, les batailles entre tribus se rallument. Les Belges quittent le pays, les capitaux s’évadent et la banque nationale a dû freiner les transferts. Tous les moyens de transport sur l’Europe sont loués pour plus de six mois … Nous pourrions continuer ainsi.

Heureusement, il y a parmi les nouveaux dirigeants africains, des hommes évolués qui s’inquiètent. Sylvanus Olympio, premier ministre du Togo ex-français, quoique de formation britannique, est venu à Paris chercher protection contre l’ambition du Ghana, son voisin. Au Mali et en Côte d’Ivoire, on s’alarme de la pénétration communiste en Guinée, et aussi du panafricanisme de Nkrumah. Ce qui est à redouter, comme nous le disions précédemment, c’est que les désordres entre Africains, et entre Africains et Blancs, ne soient le prélude de véritables guerres, que l’arrivée massive d’armes tchèques et autres, rend possible.

La politique d’indépendance inaugurée par l’Angleterre et suivie par la France peut être positive si les nouveaux Etats sont en mesure de s’organiser et de conserver comme Madagascar des liens étroits avec l’ancienne Métropole. Si les leaders raisonnables sont débordés, c’est de proche en proche, le continent entier qui court à l’anarchie. On mesure aisément les conséquences.

 

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