Criton – 1960-03-26 – Le Jour K

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Le Courrier d’Aix – 1960-03-26 – La Vie Internationale.

 

Le Jour K

 

Voici venu le jour K. Tout commentaire serait prématuré. M. Krouchtchev est comme Janus. Le Général de Gaulle reçoit le tsar maître de toutes les Russies et de l’empire conquis par la Moscovie qui va, de la petite ville de Londenau ( ?) où stationne l’Armée rouge, au Pacifique. Londenau est à 235 kilomètres à vol d’oiseau de Lauterbourg en Alsace. Il est bon de le rappeler. Mais Krouchtchev vient, lui, comme Premier ministre de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et Secrétaire général du Parti communiste. Le dialogue dans ces conditions sera d’un caractère assez particulier.

 

Impérialisme et Communisme

La double qualification de Krouchtchev est à elle seule un problème et au fond le problème capital pour l’avenir du monde, celui au surplus qui divise les commentateurs. Il y a ceux qui voient d’abord et même uniquement le communisme, formant un bloc indivisible présent partout, et qui aspire à la domination mondiale par tous les moyens, comme une religion politique destinée à faire de tous les habitants du monde des fidèles ou des sujets par persuasion ou contrainte. Auquel cas, il ne saurait y avoir entre les membres du Parti appartenant à des nations différentes, aucun conflit, aucune divergence susceptible de les opposer. Il y a par contre ceux pour qui le communisme est une idéologie qui sert de masque à un impérialisme semblable à tous ceux du passé, l’idéologie étant une arme choisie pour sa puissance de pénétration et qui appuyée par une force militaire géante deviendra irrésistible, à condition toutefois que la même idéologie ne soit pas utilisée par deux impérialismes différents visant au même but et donc fatalement appelés à entrer en conflit.

 

Deux Générations

Pour Krouchtchev, comme pour la plupart des militants révolutionnaires de sa génération qui ont mené la lutte dès 1917, l’idéologie et l’impérialisme ne se dissocient pas. Il a foi dans la doctrine et dans son triomphe final grâce à la propagande et à la force militaire conjuguées. Il est donc impossible de le faire penser russe sans qu’il pense en même temps bolchevik. Dissocier les deux est d’avance peine perdue. Il en est de même d’un Mao Tsé Tung.

Mais les hommes passent : entre la génération de Krouchtchev, dont le pouvoir ne peut durer longtemps et la génération qui le remplacera, il y a un fossé. Pour ces gens qui sont autour de la quarantaine, la lutte révolutionnaire est « un récit de papa », l’idéologie marxiste-léniniste une leçon apprise à l’école, particulièrement fastidieuse : réalistes, matérialistes, nationalistes, ils sont plus sensibles à l’histoire russe qu’à la doctrine. L’Occident les intéresse plus que l’Orient. Ils sont volontiers racistes, méprisent les jaunes et les craignent. Avec eux, la Russie reprendra son visage, son déguisement en U.R.S.S. ne sera conservé que dans la mesure où il pourra servir la cause nationale. Ces traits ne sont pas seulement des vues d’avenir à échéance indéterminée, ce sont des réalités présentes.

 

Le Communisme en Guinée

Nous lisions ces jours-ci le reportage d’un Italien en Guinée, qui est devenu le quartier général de la pénétration de l’orient communiste en Afrique. Tous les pays du Bloc s’y affairent, et concluent des accords culturels et commerciaux. Mais tandis que les Russes et les Satellites européens installent leurs nombreuses délégations à Conakry dans des immeubles à air conditionné, les Chinois eux partent en jeep dans la brousse, répandent des tracts en français, endoctrinent les chefs, aident et conseillent les paysans noirs. Ils font si bien que Sékou Touré en demande davantage ; on peut être sûr qu’ils répondront à l’appel.

On voit là que si communistes blancs et jaunes collaborent en apparence, c’est sur des plans différents. Et le moment n’est pas loin où les premiers seront regardés comme des colonialistes, tandis que les autres seront des frères venus apporter aux Noirs la recette de la vraie indépendance et du bonheur à la chinoise … à moins que ce ne soit le point de départ d’une invasion comme le craignent déjà certains hommes politiques du Continent noir, au Cameroun par exemple.

 

Chou en Laï et le Népal

Pour l’heure, nous en sommes encore à la collaboration sino-russe. On vient d’en avoir la preuve : Chou en Laï se rendra à la Nouvelle Delhi discuter avec Nehru des problèmes frontaliers en litige et pour préparer ce revirement, la Chine et le Népal viennent de conclure un accord de bon voisinage qui comporte un règlement de la frontière entre le Népal et le Tibet et même un traité d’assistance économique. Un modus vivendi plus vague, mais du même sens, avait été arrêté récemment entre la Chine et la Birmanie. Il est hors de doute que la pression de Moscou a obligé les Chinois à un compromis avec les voisins du Sud. La tension au Laos paraît également atténuée, Krouchtchev ne veut pas que l’Asie du Sud-Est prenne peur et sa tournée là-bas lui a appris combien on se défiait de Pékin.

L’heure d’un conflit entre les deux communismes n’est pas venue, d’autant qu’il ne semble pas que tout aille pour le mieux en Chine. Après des inondations, on parle beaucoup de sécheresse, ce qui prouve que le ravitaillement aura à souffrir et que le rendement des Communes du Peuple laisse à désirer.

 

Les Troubles au Transvaal

Des troubles sérieux ont éclaté en Union Sud-africaine. Après le malheureux discours de MacMillan au Parlement du Cap, on pouvait le prévoir. L’agitation noire, jusqu’ici localisée au Natal où elle est endémique depuis un demi-siècle s’est manifestée aux portes mêmes de Johannesburg. La répression a été dure et bien que la révolte ne soit dirigée que par un petit Parti noir, son extension est à craindre et l’on ne sait jusqu’où elle ira. Au Transvaal, les Noirs sont obligés de porter une carte d’identité et un certificat d’emploi. Mesure raciste, dit-on ; sans doute, mais qui s’explique. Les Noirs en effet quittent leurs réserves où le niveau de vie est assez bas, pour s’employer dans les mines et l’industrie dirigées par les Blancs où les salaires sont attrayants pour eux. Il est devenu malaisé de contenir cet afflux d’hommes que ne peuvent employer les établissements où déjà la main-d’œuvre est en surnombre. Dans les mines d’or, des bagarres éclatent périodiquement entre indigènes, les travailleurs en place refoulant les nouveaux venus en quête d’emploi.

C’est une situation sans issue ; la population noire croît beaucoup plus vite que le développement de l’industrie n’en peut occuper. On voit par-là comme il est absurde de faire d’une question matérielle une controverse idéologique, d’un drame d’ordre démographique une querelle de races. Cette querelle certes, existe, mais même si la collaboration et l’égalité des races était parfaite en Afrique du Sud, ce que l’on souhaite, on n’aurait pas résolu le problème de donner à tous des moyens d’existence.

 

L’Accélération du Marché Commun

Nous nous étions trop tôt réjouis d’annoncer l’accélération du Marché Commun proposé par la France et accepté par le président Hallstein. Le cabinet de Bonn est divisé sur la question. Tandis qu’Adenauer, Von Brentano et Hallstein, les politiques, veulent faire de l’Europe des Six une communauté, le vice-chancelier Erhard et la majorité des industriels allemands s’opposent aux projets actuels. Ils ne manquent pas d’arguments : l’accélération du Marché Commun comporte l’adoption d’un tarif extérieur unique, ce qui revient à augmenter certains droits de douane dans les pays à bas tarif comme l’Allemagne et à l’abaisser dans ceux à tarif plus élevé comme la France. Ce qui risque de dresser un peu plus les Sept de la zone de libre-échange que domine l’Angleterre contre les Six du Marché Commun.

La question est trop complexe pour que nous puissions l’exposer ici. Il est à craindre malheureusement que la construction de l’Europe ne subisse de nouveaux retards qui pourraient lui être fatale. Heureusement, les négociateurs ont des trésors d’ingéniosité pour inventer des compromis. Puissent-ils en trouver un.

 

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