ORIGINAL-Criton-1960-03-19 pdf
Le Courrier d’Aix – 1960-03-19 – La Vie Internationale.
Explications
Une fois de plus, parler de la conjoncture internationale, c’est parler de la France. Tout l’intérêt se concentre en effet sur la grippe diplomatique de M. Krouchtchev. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’à notre époque submergée d’informations et de commentaires de toutes sortes, on chercherait en vain un exposé, clair, désintéressé et objectif des faits. Pour y parvenir, il faut rassembler des indications éparses, confronter des indiscrétions souvent contradictoires, et suppléer pour le reste par la simple raison aux traits qui manquent.
L’Invitation à M. Krouchtchev
Lorsqu’elle fut faite, cette invitation au maître de la Russie de visiter la France, c’était à la fois un défi au bon sens et une opération de prestige. Notre régime semblait assez sûr de lui pour méconnaître le péril. C’était une manifestation d’indépendance et la consécration d’une grandeur retrouvée. Les temps ont malheureusement changé. Pour Krouchtchev aussi c’était, après le voyage aux U.S.A. et le succès dans la lune, l’affirmation de la puissance et du prestige soviétique, une occasion peut-être aussi de diviser un peu plus l’Alliance occidentale. Mais là aussi, les situations ont évolué. L’opération France lui offre d’autres perspectives.
L’Effort de Propagande
La crise de la V° République, l’échec de la paix en Algérie fournissait l’opportunité d’un vaste effort de propagande : mobilisation du Parti communiste français : trois cents millions anciens étaient fournis pour un rassemblement de masse : Krouchtchev parlerait à la foule au balcon de l’Hôtel de Ville, l’entraînerait au Mur des Fédérés pour célébrer la Commune et un grand meeting suivrait au siège de la C.G.T. Dans les villes de province, le même rassemblement accueillerait le chef du communisme international. Paris prit peur : on retrancha. Le pauvre ; M. Vinogradov qui voit sa carrière en jeu, et peut-être plus, multiplia les démarches : Moscou consentit à une grippe pour lui permettre de trouver un compromis. Le vin était tiré, on dut s’y résigner.
Par ailleurs, on se rendit compte à Paris des risques matériels : les passions soulevées par ce voyage, l’exil momentané des réfugiés de l’Est, tout cela rendait possible une explosion, malgré les déploiements de forces de police. Au lieu d’un succès de prestige, ce serait une répétition générale de guerre civile dans une atmosphère surchauffée par les rancœurs soulevées par le complot d’Alger.
Erreurs d’Appréciation
Dans cet imbroglio, on discerne des erreurs de part et d’autre. Paris pensait obtenir ou plutôt prolonger l’espèce de neutralité observée par Moscou dans l’affaire d’Algérie. Il s’agissait de convaincre Krouchtchev que l’échec de la France ouvrirait les portes de l’Afrique du Nord aux Américains et que l’influence russe ne gagnerait pas au change ; idée fausse, sinon absurde ; le F.L.N. a assez d’appuis au Caire, à Bagdad, à Tripoli et à Pékin pour continuer une guerre de guérillas et de terrorisme, sans l’apport des Russes et de ses satellites. D’ailleurs, même si Krouchtchev le voulait, il ne pourrait pas contraindre les rebelles à céder. Or, son intérêt évident est au contraire que la guerre se prolonge : les Français lassés, déçus, versatiles comme ils sont dans leurs enthousiasmes, seraient mûrs pour n’importe quelle aventure de désespoir ou de dépit et peut-être – et c’est là l’erreur de Krouchtchev – pour un « coup de Prague ». Après quelque Kerenski, la France passerait aisément du Front populaire au communisme. La France satellisée, ç’en serait fait de l’Italie d’abord et l’Allemagne isolée, le dernier rempart de la liberté en Europe sauterait. Les Etats-Unis n’auraient plus qu’à choisir entre la guerre, qu’ils ne feraient pas et le repli sur eux-mêmes, l’Asie, l’Afrique et l’Europe étant successivement perdues. Cette perspective qui nous paraît machiavélique est tout à fait dans la pensée de Krouchtchev qui croit, hélas comme d’autres, au sens de l’histoire ou plutôt au sens qu’il lui donne : le triomphe inévitable et assuré du communisme dans le monde.
Il est certainement convaincu, et il faut bien reconnaître que le cours des événements ne lui donne pas de démenti, que le temps travaille pour la prédominance russe, pourvu qu’on sache profiter des occasions de la pousser. Une tournée triomphale en France en est une vraiment exceptionnelle ; d’où sa colère et sa volonté déterminée à ne pas la manquer.
Nous nous garderons de faire des pronostics, mais nous avons les sentiments que ses espoirs seront déçus. Il est à craindre malheureusement que cette déception ne l’enrage et que notre politique ne fasse les frais de l’aventure. Cela est d’autant plus à redouter que cette politique n’est pas précisément appréciée à l’étranger. Il n’est que de lire la presse pour s’en convaincre.
La Presse Étrangère et la Politique Algérienne
Elle fait même – presque unanimement – au Général de Gaulle un procès d’intention sur sa politique algérienne, l’accusant, comme toute une presse française d’ailleurs, d’en avoir changé au cours de son récent voyage : accusation aussi fausse qu’injuste. Sans doute a-t-il nuancé sa pensée en fonction des auditoires, mais l’idée d’une Algérie algérienne liée à la France était perceptible au départ et a demeuré. Ses préférences ont toujours été à une Algérie fédérale où chaque groupe ethnique aurait une certaine autonomie garantie par notre présence. Il ne repoussait pas une francisation, mais la croyait impossible et même dangereuse, car la figure de la Métropole risquait d’être transformée le jour où les Musulmans seraient quinze millions au lieu de neuf. Enfin, bien qu’il la repoussât, il a envisagé une sécession et un partage de type palestinien, avec regroupement de populations, si rien d’autre n’était possible.
Les événements du 24 janvier à Alger auxquels il ne pouvait pas ne pas s’opposer ont singulièrement bouleversé la situation et là encore, il était impossible de ne pas rassurer l’armée : les quelques quarante mille hommes qui assument la lutte proprement dite et qui, privés des chefs qui lui inspiraient confiance, pouvaient être démoralisés et perdre confiance dans leur mission. Après Dien-Bien-Phu et Suez, l’hypothèse n’est hélas pas à écarter.
Une Occasion Manquée
La faute n’est pas là. Il y eut au printemps dernier et au début de l’été, une chance de résoudre les problèmes ; nous l’avons vu ici même lorsque Bourguiba, las de la pression et des exactions du F.L.N., souhaitait une fin rapide. La chance s’offrait ; elle était certaine, mais elle ne tenait qu’à un fil. Il eut fallu pour réussir mettre en sourdine tout espèce de nationalisme, s’assurer tous les concours, internationaliser l’affaire et inviter les U.S.A. qui s’y prêtaient et avaient sur Rabat et Tunis de forts moyens de pression et même Hammarskoeld de l’O.N.U., à imposer une trêve et une négociation où le F.L.N. n’aurait été qu’un élément. En voulant faire seuls, nous avons perdu cette occasion. Il est peu probable qu’elle se retrouve avant longtemps.
Nous nous excusons de cet exposé qui déborde la ligne que nous traçons habituellement, mais nous croyons répondre à l’attente des lecteurs qui nous pressent d’exprimer une opinion « dépassionnée ».
La Situation en Europe Centrale
Avant de visiter Paris, nous conseillerions à M. Krouchtchev de faire un détour improvisé et incognito dans la partie de son empire qui est sur son chemin. Voici ce qu’il y verrait :
En Allemagne orientale, à Berlin, l’exode des paysans allemands vers la liberté, chassés par la collectivisation forcée des campagnes ; dans ces mêmes campagnes, des fermes incendiées par les paysans désespérés et même les cadavres de tous ceux qui se suicident pour échapper aux sbires de Ulbricht qui les forcent à se dépouiller de leurs terres pour entrer dans les kolkhoses. Il pourrait faire un tour à Prague où il verrait de longues queues de ménagères qui attendent l’arrivée problématique d’un camion chargé de légumes ou de fruits, ou même de pâtes et de conserves. A Poznań, en Pologne, il pourrait haranguer les grévistes dont on vient de réduire de 30% les salaires déjà plus que maigres. A Dresde, en D.D.R., il verrait des rassemblements d’ouvriers et de femmes protester contre le ravitaillement. Il en apprendrait des choses sur le paradis qu’il vient nous promettre. Mais gageons qu’il le sait aussi bien que nous et qu’il s’en moque.
CRITON