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Le Courrier d’Aix – 1960-03-12 – La Vie Internationale.
Stratégie et Politique
En cette fin d’hiver 1959-60, la tâche d’un chroniqueur n’est ni facile, ni agréable s’il cherche à s’élever au-dessus des problèmes quotidiens et suivre dans son ensemble le fil de l’histoire en train de s’accomplir. Le brusque tournant marqué dès les premiers jours de janvier par la crise de la V° République a, de plus, mis la France au centre de cette évolution et cela rend inévitable, malheureusement, des appréciations sur la politique suivie par elle. Notre pays joue un rôle déterminant dans les rapports internationaux par sa position géographique et stratégique, et cela est à la fois une force et un danger. Si le monde suit avec tant de vigilance et d’inquiétude nos démarches, c’est qu’il sait bien que si ce pivot venait à lâcher, il ne resterait guère d’espoir de maintenir la cohésion du reste.
Le Désarmement
Le problème du désarmement revient au premier plan avec la Conférence qui va s’ouvrir à Genève. Bien que personne ne crie à une chance quelconque de règlement, ce n’est plus le débat académique qui fournit périodiquement du travail aux experts compétents, et un thème de propagande aux Chefs d’Etat. Ce qui est en question, c’est une révision de la stratégie des deux camps. Les Russes ayant acquis l’égalité sinon la supériorité dans l’armement nucléaire, y voient maintenant un obstacle à la réalisation de leurs desseins. En effet, rien ne pourra empêcher, dans un avenir plus ou moins proche, d’autres nations de prendre rang dans le domaine atomique militaire ; la France y est parvenue à demi, on parle aujourd’hui de la Chine, l’Inde même y songe. Ceux qui la possèdent réellement voudraient trouver le moyen d’en conserver le monopole pour se mettre à l’abri de dangereuses surprises.
Mais cela n’est pas l’essentiel : l’armement nucléaire avec la puissance de destruction mutuelle qu’il implique, bloque en fait la situation présente du monde en jouant le rôle d’épouvantail. Aucun pays ne peut songer à s’en servir sans s’exposer à la ruine, la Russie particulièrement qui, affaiblie, se trouverait à la merci de la Chine. Les Soviets considèrent donc que la destruction et l’interdiction des armes nucléaires n’auraient pour eux que des avantages ; au lieu d’être arrêtés par la menace de représailles, ils pourraient compter sur leur supériorité considérable en armements dits classiques, n’ayant plus devant eux qu’une coalition faible et désunie.
C’est pourquoi dans ce jeu du chat et de la souris qui se poursuit à Genève depuis plus d’un an et va reprendre, les Etats-Unis et l’Angleterre ont profité de tous les obstacles, en particulier celui du contrôle des explosions souterraines, pour tenir les projets au point mort. C’est pourquoi aussi le plan que les Etats-Unis veulent proposer à Genève comporte quatre phases qui les mettent à l’abri d’une suprématie soviétique :
_ 1° arrêt des expériences nucléaires ; _ 2° réduction des forces classiques et en même temps arrêt de la production des armes atomiques ; _ 3° mise en place d’un système de contrôle et d’inspection ; _ 4° élimination des armes de destruction massive et transfert des forces conventionnelles à une force internationale de sécurité. Grâce à ce dernier point surtout, ils sont assurés que les Soviets n’accepteront jamais.
Mais c’est ici que la France intervient et fait obstacle à ce plan rendant l’accord préalable des Occidentaux impossible. La France voudrait que le contrôle s’exerce non sur les bombes et leur fabrication qu’elle possède, mais sur les moyens de les « délivrer » qu’elle n’a pas : satellites artificiels, fusées, bombardiers. D’autre part, elle soutient qu’il n’y a de désarmement que nucléaire et que les armements conventionnels n’ont pas d’importance cela parce que, supprimé l’armement nucléaire qu’elle n’a pas, ses possibilités dans l’autre domaine, le classique, demeurent intactes et prennent toute leur valeur, ce qui lui permettrait de reprendre une place qu’elle a perdue.
Ce plan, bien entendu, n’a pas plus que les autres, des chances d’être adopté. Mais le fait de le proposer parce qu’il conviendrait admirablement aux Russes, a provoqué chez nos Alliés une humeur compréhensible, bien inutilement.
L’Affaire du Congo
Une autre manifestation de ce nationalisme qui, comme disait le président Eisenhower, s’empare des jeunes nations, mais n’épargne pas malheureusement les vieilles, est ce rappel stupéfiant par M. Couve de Murville d’un accord franco-belge de 1908, sur le Congo. Au cas où le statut du Congo belge viendrait à être modifié, la France avait alors reçu un droit de préemption sur le territoire. Nous avons dit déjà, il y a quelques mois, que les ambitions de Fulbert Youlou, – qui, entre parenthèses, s’est débarrassé de ses ministres français, – d’annexer le bas Congo belge à l’ex-Congo français, allait nous valoir des difficultés avec nos voisins.
Cela n’a pas manqué. Les Belges qui nous reprochent déjà d’être à l’origine de leur capitulation, ont réagi avec humeur et le ministre de Wigny a déclaré avec aigreur que, à la veille de son indépendance, le Congo belge n’était pas à vendre. Cette histoire absurde, sous laquelle il y a des intérêts économiques (le projet de barrage du Congo à Inga), n’est pas fait pour entretenir l’harmonie occidentale. On pourrait d’ailleurs allonger la liste de ce genre de coups d’épingles. Elle remplirait plusieurs de nos chroniques. N’insistons pas.
L’O.T.A.N.
Autre sujet de conflit : l’O.T.A.N. Là aussi, la France isolée et suspectée fait quelques difficultés bien que, comme nous le signalions depuis l’entrevue de Gaulle-Norstad, la position française se soit assouplie. Le Général commandant en chef qui, avec l’ensemble de ses collègues, français compris, tient à poursuivre l’intégration des forces atlantiques, vient de décider un pas dans ce sens. Une petite force mobile composée de bataillons anglais, français et américains et munie d’armes susceptibles de recevoir une tête nucléaire va être constituée pour être employée le cas échéant en n’importe quel point menacé dans le périmètre couvert par l’O.T.A.N., force qui pourrait s’accroître de contingents italiens, allemands d’abord, d’autres ensuite. On ne sait pas encore si ce projet a reçu ou non l’approbation de Paris. Il n’a qu’une valeur symbolique, mais à la veille des grandes rencontres au sommet, il a son poids.
L’Accélération du Marché Commun
Dans un autre domaine, par contre, nous assistons à des progrès intéressants : l’accélération des phases prévues pour la réalisation du Marché Commun. Profitant de la conjoncture favorable qui pourrait bien ne pas durer, les Ministres chargés de la réalisation du plan se sont mis à peu près d’accord sur le tarif extérieur qu’ils adopteront en commun et qui pourrait être effectif l’an prochain. Ce qui permettrait d’éviter une guerre économique entre les Six et les Sept de la zone de libre-échange et faciliterait l’adhésion des Etats-Unis et du Canada à la réforme prévue de l’organisation européenne de coopération économique.
Du côté français, c’est une mesure courageuse qui, si elle devient effective, mettrait fin au malthusianisme pratiqué ici depuis tant d’années. Elle créerait une situation irréversible, en principe du moins, qui nous empêcherait de retomber dans l’isolement protectionniste de naguère. Le rajeunissement de notre économie qui se heurte à tant de situations acquises est ressenti comme indispensable par tous les industriels qui se soucient de notre avenir. Souhaitons que les circonstances ne leur soient pas, une fois de plus, contraires.
CRITON