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Le Courrier d’Aix – 1960-03-05 – La Vie Internationale.
De Vieux Procédés
Dans l’ordre diplomatique, l’événement le plus significatif de la semaine, est sans nul doute l’affaire des bases de la République fédérale allemande en Espagne ; non pas qu’il ait une réelle importance en regard des grands problèmes du monde, mais parce qu’il est très révélateur de l’état des esprits actuellement.
Les Exigences de l’Armée Moderne
Les faits d’abord : l’entrainement et les bases logistiques d’une armée moderne exigent d’assez vastes espaces libres dont certains pays surpeuplés d’Europe ne disposent pas : tels la Belgique, la Hollande, l’Allemagne. Ainsi, l’armée hollandaise a obtenu du Gouvernement français l’usage de camps d’exercice chez nous. Les Allemands eux-mêmes y ont des dépôts. Mais pour des raisons psychologiques, il était difficile de présenter ici des soldats allemands en uniforme. Bonn a pensé à l’Espagne où les Etats-Unis entretiennent des bases militaires importantes, où l’Allemagne a conservé des sympathies et qui est susceptible de faire partie de l’O.T.A.N. Des négociations avec Madrid étaient en cours à ce sujet avec l’assentiment de la France, du général Norstad et sans doute des U.S.A. Jusque-là, rien d’anormal, du moins tant que la chose demeurait affaire militaire, en dehors de la connaissance publique.
L’Éclat
La bombe a éclaté dès que l’opinion a été au courant. L’indiscrétion est partie de Londres et a provoqué les passions politiques. Le Parti travailliste désorganisé par sa défaite électorale a vu là – avec le boycott des marchandises en provenance de l’Union Sud-africaine – une occasion de ressaisir la faveur des masses en évoquant la collusion Hitler-Franco et les souvenirs de la guerre. Mais le Gouvernement MacMillan, probablement à l’origine de la révélation, a su diminuer la portée de l’incident et en même temps montrer qu’il avait déconseillé aux Allemands une telle démarche et qu’il la désapprouvait. A la veille des pourparlers avec les Russes sur Berlin, on ne pouvait trouver meilleur occasion d’ébranler la position du chancelier Adenauer et affaiblir son opposition à toute concession aux Soviets. Ce sont de ces coups auxquels l’histoire politique anglaise nous a habitués.
Remarquons aussi la maladresse, classique elle aussi, des Allemands : car ces questions de base n’avaient aucun caractère d’urgence et il eut été d’élémentaire prudence d’éluder une aussi brûlante question avant que le sort de Berlin ne soit réglé. Naturellement, la propagande soviétique s’est emparée de l’incident et la position de Krouchtchev est singulièrement renforcée devant le Chancelier de l’Allemagne « revancharde » et de son ministre de la guerre, Strauss, l’ « Hitler de demain ».
Quant aux Américains, toujours embarrassés et hésitants, ils n’osent ni avouer qu’ils étaient au courant, ni désapprouver les Allemands, ni heurter l’opinion anglaise. Franco lui, dément contre l’évidence, ce qui est bien aussi dans sa manière. Le Gouvernement français donne consigne du silence.
Réflexions sur un Incident
On saisit là, sur le vif, comme au milieu d’un monde entraîné dans une évolution bouleversante, les combinaisons des hommes d’Etat, les passions politiques des Partis, les manœuvres de militaires, changent peu. Si cette histoire s’était déroulée il y a cinquante ans, elle aurait été du même genre, toutes circonstances mises à part. C’est cela qui effraye : le décalage croissant entre un monde qui va sa course et des hommes auxquels il ne manque pas seulement un supplément d’âme, mais plus encore la faculté de changer d’habitudes mentales. Si le cœur ne suit pas, l’intellect encore moins.
Les Motifs de l’Angleterre
Les raisons de l’incident sont claires : les Anglais luttent par tous les moyens contre le Marché Commun, c’est-à-dire contre toute coopération politique et économique entre la France et l’Allemagne et rien ne les empêchera d’employer tous les moyens, même ceux qui en définitive se retourneront contre eux et contre l’Occident tout entier. Ils ont peur de cette puissance industrielle qui se forme en Europe dont le Marché Commun n’est, comme nous l’avons vu, que le prétexte ou l’occasion – puissance à laquelle les Américains apportent leur concours financier et technique, parce qu’ils ont intérêt à exporter d’Europe les marchandises qu’ils ne peuvent fabriquer chez eux à un prix compétitif, à cause du coût trop élevé de leur main-d’œuvre.
La vente aux Etats-Unis des « Caravelle » françaises et la participation d’une firme américaine dans une de nos fabriques – nationale – de matériel d’aviation, a été pour les Anglais un véritable choc. Pendant des années, ils ont essayé de faire de l’aviation à réaction un article majeur d’exportation ; ils ont lutté avec les Américains et sans être battus, ils ont vu leur supériorité contestée et des concurrents nouveaux leur disputer les marchés ; ils viennent en outre d’avoir une autre déception avec les centrales nucléaires (la planification en apporte souvent de cette taille). Ces centrales qu’ils croyaient pouvoir exporter dans le monde entier ne trouvent guère d’acheteurs et ils sont obligés, chez eux, de ralentir la construction de ces usines destinées à la production d’une électricité dont le prix de revient est trop élevé en regard de l’abondance des autres sources d’énergie. Exporter est pour les Anglais une question vitale et malheureusement la concurrence devient chaque jour plus âpre, surtout par suite des exigences de leur main-d’œuvre. Leur position n’est pas facile, il faut le reconnaître, et le Gouvernement se voit obligé de recourir au système des subventions pour que les grandes industries exportatrices demeurent concurrentielles. Cela naturellement s’étend au plan politique. Pour affaiblir des concurrents, tous les moyens sont bons, même ceux qui ont pour effet de donner aux Soviets des atouts, ce qui est le cas aujourd’hui.
Eisenhower en Amérique Latine
La tournée d’Eisenhower en Amérique latine s’achève et malgré quelques incidents mineurs, ce fut un succès. L’homme jouit incontestablement d’un grand prestige et les masses qui le ressentent lui font fête. Cela est particulièrement significatif en Amérique du Sud où elles ont été pendant des lustres surchauffées par la propagande anti-yankee. La foule, à Santiago du Chili a lapidé le siège du Parti communiste où l’on avait exposé un portrait de Fidel Castro. Emotivité, sans doute ; instinct profond aussi qui pousse vers celui en qui l’on reconnaît la sincérité et la bonne foi, une certaine naïveté même. Nixon, qui paraît à peu près certainement appelé à succéder à Eisenhower, aura bien de la peine à conquérir une telle popularité.
Krouchtchev en Indonésie
Quant à Krouchtchev, il ne semble pas qu’il ait plu aux Asiatiques. Avec son idolâtrie de la machine, il a fait figure de super yankee, de philistin même ; son mépris des traditions, des usages et de la religion a choqué. Mais comme les crédits sont toujours bons à prendre, les gouvernements sont satisfaits. Ce qu’on attendait avant tout du Russe, là-bas, c’est une protection contre la Chine. Nous avons l’impression que de ce côté, Krouchtchev, sans s’engager, a tenu à rassurer Hindous, Indonésiens, Birmans et Afghans. Chou en Laï a accepté de venir à New-Delhi rendre visite à Nehru, ce qui est un succès pour celui-ci qui en avait grand besoin devant son opinion. Certains prétendent que c’était là l’effet d’un coup monté entre Pékin et Moscou. Nous ne le pensons pas ; mais que les Russes aient encore sur les Chinois un solide pouvoir, cela ne fait plus de doute.
CRITON