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Le Courrier d’Aix – 1960-02-27 – La Vie Internationale.
L’Évolution Africaine
L’évolution suit son cours, c’est-à-dire que les éléments nouveaux ne font qu’accentuer et développer la tendance antérieure, que ce soit en Afrique Noire où en Asie du Sud-Est ou Krouchtchev poursuit sa tournée, ou en Amérique latine où Eisenhower commence la sienne.
La Conférence de Londres sur le Kenya
L’événement le plus intéressant est sans doute la conclusion de la Conférence de Londres sur l’avenir du Kenya. A la table ronde il y avait là, le leader africain Mboya, les Européens colons dits ultras présidés par M. Briggs, et les Européens partisans d’une collaboration multiraciale dont le porte-parole est M. Blundell. On voit que cette trilogie figure assez bien ce que serait une semblable conférence pour l’Algérie. En principe, après de multiples incidents, on est parvenu à un certain accord, ce qui ne signifie pas un accord certain. Le chemin de l’indépendance est ouvert : le conseil législatif qui gouverne le territoire sera en majorité africain. Cependant, les minorités européennes, arabes et asiatiques conserveront au sein de l’Assemblée une représentation assez étendue et l’Angleterre entend conserver ses bases stratégiques, Nairobi pour l’armée et l’aviation, Mombasa pour la marine. Le problème le plus délicat était l’accession des Noirs à la propriété des hautes terres, les plus fertiles, appartenant jusqu’ici aux colons anglais. L’équivoque – parmi d’autres – persiste sur ce point.
Nous avons écouté à la radio de Londres l’interview accordée par Mboya dont nous avons surtout retenu ce passage : les Européens installés au Kenya devront choisir : ou bien s’en aller, ce qu’ils ont intérêt à faire le plus tôt possible, ou bien s’intégrer au nouvel Etat, c’est-à-dire devenir citoyens du pays, se conformer à ses lois et, si nous comprenons bien, ne plus compter sur l’Angleterre pour leur garantir des privilèges. Nous interprétons la pensée ou plutôt l’arrière-pensée du leader africain : les ultras une fois partis et leurs terres reconquises, peu à peu il sera facile de décourager les autres qui suivront la même voie au fur et à mesure que le nouvel Etat sera capable de se passer de leur concours. Si nous transposons, c’est sans nul doute ce que Fehrat Abbas conçoit pour l’Algérie et que son dernier discours implique.
Macleod, le Ministre anglais des colonies qui a présidé la Conférence de Londres, sait fort bien à quoi l’engage le compromis qu’il a obtenu : le Kenya sera, dans un avenir plus ou moins proche, ce qu’est le Ghana et sera demain la Nigéria. L’Angleterre, au fond, souhaite d’être débarrassée de ce problème ; le rapatriement de quelques 60.000 colons, échelonné sur plusieurs années ne présente pas de difficultés majeures. L’exemple britannique fera école comme il l’a fait déjà pour l’Afrique Française et Belge, depuis l’indépendance du Ghana. Estimant le cours des choses irréversible, ils le précipitent. Ont-ils tort ou raison ? L’avenir décidera.
Hypothèses
Deux hypothèses sont possibles qui peuvent d’ailleurs être vérifiées par les faits aussi bien l’une que l’autre, selon les cas et les circonstances : ou bien, l’hypothèque coloniale levée, des relations fondées sur une certaine coopération s’établiront entre les nouveaux maîtres de l’Afrique et les anciennes puissances colonisatrices, grâce surtout au fait que les premiers n’ont d’autre langue que celle des derniers pour communiquer avec le monde extérieur. Dans ce cas, le plus favorable, les anciens maîtres conserveraient une influence prépondérante dans les nouveaux Etats, mais non plus privilégiée. Ou bien, cas le moins favorable, l’évolution ira dans le sens que décrivait sommairement un Italien installé au Congo Belge : le dernier gendarme belge parti, les Noirs se massacreront entre eux et lorsque l’anarchie les aura ramenés à la famine et à la misère et que les Blancs découragés auront fui, quelqu’un se présentera qui, sous prétexte de les aider, installera un bon dictateur de leur choix, qui leur apprendra la discipline. Cet honnête courtier sera le Russe ou le Chinois … ou même les deux. Si les choses prenaient ce tour, si l’Union Sud-africaine, la Rhodésie du Sud, et le Katanga belge, les uns après les autres tombaient sous la coupe de Moscou, comme la Guinée n’est pas loin de l’être, le Monde libre pourrait se rappeler le mot de Krouchtchev « Nous vous enterrerons ».
Les Anglais n’ont pas pu ne pas mesurer ce risque. Si le Monde libre perdait les ressources de l’or, du diamant et du cuivre que représentent l’Afrique du Sud, cette rupture d’équilibre, qui en entraînerait d’autre, rendrait notre système économique inviable. L’heure de la grande capitulation serait proche. Heureusement le pire n’arrive pas souvent et beaucoup estiment, au moins pour l’Afrique noire que, la fièvre nationaliste une fois apaisée par le succès de l’indépendance, les nouveaux dirigeants se trouveront en face de responsabilités et choisiront une politique susceptible de leur éviter de tomber sous un nouveau joug qui, comparé à l’ancien, serait infiniment lourd. En tout cas, il y aura toujours en Afrique assez d’antagonismes et de particularismes ethniques pour qu’une solution uniforme ne prévale pas.
C’est là peut-être, à notre sens, l’avantage et aussi le danger : la guerre froide pourrait bien s’étendre en Afrique et le continent devenir le théâtre de troubles où chacun des deux camps soutiendrait ses partisans : guerre froide et peut être chaude. Beaucoup d’armes tchécoslovaques et autres sont allées en Guinée, au Cameroun aussi, dit-on, et même au Ghana. Des revendications territoriales se manifestent. Souvenons-nous de la guerre d’Espagne. Il est bien improbable qu’un mouvement aussi rapide et aussi violent que cette débâcle africaine se poursuive et s’apaise dans l’ordre, sans que le sang coule.
Krouchtchev en Indonésie
Revenons à nos deux voyageurs : Krouchtchev en Indonésie a été incommodé par la chaleur, l’accueil a été mitigé. Enthousiaste ici, très réservé ailleurs. Le seul trait remarquable qu’on rapporte est qu’il aurait conseillé à Soekarno de ne pas se préoccuper des menaces chinoises dans le conflit qui oppose Djakarta à Pékin, relatif à l’expulsion de commerçants chinois des campagnes indonésiennes. Par ailleurs, il a émis quelques critiques sur la façon de travailler des Indonésiens qui n’ont pas été très goûtées ; l’ancien mineur du Donbass n’a pas de la psychologie des peuples une expérience très subtile.
Le Voyage d’Eisenhower
Quant à Eisenhower, il a commencé par se heurter aux nationalistes Portoricains qui, eux aussi, subissent l’influence de Fidel Castro. Le périple sud-américain sera délicat, mais à l’encontre du Russe, le Président des Etats-Unis a beaucoup de tact et un don de conciliation qui lui a valu sa carrière. Même si, comme il est probable, les opposants ne manquent pas de se manifester, cette mission de bonne volonté réchauffera beaucoup de sympathies.
Crise en Italie
Crise en Italie : ce sont les libéraux, élément pourtant modéré, qui provoquent la chute de Segni au moment où les autres Partis et la Démocratie chrétienne auraient préféré l’éviter. Cette politique du pire de M. Malagodi n’est pas approuvée par la presse qui partage d’ordinaire ses idées. La politique intérieure italienne ressemble assez à ce qu’était la nôtre sous la Quatrième. Beaucoup d’Italiens enviaient jusqu’ici notre nouveau régime et cherchaient, en vain d’ailleurs, un candidat valable. Depuis, ils sont un peu plus réservés.
CRITON