Criton – 1960-02-20 – Les Revers des Voyages Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1960-02-20 – La Vie Internationale.

 

Les Revers des Voyages Diplomatiques

 

En repensant les événements des dernières semaines, nous nous reportions au tableau de la situation qu’on présentait aux alentours du Jour de l’An, et qui était débordant d’optimisme, non pas seulement comme il est d’usage à pareille époque, mais parce que la nouvelle décade s’ouvrait sur des perspectives de prospérité et de paix, de détente internationale et d’expansion économique.

Tout est bien différent aujourd’hui : le baromètre a fléchi, la détente escomptée s’estompe ; on n’y voit plus qu’une tactique plus adroite dans la poursuite de la guerre froide ; la Conférence au Sommet, fâcheusement retardée, ne suscite plus grand espoir et déjà, on parle dans les milieux d’affaires, d’une nouvelle dépression. Les marchés financiers pleins d’allant alors, sont déprimés. L’histoire est faite de ces brusques tournants que les historiens, avec le recul du temps, ne reconnaissent guère et qui sont pourtant déterminants, car l’idée que le monde se fait de l’avenir, le commande toujours dans une certaine mesure. Nous venons donc de passer par un brusque virage et ce n’est pas vrai seulement en France où les événements imprévus se sont succédés sans trêve, mais pour l’ensemble de l’Occident.

 

La Bombe A Française

Le dernier en date – qui, celui-là, n’était pas imprévu – est l’explosion de la bombe atomique française. Depuis qu’on l’annonçait, elle n’aurait pas dû susciter grand émoi. C’est le contraire qui s’est produit.

Il n’est pas de pays, pas de publication, qui n’ait dit son mot et qui fut rarement approbateur. Tout cela est surprenant et pénible, car il n’y a ni raison morale, ni politique pour qu’on refuse à la France un droit que d’autres ont pris sans consulter personne. Le fait est cependant là. Il est douloureux de constater que nous n’avons pas beaucoup d’amis dans le monde prêts à nous approuver quand nous n’avons pas tort, ce qui serait justice élémentaire. Nous faisons cette remarque pour montrer à ceux qui mettent leur espoir dans le poids des forces spirituelles, combien celles-ci sont incohérentes et contradictoires ; alors qu’elles devraient toujours distinguer le bien du mal et ne pas confondre un crime évident avec des infractions discutables, elles sont, en réalité, indulgentes aux plus forts et cruelles à ceux qui, devant le règne de la force, cherchent les moyens de faire respecter leur place.

Cela dit, l’opportunité de cette démonstration nucléaire était contestable. Il ne manque pas d’arguments pour et contre. En tout cas, elle ne méritait pas la condamnation qui a été prononcée, non pas par ceux qui en tout état de cause ne nous veulent pas du bien, mais par d’autres qui se prétendent de notre camp. La solidarité du Monde libre ne s’en trouvera pas affermie.

 

Afrique Anglaise et Afrique Française

Tout cela s’apaisera ; conséquence plus intéressante, ce sont les répercussions de l’événement en Afrique noire. On sait que le Ghana, ou plutôt son maître Nkrumah, a été le plus violent dans ses apostrophes à notre endroit. Il a même bloqué les avoirs français dans le pays. Par contre, les Etats de la Communauté étaient représentés à Reggane et tous ont approuvé l’explosion de la bombe française. Ce qui montre bien l’antagonisme des pays africains de culture française et anglaise. La vieille rivalité coloniale qui dure s’est transposée en rivalités d’Etats, maintenant souverains. Même Sékou Touré a évité de se ranger trop ouvertement aux côtés de Nkrumah. Les ambitions du panafricanisme que celui-ci nourrit, ne sont pas près de se réaliser. La bombe française n’aurait-elle eu que ce résultat, il ne manquerait pas d’importance.

 

Krouchtchev en Asie

Krouchtchev poursuit son voyage en Asie pour faire contre-poids à la tournée d’Eisenhower. Il n’a pas eu cependant le succès du Président américain auprès des foules. La méfiance à l’égard de l’U.R.S.S. persiste. Les Orientaux qui ont du flair voient le double jeu. L’U.R.S.S. reste l’alliée de Pékin, en dépit des frictions qu’on soupçonne entre les deux communismes. Mieux, Krouchtchev profite de cette équivoque pour laisser les pays du subcontinent asiatique dans la crainte du redoutable voisin. L’Inde qui attendait un appui a été déçue ; les autres en tirent la leçon.

 

Les Incidents Italo-Russes

L’impétueux Krouchtchev n’a pas davantage servi sa cause par son algarade avec le Président Gronchi. La surprise passée et les commentaires ironiques sur cette déconvenue, le peuple italien s’est senti blessé dans son amour-propre national qui est vif. Il ne le cache pas. Les répercussions de l’événement n’ont pas tardé : la chute du gouvernement Milazzo en Sicile, qui s’était allié au communisme pour se maintenir au pouvoir. Le Gouvernement Segni qui paraissait branlant semble maintenant plus ferme. On reconnait, au sein de la démocratie chrétienne divisée, combien l’avertissement du Vatican était fondé. On sait que le Cardinal Ottaviani avait condamné ceux des Chefs d’Etat qui rendent visite aux maîtres du communisme et qui reçoivent les ennemis de la Chrétienté. Cette intervention de l’Eglise avait soulevé les passions. L’événement les a calmées.

 

Krouchtchev en France

Cela ne visait pas que l’Italie. Une autre visite prochaine ne paraît pas plus opportune. On cherche en vain quel intérêt elle peut présenter dans l’ordre politique, d’autant qu’à peine les réceptions et la tournée terminées, M. Krouchtchev ira donner l’accolade à Sékou Touré en Guinée, pour l’assurer que l’U.R.S.S. veille sur sa prospérité et certainement lui offrir des crédits et des fournitures qui lui permettront de se passer d’autres concours. N’en disons pas plus.

 

Mikoyan à Cuba

L’expérience faite par le Président Eisenhower se conclut exactement de même : l’esprit de Camp David a eu pour résultat indirect le voyage de M. Mikoyan à Cuba. Voilà l’U.R.S.S. prenant pied aux abords des Etats-Unis dans cette colonie devenue libre et de plus entretenue par les subsides américains. Voyage de propagande réussi à n’en pas douter : l’U.R.S.S. accorde à Castro un prêt de 100 millions de dollars et s’engage à lui acheter un million de tonnes de sucre par an, ce qui n’est pas négligeable. Le coup est habile. Les Russes trouvent là une des rares denrées qu’ils peuvent absorber, parce qu’ils n’en produisent pas assez pour eux-mêmes et en même temps, ils provoquent l’irritation du Congrès américain qui va demander l’abrogation du « Sugar Act » par lequel les Etats-Unis achètent à Cuba 3 millions de tonnes de sucre par an à un prix presque double du cours mondial, 5,50 contre 2,90, c’est-à-dire aux frais du contribuable américain. C’est ce que les Soviets veulent obtenir à la veille du voyage du président Eisenhower en Amérique latine. Cela pour montrer aux pays en cette zone où les sentiments à l’égard des U.S.A. sont mélangés, que ceux-ci n’hésitent pas à user de représailles contre un des leurs quand il ne se conforme pas aux exigences de la politique américaine. Cette intrusion de la politique russe à Cuba est grave. C’est aussi une leçon dont peut-être les Etats-Unis avaient besoin. Elle devrait les faire réfléchir sur la politique qu’ils ont menée ailleurs et dont nous n’avons pas eu lieu de nous féliciter en France.

 

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