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Le Courrier d’Aix – 1960-04-23 – La Vie Internationale.
Les Idéaux en Marche
Après l’ère des ambassadeurs, puis celle des grandes conférences, caractéristique de l’entre-deux guerres, nous sommes décidément entrés dans l’âge du tourisme diplomatique. Qu’ils soient blancs, jaunes ou noirs, les chefs d’Etat ou leurs seconds, sont en visite. Ils y prennent, apparemment quelque agrément, mais on se demande s’il ne s’agit pas d’un moyen commode de se soustraire aux soucis du pouvoir et d’échapper aux problèmes embarrassants qui les harcèlent à domicile. Les questions urgentes doivent attendre et l’on compte sans doute qu’elles se résoudront d’elles-mêmes avec le temps ou que les mécontents condamnés à la patience, auront d’autres préoccupations. Si Syngman Rhee en Corée du Sud avait entrepris une longue tournée, il n’y aurait peut-être pas de révolte à Séoul. Quant à la diplomatie même, elle ne s’en trouve ni mieux, ni pis. Tout cela n’appelle pas grand commentaire.
La Collectivisation de l’Allemagne Orientale
Les orages n’en sont pas pour autant dissipés. C’est encore sur l’Allemagne qu’ils planent. Les Soviets accélèrent le pas par l’entremise d’Ulbricht et de ses sbires. C’est une nouvelle révolution qui s’accomplit en Allemagne orientale. Le cas est assez curieux, car tandis qu’en U.R.S.S. le collectivisme marque une pause, même une régression, sinon dans les institutions du moins dans les mœurs, les Soviets ont entrepris de le réaliser chez les Satellites, sauf en Pologne où les résistances passives sont trop fortes.
La D.D.R. ou République Démocratique allemande, doit devenir le modèle du communisme accompli. La collectivisation totale de l’agriculture est pratiquement achevée et cela en quelques semaines ; le mouvement a éclaté fin Mars ; la chasse aux paysans s’est faite simultanément partout. A la fin de 1959, 47% de la surface cultivable était encore aux mains des agriculteurs indépendants, à la fin de ce mois, le 100% sera englobé dans les fermes collectives : L.P.G. Les fonctionnaires du Parti S.E.D. se sont installés dans les villages, accompagnés de forces de police armée ; ils ont enfermé les paysans qu’ils n’ont libérés qu’après avoir obtenu leur signature au bas d’un acte par lequel ils abandonnent « volontairement » leurs propriétés. Plus de 5.000 se sont enfuis à Pâques à Berlin-Ouest ; d’autres se sont suicidés ou ont incendié leurs fermes. On s’attend à ce qu’aussitôt après vienne le tour des commerçants et petits industriels encore libres et de ce qui reste d’artisans. Les Soviets veulent mettre l’Occident devant le fait accompli avant la Conférence au sommet.
Le caractère politique de l’opération est d’autant plus évident, que cette collectivisation brutale de l’agriculture intervient au moment des semailles de printemps, ce qui va provoquer un désordre dont la récolte, pour peu que les circonstances atmosphériques ne soient pas très favorables, aura terriblement à souffrir. La situation n’était déjà pas brillante. Nous l’avons dit ici, à la fin de l’hiver, la disette était générale ; il n’y avait guère sur les marchés que des choux et des raves. Ulbricht ne paraît pas se faire d’illusion et se prépare à transformer son Etat en dictature militaire appuyée sur les tanks russes. Les pessimistes en Allemagne occidentale y voient même une menace de coup de force sur Berlin-Ouest.
La même politique de collectivisation se poursuit ailleurs. La Bulgarie est déjà collectivisée à 92%. En Roumanie à 70 et depuis le départ des troupes russes, le Gouvernement roumain impose une sorte de loi martiale sur le pays. En Hongrie, le mouvement brisé par la révolte de 1956 reprend rapidement, on en est à 40%. En Tchécoslovaquie enfin, le travail libre a à peu près disparu et la dictature policière est plus lourde encore qu’ailleurs et la disette toujours aigüe. Paul Reynaud disait un jour, il ne faut pas trop faire souffrir les peuples. Cela peut en effet finir mal. Krouchtchev qui prend goût aux voyages, pourrait s’en apercevoir trop tard.
Ce qui frappe l’esprit, c’est que contrairement aux prévisions de certains sociologues, les deux mondes, loin de tendre à se ressembler, diffèrent davantage. Le rideau de fer matériel et moral les divise plus que jamais et malgré « l’esprit de détente », et les visites et congratulations réciproques, l’abîme se creuse.
Les Problèmes Économiques en Allemagne Occidentale
Tandis que les habitants d’Europe centrale font la queue chez l’épicier, une controverse très intéressante – un peu technique nous nous en excusons – s’est élevée en Allemagne occidentale entre la banque centrale dont le directeur Blessing avait, on s’en souvient, établi un rapport sur lequel les économistes ont eu à se prononcer. Pour simplifier la question, disons que Blessing avait recommandé – ce que l’on admet généralement – que les salaires ne soient augmentés que dans la mesure des progrès de la productivité, base que les patrons acceptaient en principe. Un taux de l’ordre de 4% dans la conjoncture actuelle paraissant raisonnable sans risque d’inflation et de hausse des prix.
La question paraît moins simple aux économistes. Ils estiment :
1° qu’une politique des salaires fondée sur la productivité ne saurait garantir automatiquement la stabilité des prix, encore moins résoudre le problème d’une juste répartition du revenu global ;
2° le niveau supportable de la hausse des salaires dépend de ce que la politique économique gouvernementale et la banque d’émission réservent à la consommation aux dépens des investissements, des dépenses publiques et des exportations de capitaux ;
3° une politique des salaires ne peut être efficace que si une part de ces revenus supplémentaires est consacrée à l’épargne ;
4° le concept de salaire associé à la productivité est faux, parce qu’il est pratiquement impossible de s’accorder sur cette dernière. Cette pseudo-objectivité est sujette à des erreurs qui ne sont pas nécessairement volontaires, d’une part ou de l’autre.
En conclusion, le rapport des spécialistes recommande :
1° une confrontation urgente de la politique économique et financière de l’Etat et de la banque d’émission d’une part, et de la politique des salaires des parties intéressées, patrons et employés ;
2° une augmentation des dépenses de l’Etat inférieure au taux d’accroissement du revenu national, au lieu du contraire actuellement ;
3° la réduction des excédents de la balance commerciale (sauf si cet excédent profite aux pays sous-développés) ;
4° augmenter aussi le volume des investissements et favoriser la consommation en fonction du progrès de la production ; enfin,
5° régler la hausse des salaires d’après la part qui, de ce revenu supplémentaire, se trouvera consacrée à l’épargne, mais en tout cas au-dessous du niveau d’accroissement du produit national.
Si nous avons cru devoir attirer l’attention là-dessus, c’est que, bien que tout ce qui est allemand, soit toujours un peu compliqué, il s’agit d’un effort très intéressant pour éclaircir les données nécessaires pour arriver à un accord général de tous les partenaires d’une société régie par l’économie de marché, à une entente qui évite les conflits et permette un progrès raisonnable sans inflation ni crise.
Nous voici en présence de deux Allemagnes, l’une qui cherche à établir les normes d’une société capitaliste idéale, où chacun aurait le maximum de bien-être compatible avec ses aptitudes et ses fonctions et l’autre qui réalise le communisme, lui aussi idéal et complet. Inutile de dire que ni l’une ni l’autre ne réussiront à l’atteindre tout-à-fait. Si l’on ne pensait au drame que l’une, celle de l’Est, provoque, cette double expérience faite chez le peuple le plus discipliné de la terre, serait passionnante, pour ne pas dire cruciale. La compétition est ouverte. Alors M. Krouchtchev, rendez-vous en quelle année ? Nous ferons les comptes.
CRITON