ORIGINAL-Criton-1960-04-30 pdf
Le Courrier d’Aix – 1960-04-30 – La Vie Internationale.
Des Faits et des Hommes
Les discours prononcés par les Chefs d’Etat et Ministres en tournée ne nous apprennent pas grand-chose : la situation internationale n’en sera pas changée. Cependant, ces visites nous renseignent sur l’état de l’opinion. A cet égard, il est curieux de remarquer la différence de l’accueil du Canada et des Etats-Unis au Général de Gaulle. Courtois, réservé, un peu froid ici, enthousiaste au contraire là. On ne s’y attendait pas. Comment l’expliquer ?
Canada et Etats-Unis
Le Canada se sent lié à la France, mais à une France traditionnaliste et conservatrice qui n’est ni celle de la IV°, ni de la V° République. Il croyait l’avoir retrouvée en Pétain ; d’où la réserve à l’égard de celui qui fut son adversaire. Celui-ci représente pour les Canadiens l’aventure et un certain nationalisme prêt à annexer moralement tout ce qui touche au passé français. Or les Canadiens sont, à leur manière, aussi nationalistes que d’autres. Que ce soient les Etats-Unis, l’Angleterre ou la France, ce sont pour eux des pays étrangers et leur politique ne manque pas une occasion de manifester son indépendance ; fut-ce en utilisant des divergences qui ne sont pas sérieusement fondées.
Aux Etats-Unis, au contraire, alors que les divergences politiques entre la France et les U.S.A. sont réelles, l’opinion voit dans notre Président l’autorité qui a si longtemps manqué à notre pays et peut-être aussi au leur, le président Eisenhower ayant plus de prestige moral que d’ascendant gouvernemental. Certains traits de la politique française plaisent en outre aux Américains : la réconciliation franco-allemande, le Marché Commun européen et cette rigueur à l’égard de l’U.R.S.S. qu’ils ne sont pas aussi sûrs de voir s’affirmer à Washington, et moins encore à Londres. Enfin, ils aiment les personnalités fortes bien qu’ils les craignent un peu pour eux-mêmes. Cette réception de De Gaulle fut triomphale à la surprise de beaucoup.
Le Désarmement
Les problèmes débattus sont cependant toujours les mêmes : le désarmement et l’arrêt des expériences atomiques, voire la suppression de ces armes. Disons une fois de plus, avec quelle mauvaise foi ces questions sont abordées de part et d’autre. L’U.R.S.S. propose le désarmement total : « les armes à la ferraille ». Or, si on le prenait au mot, l’empire russe ne survivrait pas longtemps. Les Satellites délivrés de la présence des tanks renverseraient leurs régimes et les masses chinoises peu à peu s’ébranleraient vers l’Occident. Du côté occidental, la suppression des armes atomiques ne sauverait pas la paix ; au contraire, comme le disait M. Bouthoul, elle « sauverait la guerre ».
En effet, les armes atomiques – qui l’ignore ?– rendent la guerre totale impossible parce que personne n’en peut mesurer les risques. Même si, par exemple les Soviets pouvaient par une attaque surprise détruire les U.S.A., ceux-ci même morts, pourraient détruire l’U.R.S.S. soit par les fusées lancées de sous-marins atomiques, soit d’avions déjà en l’air, ou de porte-avions en mer, ou encore de bases étrangères qui n’auraient pu être atteintes efficacement. D’autre part, si l’Occident renonçait en même temps que l’U.R.S.S. aux armes atomiques, la supériorité des Soviets en armes classiques, mettrait l’Europe à sa merci en quelques jours, le continent serait balayé. Tout cela est évident et si simple, qu’on s’étonne que la diplomatie se joue ainsi du bon sens des peuples.
L’Arrêt des Expériences Atomiques
Reste l’arrêt des expériences atomiques qui pour les trois détenteurs, est chose déjà faite depuis un an. Cela est sans importance car l’expérience de Reggane l’a montré : on peut faire exploser correctement une bombe sans l’avoir préalablement essayée. L’arrêt des expériences peut tout au plus empêcher que l’on n’entreprenne la construction d’engins d’un type inédit et c’est sans doute pour cela que l’U.R.S.S. a voulu bloquer des progrès possibles aux U.S.A. et en Angleterre ; encore le résultat est-il bien problématique. Peut-être aussi, veut-on empêcher que le club atomique ne s’étende à d’autres partenaires mais encore faudrait-il que tous les Etats se prêtent à un contrôle auquel seuls les anciens titulaires de la bombe auraient agréé entre eux, ce qui dans le cas de la Chine et d’autres, paraît bien improbable. Le désarmement, même partiel, supposerait que la paix est déjà acquise dans les esprits, ce qui n’est pas le cas. Mais, c’est simplement abuser de la confiance et de l’espoir des peuples, que de parler de projets qui ne résistent pas à la réflexion.
Une Évolution de la Politique Anglaise
Il y a cependant du nouveau dans la question, non du désarmement, mais de la course aux armements. Les Anglais viennent de renoncer à la construction de fusées « blue streak » pour lesquelles ils avaient engagé d’énormes frais. L’affaire a fait grand bruit aux Communes et pour en atténuer l’effet, le Gouvernement a laissé percer une information selon laquelle les savants anglais auraient mis au point un radar capable de détecter une fusée à son point de départ et de la faire exploser dans les mains de ceux qui la lanceraient. L’histoire a d’ailleurs paru un peu extravagante et demande confirmation. L’intérêt n’est pas là.
Les Anglais savent – et aussi les Français – que le coût d’un armement nucléaire dépasse leurs moyens. A mesure des progrès techniques, le prix des nouveaux engins s’élève à des chiffres fabuleux. Force est donc aux Anglais, après tant d’efforts, d’en revenir au point de départ, c’est-à-dire de s’en remettre au bon vouloir des U.S.A. et de dépendre d’eux pour leur défense. L’indépendance militaire est de nos jours absolument impensable. Là-dessus encore, on trompe l’opinion. L’Amérique est seule en mesure de tenir tête à l’U.R.S.S. et tout ce que feront les autres dans ce domaine, est temps et argent perdu.
Reste un biais auquel, à la surprise générale, les Anglais se décident avec le réalisme qui les caractérise. Ils veulent faire un pool d’armements – de ceux du moins qui ne sont pas prohibitifs – avec la France et l’Allemagne fédérale. M. Sandys, le Ministre anglais est allé à Paris et à Bonn pour conclure un accord dans le domaine de l’aviation et des fusées. On en revient à l’idée de la C.E.D., c’est-à-dire à l’intégration des forces militaires que l’on combattait jusqu’ici surtout à Paris, – dans l’ordre de l’armement, tout au moins. La portée des accords conclus est certes limitée, mais ils traduisent la nécessité de mettre en commun les ressources financières et techniques de l’Europe, sous peine de devoir renoncer peu à peu à lui assurer même dans une certaine mesure une défense propre qui ne repose pas entièrement sur les fournitures américaines. Cette décision anglaise a une importance qu’on n’a pas appréciée.
Vers une Association Économique
Elle n’est pas la seule. Il se pourrait bien que les Britanniques soient contraints de se rapprocher davantage du Continent dans l’ordre économique. En effet, la querelle Marché Commun, zone de libre-échange évolue : les Anglais se sont aperçus que sauf le Canada, les autres grands Dominions la condamnaient. L’Australie, la Nouvelle-Zélande ne sont plus attachés à la préférence impériale. Ils y renonceraient volontiers et seraient bien plutôt satisfaits d’un libre-échange relatif, étendu à l’Europe et aux U.S.A. La prochaine Conférence du Commonwealth va débattre la question. L’avenir du Monde libre, répétons-le, ne repose pas sur des blocs économiques plus ou moins fermés les uns aux autres, mais sur une harmonisation générale et aussi libre que possible des échanges. On sent que Londres sur ce point est à la croisée des chemins. Attendons la suite.
CRITON