Criton – 1960-05-07 – La Révolte des Jeunes

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Le Courrier d’Aix – 1960-05-07 – La Vie Internationale.

 

La Révolte des Jeunes

 

La jeunesse fait beaucoup parler d’elle en ce moment. La chute de Syngman Rhee en Corée du Sud, l’agitation en Turquie contre le Gouvernement Menderes, les manifestations contre Kishi au Japon, et de l’autre côté les émeutes de Nowa Huta en Pologne, tous ces événements ont été provoqués ou appuyés par les jeunes étudiants surtout, ouvriers aussi, partout contre les excès de l’autorité, pour défendre des libertés ou en obtenir le retour, contre la corruption et les mensonges d’un pouvoir sclérosé.

Le phénomène n’est pas nouveau. Il est l’expression d’un conflit des générations qui est de toujours. A noter cependant que cette explosion de révolte des jeunes n’est pas universelle : la jeunesse allemande ne manifeste pas contre le vieil Adenauer, ni l’américaine contre Eisenhower. En France, au Portugal, en Espagne même, l’opposition vient plutôt de politiciens déçus ou d’intellectuels intoxiqués d’idéologie plutôt que de jeunes. Ceux-ci, malgré leur inexpérience qui les mène plutôt contre l’état des choses que pour un ordre nouveau bien défini, discernent cependant l’abus de pouvoir, de l’autorité, qui, si elle ne les satisfait pas toujours, a des raisons légitimes de s’exercer.

En définitive, ce soulèvement de la Jeunesse vise les gouvernements qui n’ont plus d’idéaux à défendre ou en préservent d’autres qui n’ont plus de sens, à moins qu’ils n’exercent le pouvoir pour leur seul profit, comme en Corée.

 

Un Exemple Soviétique

Rien n’illustre mieux ce que nous voulons dire que les déclarations d’un jeune intellectuel soviétique à un correspondant italien à Moscou. Comme celui-ci lui demandait si Krouchtchev représentait ses idées, il répondit :

« Qu’éprouvons-nous, nous les Jeunes ? Eh bien, nous sommes perplexes : cette grande révolution qui a coûté des millions de morts, et quarante ans d’immenses sacrifices, devait renouveler la vie de l’homme, de l’homme Soviétique d’abord, puis de tous les hommes de par le monde, libérer l’humanité des souffrances, des erreurs, des contraintes, de la violence, des conflits. Or tout cela se réduit à des statistiques : tant de beurre, de viande, de blé, de kilos de ceci ou de cela par personne. Ce n’est pas pour cela que nous avons tant souffert. Ce n’est pas pour rattraper les Etats-Unis dans la fabrication de telle ou telle marchandise que nos pères sont morts. »

Ce témoignage éloquent dans sa simplicité, résume les motifs profonds de toutes ces révoltes : celle des idéaux trahis.

 

L’Évolution du Continent Noir

Comme on pouvait le prévoir, l’évolution du Continent noir est pleine de surprises ou plutôt, le nationalisme qui se voulait panafricain, lorsque les peuples africains n’étaient pas libres, se dévore lui-même dès qu’ils le sont. L’ambition de Nkrumah du Ghana se heurte aux mêmes réactions hostiles que celles de Nasser en Proche et Moyen-Orient. Et du même coup, les nouveaux dirigeants découvrent que le colonialisme avait du bon, d’abord parce qu’il les a menés à la souveraineté sans drame préalable, et aussi parce qu’il les protégeait du nationalisme agressif de voisins plus puissants.

Nous avons vu d’abord, que Nkrumah et Sékou Touré, après avoir parlé de fusionner leurs territoires, se sont séparés complètement et se regardent avec méfiance. Voici que Sylvanus Olympio, du Togo, rend hommage à la France et n’est pas loin de lui demander protection contre une éventuelle agression du Ghana. Au Sénégal, les choses ne vont pas très bien avec le Soudan, et le Mali ne semble pas mieux équilibré que l’Egypte et la Syrie dans la R.A.U.  MM. Dia et Senghor se félicitent publiquement de la présence de l’armée française. De même, Ahidjo au Cameroun ; sans elle, le pays serait en pleine guerre civile. Sékou Touré est obligé d’inventer des complots pour tenir en main une masse déçue et inquiète de l’arrivée des Jaunes en Guinée. Cette évolution est pleine d’enseignements.

Au début, la débâcle africaine apparaissait aux pessimistes dont nous étions comme une catastrophe pour le Monde libre, et l’on ne pouvait espérer que l’influence occidentale puisse demeurer dans un monde en proie à des passions aussi élémentaires. Or, ce sont les ambitions mêmes des nouveaux chefs comme Nkrumah et Sékou Touré qui ont ramené les autres à une meilleure appréciation de leur destin. Ils ont senti que, livrés à eux-mêmes, leur souveraineté ne résisterait pas longtemps et la peur du voisin a fait ce que la raison ne pouvait faire : les maintenir dans l’orbite de la puissance protectrice.

Bien entendu, cette phase de l’évolution noire n’est qu’épisodique et ne préjuge pas de l’avenir. On peut penser cependant qu’il en restera quelque chose. Et puis au fond, l’antagonisme entre Noirs et Blancs est sans doute plus émotionnel que profondément racial. On ne peut malheureusement pas en dire autant du Monde arabe.

 

L’Affaire du « Cléopatra »

Les choses de ce côté ne vont pas bien : M. Hammarskoeld, retour d’Egypte avait raison : la situation s’aggrave, et, n’étaient les dissensions internes entre dirigeants, une explosion serait à craindre. On sait que les dockers américains ont refusé de décharger le navire égyptien « Cléopatra ». Ils entendent ainsi protester contre la liste noire qu’a établie Nasser contre les Compagnies de Navigation qui fréquentent les ports d’Israël. En représailles, les dockers arabes boycottent les navires américains, et le passage dans le Canal de Suez, déjà interdit aux marchandises israéliennes, pourrait l’être aux bateaux battant pavillon U.S.A. Une conséquence de plus de la triste affaire de 1956. L’enjeu est sérieux de part et d’autre. Les Egyptiens et leurs associés se priveraient de l’aide américaine qui doit être obligatoirement transportée par des navires américains et particulièrement du blé qui leur épargne la disette. Du côté des Etats-Unis, cette rupture jouerait en faveur des Russes et pourrait remettre en question l’acheminement des pétroles du Golfe Persique. Le Sénat américain paraît enclin à user de représailles, mais le Gouvernement est embarrassé.

 

La Situation Agricole en Russie et en Chine

Il ne manque cependant pas de moyens de pression, car les pays du Moyen-Orient ne peuvent guère compter sur les Soviets pour les nourrir. On sait, en effet, que l’U.R.S.S. vient de conclure un important achat de blé au Canada. Décidément, l’agriculture réserve bien des déboires à Krouchtchev, qui pourtant en fait son cheval de bataille. Qu’ont donné cette année les 8 millions ½ d’hectares de terres vierges du Kazakhstan ? et les 45 millions d’autres dans les riches terres d’Ukraine et de Sibérie méridionale ? Même avec un rendement très modeste, les 9 quintaux à l’hectare que produisait la Russie tsariste, il y aurait de quoi nourrir non seulement la Russie, mais le reste de l’Europe.

Il en est de même en Chine. Malgré les statistiques, la famine reparaît. On signale dans les provinces naguère riches du Kwangju des marches de la faim. Dans le Kangxi, des milliers de paysans empoisonnés pour avoir mangé, faute de riz, des herbes sauvages ; ailleurs, des révoltes réprimées par la troupe, des populations épuisées de travail sans nourriture suffisante. Pékin accuse la sécheresse. Le ciel décidément n’est pas propice au communisme.

 

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