Criton – 1960-05-14 – Ciel Orageux

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Le Courrier d’Aix – 1960-05-14 – La Vie Internationale.

 

Ciel Orageux

 

A la veille de la Conférence au Sommet, on attendait le lancement d’un super spoutnik. Rien jusqu’ici. Moscou s’est rabattu sur le coup de l’espion qui a déjà servi, car ce n’est pas le premier qui fut pris. Mais cette fois, la mise en scène a été gracieusement fournie aux Russes par les soins des services de M. Allen Dulles. Ces maladresses vraiment puériles du Département d’Etat américain ont donné au grand comédien Krouchtchev l’occasion d’un de ses meilleurs effets. C’est bien joué. L’affaire au surplus pose beaucoup de questions.

 

Revirement à Moscou

Il était évident depuis le voyage à Paris qu’une grande offensive se préparait au Kremlin. La détente fondait et non la glace de la guerre froide, comme on le prévoyait trop aisément. Il y a eu à Moscou un revirement, car il faut un moment où le Kremlin jouait la détente. A ce moment, il y a six mois, la Conférence au Sommet, prévue pour cette date, aurait peut-être au moins momentanément apporté une trêve à la guerre froide ; Anglais et Américains voulaient saisir l’occasion. Paris s’y est opposé. Nous le disions alors ici, c’était une erreur. Pour des raisons de prestige, on a perdu du temps et la rencontre du 16 mai s’annonce plutôt mal. Tous les commentateurs s’interrogent. Pourquoi Krouchtchev a-t-il changé de tactique ? Voici notre sentiment.

 

Krouchtchev et l’Armée

La situation de Krouchtchev en U.R.S.S. est beaucoup plus difficile qu’on ne pense. Il a inquiété l’armée qui s’oppose au licenciement de 250.000 officiers et sous-officiers que Krouchtchev veut rendre à l’industrie pour compenser la pénurie de main-d’œuvre qui s’annonce avec l’arrivée des classes creuses. C’est pourquoi, il a cherché à donner à l’armée une compensation en faisant abattre l’avion de reconnaissance américain. C’est aussi pour les masses soviétiques un stimulant à la vigilance patriotique, moyen employé chaque fois que l’on veut détourner l’attention de conflits internes. Cela a permis en outre de liquider sans frais le vieux maréchal Vorochilov qui n’avait pas grand pouvoir, mais auquel l’armée était attachée. Il est probable que le licenciement des officiers sera remis à plus tard.

 

L’Érosion des Terres Vierges

Une autre affaire assez grave pour Krouchtchev se dessine. Nous avons rapporté la semaine dernière les achats de blé faits par les Soviets au Canada. L’explication de cette transaction est assez curieuse ; ce n’est pourtant pas une fable : on signalait fin mars, jusqu’en Yougoslavie et en Hongrie, une pluie de sable qui obscurcissait le ciel et couvrait ensuite le sol. Par endroits, en Ukraine et en Pologne, la couche répandue dépassait 30 centimètres et étouffait le blé en herbe. Une tempête – assez fréquente d’ailleurs – s’était élevée dans les plaines de l’Asie centrale et les terres vierges du Kazakhstan labourées et non couvertes par la neige ont été arrachées par le vent avec les semences : ce phénomène est bien connu dans les plaines du centre des Etats-Unis, où l’érosion du sol est un fléau redouté.

En bref, il semble probable que la récolte de 1960 sera encore plus faible que celle de 1959. Si la catastrophe atteint des proportions imprévues, le prestige de Krouchtchev qui s’est consacré au défrichement de l’Asie va se trouver très atteint et ses ennemis le guettent là. A cette situation il n’y a qu’une issue : une grande diversion extérieure. C’est ce que Krouchtchev prépare. Nous allons probablement avoir des émotions à propos de Berlin. Jusqu’où ira la tension, on ne saurait le prévoir. Ce qui est sûr, c’est que tout le remue-ménage diplomatique depuis un an était bien inutile et qu’on en aurait pu faire l’économie, non seulement morale, mais matérielle. Car les voyages de M. Krouchtchev ont coûté cher à ses hôtes et l’argent aurait été mieux employé ailleurs. Les infortunés Occidentaux qui vont se réunir à Paris, n’auront pas bonne figure, particulièrement Eisenhower qui achève son mandat de Président. Au surplus, il est probable que Krouchtchev a voulu atteindre, non le Président mais son successeur probable Richard Nixon et le Parti républicain aux Etats-Unis.

 

Krouchtchev contre Nixon

L’U.R.S.S. craint Nixon qui a huit ans d’expérience à la Maison Blanche et sera plus difficile à berner que l’un quelconque des candidats démocrates, soit un jeune qui aura à faire son apprentissage d’homme d’Etat, comme Kennedy, soit un vieux routier comme Johnson ou Stevenson qui manquent plutôt de dynamisme. Une victoire démocrate en novembre qui impliquerait un bouleversement complet de l’Administration et peut-être des organes militaires, serait pour les Soviets une aubaine. Les Américains le savent et nous avons l’impression que le Parti démocrate ne tient pas sérieusement à la Présidence et préfère contrôler le Congrès, comme il le fait déjà, plutôt que d’avoir le double pouvoir. Il vaut mieux pour lui, comme actuellement, que les responsabilités soient partagées. Elles sont trop lourdes, et en cas de crise internationale grave, le parti qui aurait toutes les décisions à prendre, jouerait son avenir.

 

Le Rouble lourd

L’émotion provoquée par l’affaire de l’avion U2, a fait négliger une nouvelle initiative de Krouchtchev : une réforme monétaire qui consistera à créer un Rouble lourd égal à dix anciens. Cette réforme s’explique mal car le Rouble, au moins officiellement, est une monnaie lourde, 50 anciens francs. Cette mesure se distinguerait des précédentes qui consistaient en une lessive pure et simple. On échangeait dix vieux roubles contre un neuf qui ne valaient pas plus que l’ancien et selon une échelle progressive, on confisquait les économies du public. Ce genre d’escroquerie ne paraît pas être l’objectif actuel, mais une opération de prestige monétaire. Il sera intéressant de suivre au marché noir de Moscou la réaction des détenteurs de l’ancienne monnaie. A leur place nous nous méfierions. Krouchtchev a aussi annoncé la réduction des heures de travail, sans préciser s’il s’agit d’une mesure générale ou limitée à certains secteurs. Là-dessus les Russes sont sceptiques ; la pénurie de main-d’œuvre s’accorde mal avec des réductions d’horaires.

 

L’Ascension de Willy Brandt

Un autre point mérite attention. Les menaces que les Soviets font peser sur Berlin-Ouest, ont donné à son maire Willy Brandt, une stature politique considérable. Il défend la liberté de ses administrés avec vigueur, parcourt le monde et reçoit toutes les personnalités qu’il peut intéresser. Or Willy Brandt est socialiste, et de plus, jeune. Au sein du parti S.P.D. allemand, il fait maintenant figure de leader, ce qui sert considérablement les socialistes qui en manquaient : Ollenhauer et Carl Smidt ne faisaient pas le poids en face d’Adenauer et d’Erhard. Voici donc Willy Brandt vedette de la future compétition électorale, et peut-être futur chancelier. Bien qu’il soit un ennemi acharné du communisme, les Soviets seraient satisfaits d’éliminer, grâce à lui, le vieux Chancelier et son Parti. Si Brandt est un adversaire de taille, le Parti qu’il représente est depuis toujours celui des capitulations. Devant Guillaume II, comme devant Hitler. Même si, comme il est probable, les Russes ne peuvent annexer Berlin à la D.D.R. d’Ulbricht, le prestige de Brandt n’en sera que plus rayonnant.

C’est un côté de l’opération Berlin qui est loin d’être négligeable.

 

                                                                                            CRITON