Criton – 1960-05-21 – Une Rude Leçon

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Le Courrier d’Aix – 1960-05-21 – La Vie Internationale.

 

Une Rude Leçon

 

Ainsi, la Conférence au Sommet n’aura pas lieu … Qu’elle ne dût aboutir à aucun résultat, cela était pratiquement certain, mais qu’après l’avoir cherchée pendant deux ans, Krouchtchev soit venu à Paris exprès pour la saborder, cela passe un peu les prévisions.

 

La Cause de l’Échec

Les raisons de cet échec que nous donnions ici il y a une semaine sont aujourd’hui reprises par toute la presse, raisons de politique intérieure soviétique surtout : l’opposition de l’armée qui se refuse aux licenciements d’officiers, l’hostilité de Pékin à la politique de détente et l’agitation dans le Parti contre Krouchtchev, ses voyages et ses discours « pacifiques » de nature à favoriser des espérances chez les satellites, à créer des fissures dans le rideau de fer et en définitive de mener à quelque nouveau Budapest.

 

Conséquences pour l’Occident

Pour les Occidentaux, il faut espérer que la leçon portera ses fruits. L’humiliation, sinon le ridicule de ce fiasco, les atteint tous également. Les négociations avec Moscou n’ont jamais abouti et n’aboutiront jamais. Il n’y eut qu’une exception : la libération de l’Autriche, en 1955, qui fut d’ailleurs le résultat d’une décision unilatérale des Russes, dont ils se sont certainement repentis, car sans cette frontière ouverte, les révoltes de 1956 en Hongrie n’auraient pu se produire. Le torpillage de la Conférence au Sommet est tout de même un événement de grande portée et naturellement, il convient d’en mesurer  les conséquences.

Krouchtchev a-t-il fait une bonne opération ? Nous ne le pensons pas. D’abord il est permis de penser que cette incongruité énorme aura ouvert les yeux de tous ceux qui croyaient encore à la possibilité de la coexistence et d’une détente durable. Rien de plus dangereux que ces illusions. Il vaut mieux qu’elles se dissipent définitivement. En outre, cet échec collectif et partagé, ne peut que resserrer les liens entre les puissances occidentales passablement détendus par les tournées de Monsieur Krouchtchev.

Quant aux masses, on a pu voir par les sondages d’opinion que leur bon sens les avait averties de ne pas croire aux bonnes paroles. Elles étaient beaucoup plus défiantes que les professionnels de la diplomatie et de l’information. Un peu surprise sans doute, peut-être même blessées dans leur amour-propre par l’irrespect témoigné à leurs dirigeants, elles ne sont pas particulièrement émues et la Conférence au Sommet n’avait pas suscité beaucoup d’intérêts ni même de curiosité. La réaction de l’homme de la rue est à peu près celle-ci : « Pendant qu’ils causent, ils nous laissent tranquilles, même s’il n’en sort rien, ce sera toujours du temps gagné. Après, on verra bien ».

 

La Détente et la Jeunesse Russe

Toute autre est l’attitude des Russes, et particulièrement de la jeunesse instruite dont nous avons reproduit ici quelques pensées. C’est elle qui sera déçue. C’est elle qui soutenait Krouchtchev, qui l’écoutait avidement quand il racontait ses voyages et voudrait briser le cercle de fer où elle est enfermée. Elle souffre de cette claustration, rêve aussi de voyages en Occident, de contacts et d’horizons nouveaux. Il est douteux qu’elle se laisse tromper par l’histoire de l’U2, et les meetings organisés par le Parti n’ont eu qu’une assez tiède assistance. On lui fera difficilement croire qu’Eisenhower est un fauteur de guerre alors qu’elle s’apprêtait à lui faire un accueil enthousiaste.

C’est précisément cela qui a fait peur aux gens du Kremlin. C’est la peur de toujours en Russie que les miasmes de l’Occident ne viennent infecter la jeunesse et saper l’autorité des maîtres. Krouchtchev, en apportant cette déception à son peuple, fait le jeu de ses ennemis qui l’ont peut-être poussé à dessein à cet éclat de Paris. Sa popularité toute relative d’ailleurs car en Russie, les Maîtres n’ont jamais été aimés, va baisser sensiblement et tous les observateurs s’accordent à dire qu’il y a maintenant un commencement d’opinion en U.R.S.S. Ce qui jusqu’ici n’était qu’une foule ignorante et servile, comprend aujourd’hui des millions d’hommes instruits capables de réfléchir et de juger. Krouchtchev lui-même est obligé d’en tenir compte. Accepteront-ils ses mensonges ?

 

Dans l’Ordre International

Dans l’ordre international, que sera cette nouvelle ère de guerre froide ? Evidemment, la bataille pour Berlin. D’après les déclarations du Maire de Berlin-Ouest, Willy Brandt, le morceau sera dur pour les Russes et leurs acolytes de la D.D.R., Des provisions énormes ont été accumulées et la ville serait mieux parée contre un siège qu’en 1948. Krouchtchev tentera-t-il un coup de force ? Cela est peu probable dans l’immédiat. Les Américains sont trop irrités pour ne pas riposter avec vigueur quoi qu’il doive en résulter. Les défenses russes ne sont pas au point, comme la pénétration de l’avion U2 jusqu’à Sverdlovsk l’a montré. Si les fusées des Américains ne sont pas non plus au point, ils ont toutefois assez de moyens pour décourager une agression. Il n’est même pas sûr que la lutte va s’échauffer beaucoup dans les mois qui viennent. Certaines déclarations de Grotewohl à Berlin-Est paraissent plutôt modérées.

Évidemment, on ne peut exclure quelques surprises, car la tactique des communistes est pleine de ressources, et leur audace sans borne ni scrupule, mais ils savent aussi s’arrêter à temps. Par contre, on ne voit pas comme pourrait se briser cette vague qui monte inexorablement et qui nous rappelle la lente approche de la guerre de 1939. Jusqu’ici, le temps qui a passé n’est pas du temps gagné, comme les bergers de l’Occident le croient. C’est hélas du temps perdu.

 

L’Agitation en Afrique Noire

C’est aussi le cas de l’autre vague, celle qui déferle sur l’Afrique. Force est de constater qu’on n’a rien fait pour la contenir, tout au contraire, on lui a donné le vent. M. MacMillan récolte la tempête qu’il a soulevée lui-même dans sa tournée en Afrique orientale, et par son malheureux discours devant le Parlement du Cap. Voici que les agitateurs noirs s’attaquent à un autre point sensible, la Rhodésie du Nord, plus précisément le Copper Belt : la ceinture du cuivre voisine du Congo belge. Là, des Blancs ont été brutalisés, des voitures incendiées, des bagarres avec la police ont fait des morts et des blessés.

Au Kenya, l’agitation continue, Kenyatta, l’instigateur de la révolte des Mao-Mao a été élu chef du Congrès noir. Au Congo belge, Bruxelles est obligé d’envoyer des troupes pour maintenir l’ordre pendant les élections. L’exode des colons blancs se précipite. Par contre, le calme est revenu en Afrique du Sud ; le Gouvernement de Prétoria a la situation en mains et il semble que les Bantous se détournent des extrémistes.

Deux courants en effet s’affrontent, celui des violents qui n’ont rien à perdre et cherchent la bagarre, et la masse de ceux qui ont une demeure et un emploi, qui redoutent le désordre et préfèrent la domination blanche à la brutale dictature noire. Les sanglantes rivalités de tribus au Congo belge font office d’avertissement. C’est en Rhodésie que l’inquiétude est la plus visible, car l’élite noire est peu nombreuse et la proximité du Congo belge, comme l’a souligné le Gouverneur, ne peut que vouer les deux territoires à un sort analogue. Il reproche aux Belges la légèreté avec laquelle ils ont sacrifié les intérêts des leurs. Là aussi, les interventions oratoires, les allées et venues de personnages officiels ont fait plus de mal que de bien. Le silence est d’or, disaient nos pères. C’est un proverbe que Krouchtchev a oublié de rappeler. Il a eu tort.

 

                                                                                            CRITON