Criton – 1960-05-28 – Post Mortem

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Le Courrier d’Aix – 1960-05-28 – La Vie Internationale.

 

Post Mortem

 

A mesure que s’apaise l’émotion provoquée par l’effondrement de la Conférence au Sommet, on s’accorde à reconnaître que ce sont les antagonismes de la politique intérieure russe qui ont déterminé l’attitude de Krouchtchev. Cela était clair pour nous avant la rencontre tumultueuse de Paris.

 

Les Remous de la Politique Soviétique

Les indices se sont accumulés depuis. D’abord la disparition probable de la scène de Mikoyan, le commis-voyageur de l’U.R.S.S. et, croyait-on, le second de Krouchtchev ; le silence inhabituel de ce dernier à son retour à Moscou où l’a « accueilli » Suslov qui passe pour un stalinien irréductible. Enfin, après les éclats et les provocations adressées à l’Occident dans la conférence de presse du Palais de Chaillot, le ton mesuré du discours de Krouchtchev à Berlin-Est où Ulbricht et ses collègues ont été déçus d’entendre que le statu-quo à Berlin demeurerait jusqu’à la prochaine rencontre au Sommet, si elle avait lieu, dans six ou huit mois.

L’armée et les tenants de la guerre froide satisfaits, on en revient en somme à la politique prévue si la Conférence au Sommet avait eu lieu et qu’elle avait abouti au seul résultat qu’on en pouvait attendre, c’est-à-dire qu’il ne se passerait rien avant qu’on se soit retrouvé au même point dans une autre conférence. Finalement, après les émotions excessives, l’opinion occidentale s’accorde un soulagement et revient à un optimisme qui n’est peut-être pas plus justifié.

 

Nuages sur l’Orient

En effet, s’il était clair pour les Soviets qu’à Berlin ils se heurtaient à un mur qu’on ne pouvait ébranler sans gros risques, les chances de manœuvre sont beaucoup plus propices à l’Est.

En Turquie, la crise politique est ouverte et cela n’ira pas sans secouer l’Alliance du C.E.N.T.O, c’est-à-dire l’équilibre interne des pays d’Orient voisins de l’U.R.S.S. et surtout au Japon, l’opposition au traité d’assistance mutuelle signé par Kishi, et ratifié depuis par le Parlement de Tokyo, se traduit par des manifestations de rue et des échauffourées qui mettent le cabinet en péril et, comme en Turquie, va sans doute rendre de nouvelles élections inévitables.

Enfin, la situation en Corée du Sud, bien que moins explosive depuis la disparition de Syngman Rhee est loin d’être stabilisée. Là encore, des élections vont agiter les passions. Il serait bien étonnant que ni la Chine rouge, ni l’U.R.S.S. n’attisent le feu. Ce serait alors le signe, ou bien que les choses vont trop mal à Pékin et à Moscou, ou bien que les deux régimes communistes ne sont pas dans les meilleurs termes ; l’une hypothèse d’ailleurs n’exclut pas l’autre. Car les Chinois ne veulent pas faire les frais d’un conflit avec les Etats-Unis au profit des Russes et ceux-ci ne veulent pas perdre ce qui leur reste d’influence en Asie du Sud-Est au profit des Chinois. Ils l’ont montré en Inde et en Indonésie.

Quoi qu’il en soit, c’est du côté de l’Orient que se manifestera la nouvelle phase de la guerre froide, tandis qu’en Europe les positions demeureront. Au surplus, les Allemands de l’Est ont trop d’embarras avec la collectivisation agraire pour s’engager dans une lutte pour Berlin que l’U.R.S.S. n’appuierait pas à fond.

 

Eisenhower et MacMillan

Une polémique assez curieuse et cependant bien humaine, vient de s’élever entre la presse anglaise et l’américaine. Les gens d’outre-Atlantique ont été cruellement vexés de l’affront fait à Eisenhower, d’autant que les maladresses de la politique américaine, dans l’affaire de l’U2 ont été complaisamment commentées en Angleterre. Les Américains en veulent à MacMillan d’avoir cru à la détente, d’avoir sans relâche travaillé pour cette rencontre au Sommet et d’avoir, ce qui est pire, tout tenté pour engager Eisenhower à faire contrition pour apaiser Krouchtchev et sauver la Conférence. Sans de Gaulle, disent les Américains, Eisenhower aurait peut-être cédé.

Evidemment quand un échec se produit, c’est à qui accusera l’autre. En réalité, personne en Occident n’est responsable. Un observateur perspicace qui était à Paris l’autre semaine, Montanelle, suggérait que la colère de Krouchtchev était bien plutôt dirigée contre ses adversaires de Moscou qui l’avaient mis dans cette situation, que contre les Américains qu’il invective par routine de propagande. C’est fort possible.

 

Condamnation de la Diplomatie Publique

Autre conséquence de l’échec de la Conférence au Sommet : les partisans de la diplomatie secrète y trouvent argument pour condamner définitivement ces rencontres spectaculaires où les Chefs d’Etat engagent le prestige des peuples qu’ils représentent et dont les blessures d’amour-propre risquent de mettre le feu aux poudres ; alors que si des ministres ou ambassadeurs se querellent ou se séparent sans résultat, on peut sans inquiétude reprendre le dialogue en des circonstances meilleures ; dangereuses, inutiles, ces tournées et ces rencontres à grand spectacle, si elles ont pour objet une négociation toujours difficile ;  elles ne devraient avoir lieu que lorsque les Diplomates ont préparé le terrain et se sont mis d’accord. Alors les Chefs d’Etat n’ont plus qu’à se congratuler dans l’allégresse générale comme il était de règle dans le passé.

Il faut retenir à cette procédure qui a fait ses preuves. Ce n’est pas nous qui donnerons tort à ces critiques. Négocions, si toutefois cela sert à quelque chose, sinon, faisons silence. Il est certain que si une nouvelle Conférence au Sommet devait avoir lieu, un jour, le programme serait réglé d’avance pour éviter les surprises ; la leçon aura servi.

 

Les Conférences de Genève

Dans l’immédiat, on se demande si les deux Conférences interrompues de Genève vont reprendre. Les Russes ne s’y opposent pas, au contraire ; les Occidentaux hésitent mais consentent. Tout dépend de l’atmosphère du débat aux Nations-Unies sur l’incident de l’U2 et les accusations réciproques d’espionnage. Si tout se termine sur un résultat nul, comme probable après les passes oratoires d’usage, le marathon des conférences Est-Ouest pourra reprendre à la satisfaction des Diplomates qui ont pris leurs dispositions pour passer l’été sur les bords du Lac Léman. La vie continue.

 

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