Criton – 1962-09-15 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-15 – La Vie Internationale

 

Le voyage triomphal du général de Gaulle en Allemagne a vivement impressionné l’opinion internationale. On ne s’attendait pas à une adhésion populaire aussi enthousiaste à la solidarité franco-allemande. Si dans l’ensemble on est satisfait d’une réconciliation déjà bien engagée avant la V° République, le sens de cette tournée inquiète certains.

 

L’Aspect Militaire du Voyage en Allemagne

On en remarque d’abord l’aspect militaire : Revue de troupes, visite et discours à l’école de guerre de Hambourg, rien ne pouvait mieux alimenter la propagande soviétique sur la collusion des Etats-majors et des « revanchards de Bonn ». Les autorités fédérales en sont elles-mêmes embarrassées, à cause de Berlin dont le sort demeure fragile. Sous couleur de reconstituer une Europe grande et forte capable d’affronter la menace soviétique et de parler en égale de force et de grandeur avec les Etats-Unis, on se prépare en réalité à refaire la ligne Maginot ; on sait ce que cela coûte.

De plus, un bloc franco-allemand ne saurait être la base d’une Europe unie ; l’Italie qui estime avoir rejoint la taille de ses deux partenaires et ledit « Benelux » qui risque d’en être étouffé, n’admettront jamais ce genre de tutelle, d’où les polémiques d’hier qui vont trouver un aliment nouveau. Le voyage du vice-président américain Johnson à Rome est à cet égard significatif. La diplomatie italienne, appuyée par les Etats-Unis, la Belgique et la Hollande, épaulées par Londres, se donneront pour tâche de rétablir l’égalité, cette égalité entre nations petites et grandes, qui est devenu le principe des assemblées internationales, particulièrement de l’O.N.U. et sur lequel il n’est plus question de revenir. Au reste, personne ne prend trop au sérieux ces manifestions diplomatiques et oratoires. On sait qu’elles viennent toujours à propos pour masquer l’effet d’échecs autrement graves.

 

Les Incertitudes de la Politique Russe

Cependant l’heure serait plus que jamais à l’union du monde libre car on s’attend, à tort ou à raison, à un sérieux assaut du côté de l’Est. La politique soviétique serait-elle sur le point de perdre son sang-froid et de dépasser la limite précise qu’on ne peut franchir sans risque ? C’est beaucoup dire. Simplement une nervosité inaccoutumée qui est perceptible à travers la presse russe. La récolte qui est la préoccupation majeure si l’on en juge par l’ampleur des articles qu’on lui consacre, sera encore décevante cette année, malgré des conditions météorologiques favorables, et il n’y a toujours pas de viande chez les bouchers de Moscou. Les exploits spatiaux ont perdu de leur prestige depuis que les Américains ont réussi leur lancer sur Vénus, mais surtout les satellites ne répondent plus aux besoins de Moscou.

De plus ne plus séparés du peuple qu’ils sont censé représenter, les dirigeants, qui règnent sans diriger, sont impuissants à relever le niveau de production et à maintenir la discipline. On a donc épuisé pour le moment tous les stimulants possibles faits de prouesses techniques et d’enthousiasme patriotique. Reste comme toujours de revenir à la peur, pour tenir les foules. On projette en Russie un film qui suit pas à pas les démarches, vraies ou inventées, des espions américains à l’œuvre. Une sérieuse bagarre à Berlin ferait aussi son effet. Mais en provoquant une tension plus aigüe, on vise surtout à impressionner le monde des affaires des pays capitalistes : l’inquiétude ralentit l’activité et déprime les marchés. Or ceux-ci sont déjà indécis sinon faibles ; l’expansion répond mal aux stimulants ; dans ces conditions un gros coup de tonnerre pourrait décider de la récession. C’est pourquoi on ne peut en exclure l’éventualité : soit sous forme d’un traité séparé avec Pankow accompagné d’un harcèlement des voies d’accès à Berlin, soit à Cuba où comme nous l’avons vu, les Soviets se sont engagés à fond après de longues hésitations.

 

L’Organisation Soviétique à Cuba

Ce qui paraît avoir décidé Moscou, c’est d’abord l’échec de la révolution cubaine qui aurait abouti tôt ou tard à l’élimination de Castro. Mais aussi, la possibilité de diviser l’opinion américaine et d’entamer la position de Kennedy. Cuba est à 90 miles de la Floride et cela préoccupe bien plus que Berlin. Une partie de la presse américaine accuse le gouvernement d’inaction et de faiblesse ; certains sénateurs se déclarent même partisans d’envahir l’île. Pour la propagande communiste, ces manifestations bellicistes sont irrésistibles, et si l’on pouvait contraindre Kennedy à une nouvelle fausse manœuvre, qu’elle aubaine. En faisant de Cuba un satellite, en parsemant l’île de nids de fusées, on tient l’opinion américaine en alerte permanente et toute défaillance peut être mise à profit. Berlin et Cuba sont deux atouts dont les moyens sont multiples.

 

La Conférence des Ministres du Commonwealth

La Conférence des Ministres du Commonwealth s’est ouverte à Londres et bien entendu, l’entrée de l’Angleterre au Marché Commun est au centre du débat. L’opposition fuse de tous côtés. Chaque pays craint pour ses exportations, mais l’argument majeur des adversaires du projet, c’est l’affaiblissement inévitable des liens entre membres de la Communauté, si la Métropole s’intègre au continent européen. MacMillan s’efforcera de les convaincre qu’ils en tireront avantage parce que le renforcement de la position économique de l’Angleterre profitera à tous. La démonstration n’est pas facile.

 

Les Trade-Unions à Blackpool

De leur côté, les Syndicats qui ont tenu leur assemblée annuelle ont évité de prendre position sur la question pour ne pas gêner le futur gouvernement travailliste dont ils veulent assurer le succès aux prochaines élections. Ils ont, pour la même raison, renoncé à voter des motions pacifistes comme le désarmement atomique unilatéral de l’Angleterre qu’ils avaient précédemment préconisé ; M. Gaitskell, le chef de l’opposition travailliste, s’est efforcé de son côté à regagner la faveur des Trade-Unions, un peu vacillante, parce qu’indispensable à son succès éventuel.

 

Gaitskell et le Plan Rapacki

Il vient de séjourner en Pologne et s’est longuement entretenu avec le ministre des affaires étrangères Rapacki, auteur du fameux projet de zone dénucléarisée au centre de l’Europe qui s’étendrait aux deux Allemagnes, à la Tchécoslovaquie et à la Pologne, projet que les Occidentaux avaient naturellement rejeté puisqu’il tendait par un biais, à neutraliser la République fédérale sans éloigner de beaucoup le menace des fusées russes. MacMillan d’ailleurs l’avait formellement écarté.

Gaitskell, au contraire s’est déclaré favorable au plan Rapacki, ce qui suffit à donner une idée du rôle de l’Angleterre dans la politique de l’Europe, au cas où M. Gaitskell deviendrait premier ministre. Il est certain que cette perspective a joué un rôle dans les entretiens et les discours de De Gaulle et d’Adenauer, et l’on s’explique aussi leurs réticences à faire entrer dans le Conseil politique de l’Europe du Marché Commun, un partenaire aussi docile aux suggestions polonaises qui avaient, on s’en souvient, l’appui exprès de l’U.R.S.S. De plus, pour des raisons électorales, Gaitskell connaissant la force de l’opposition au Marché Commun, s’est déclaré hostile à la participation britannique, au moins dans les conditions présentes. La démagogie travailliste, à la fois nationaliste et pacifiste, n’a guère varié depuis la première accession du parti au pouvoir. C’est ce double visage, qui l’a souvent mis aux prises avec les partis frères d’Europe continentale. M. Guy Mollet en sait quelque chose.

 

                                                                                                CRITON

Criton 1962-09-08 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-08 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de la Réconciliation Franco-Allemande

On est en train de donner à la réconciliation franco-allemande une nouvelle solennité et personne n’y objectera. Mais cet acte peut revêtir plusieurs sens dans l’esprit de ceux qui s’en félicitent. Ce peut être une profession de foi humaine dans la paix retrouvée entre deux peuples longtemps divisés par la haine. Ce peut être reconnaître la nécessité, pour deux nations voisines mutilées et amoindries, de s’unir pour résister dans un monde bouleversé, à de nouvelles menaces. Pour d’autres, il s’agit d’un rapprochement économique qu’impose l’énorme accroissement des échanges entre deux Etats dont les productions se complètent et pourraient se développer davantage.

Mais il y a aussi une raison politique, c’est-à-dire la consécration d’une alliance ou plutôt d’un renversement d’alliance selon la formule classique, dictée par le rapport des forces dans le monde actuel et peut-être par de nouvelles ambitions assortie de plans militaires appropriés. Cette énumération suffit à montrer les amères pensées sous ce geste historique et les équivoques qu’on aura soin d’entretenir.

 

Les Obstacles à l’Entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun

C’est d’ailleurs ce que révèlent les polémiques récentes autour de l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun. Dans une interview, le Chancelier Adenauer n’a pas caché que s’il était favorable à l’entrée de l’Angleterre dans la Communauté européenne économique, il l’était moins à sa participation à une éventuelle union politique et de son côté, M. Couve de Murville a déclaré que les motifs de l’Angleterre pour demander son adhésion étaient plus politiques qu’économiques.

Il est certain que ce que redoutent les diplomates français et allemands, c’est que l’Angleterre en s’insérant dans les affaires du Continent, ne paralyse leurs efforts pour constituer une force indépendante en face des autres blocs.

C’est en effet une pensée que le passé justifie : l’Angleterre hostile à toute puissance continentale qu’elle ne puisse contrôler, élément de faiblesse dans toute coalition, faiblesse qui a grandement contribué au déclenchement des deux guerres mondiales : en 1914 en ne garantissant pas formellement la neutralité belge ; en 1936 en laissant Hitler occuper militairement la rive gauche du Rhin, faiblesse qui d’ailleurs se perpétue dans l’affaire de Berlin, Londres cherchant toujours le compromis qui, loin d’apaiser l’agresseur, l’encourage à exiger davantage.

Il est donc normal que de vieux politiciens instruits par l’histoire se défient d’une collaboration étroite avec l’insulaire anglais. Ce n’est pas nous qui leur donnerons tort.

 

Les Temps Nouveaux

Il faut cependant reconnaître que les temps ont changés : une alliance franco-allemande qui jadis aurait pu assurer la paix du monde en est bien incapable aujourd’hui, même avec l’appui, d’ailleurs problématique, des autres pays libres du continent. Elle n’a pas et n’aura plus jamais les moyens militaires suffisants. Les auraient-elles, au surplus, qu’elle ne pourrait plus les utiliser faute d’arrières et d’espace.

Malgré tous ses inconvénients, la solidarité totale du monde libre est aujourd’hui indispensable et toutes les manifestations d’indépendance de certains membres ne font que l’affaiblir. La stratégie, comme la politique qui lui est subordonnée, ne peut être globale. C’est ce que beaucoup pensent en France et plus encore en Allemagne. La réconciliation franco-allemande doit être un acte de foi et de charité, d’intérêt bien compris aussi, non une machination politique.

 

Toujours l’Angleterre et le Marché Commun

Les derniers incidents auxquels nous nous référions plus haut, ont fortifié en Angleterre les adversaires du Marché Commun dans leur opposition. A notre avis, si l’on s’en tient à l’aspect purement économique du problème, l’importance de la question pour l’Angleterre est très exagérée. Si l’Angleterre adhérait au Marché Commun, on s’apercevrait vite qu’il n’y a pas grand-chose de changé. Les industries britanniques continueraient à accroître leurs échanges avec les Six ni plus ni moins qu’elles ne le font déjà. Les défauts économiques de l’Angleterre demeureraient parce qu’ils sont structurels et n’évoluent pas rapidement.

Les Six ont conclu au prix de mille difficultés un accord entre leurs agricultures. A l’usage, on constate que cela n’a apporté aucune modification, si légère soit-elle aux échanges antérieurs. Si dans l’avenir par suite de situations imprévues, ces accords devaient jouer un rôle, il est probable que sans eux les transformations dans les transactions se seraient produites aussi bien. Le succès du Marché Commun est bien plus le fait des circonstances et aussi de l’esprit de coopération des entreprises privées, que de textes législatifs, ou de rajustements douaniers.

 

La Conférence à Moscou des Economistes marxistes

Cependant l’expansion économique de l’Europe des Six qu’elle ait été déterminée ou non par l’institution du Marché Commun alarme les Soviétiques. Une centaine d’économistes marxistes venus de 23 pays, sont réunis à Moscou pour discuter de ce qu’ils appellent le « capitalisme d’Etat monopolistique ». Nous nous sommes demandés si nous avions bien lu, car ce qu’ils appellent ainsi, ce n’est pas leur système qui répond exactement à la définition, mais bien le nôtre.

Ce qui ressort des débats, c’est que les congressistes ont conscience du progrès considérable du niveau de vie des peuples occidentaux rassemblés dans le Marché Commun en regard de la stagnation des leurs et aussi des maigres résultats de leur marché commun, le Comecon, fondé il y a neuf ans, et qui s’est embourbé par la faute des nationalismes autarchiques des pays satellites et des exigences centralisatrices de l’U.R.S.S. Ce sont une fois de plus les délégués du P.C. italien qui ont  mis le désarroi dans l’assemblée. Ils ont affirmé que la production en Italie depuis 1957, avait augmenté de 46% et que si les progrès ont commencé avant le Marché Commun, il n’était pas douteux que celui-ci y avait contribué, que, d’autre part, il n’était pas exact qu’il constituât une répartition du marché capitaliste mondial et une source de divisions et de conflits comme le soutiennent les économistes soviétiques.

Sans doute, dans certains secteurs, ont-ils admis que cette intégration avait fait apparaître des tensions et aggravé des crises structurelles, mais dans l’ensemble, elle a favorisé une expansion productive de remarquable ampleur. Il serait dangereux pour les communistes de demander la dissolution du Marché Commun, car il correspond à une exigence réelle imposée par le développement des forces productives. Il faut, au contraire, mobiliser les partis communistes du Marché Commun pour obtenir une évolution « démocratique » de la Communauté et agir sur les pays non engagés pour assurer le développement de la libération des échanges dans le commerce mondial tout entier.

Nous avons cru bon de traduire dans leur propre vocabulaire les traits essentiels du rapport italien car il marque bien la crise idéologique qui affecte la pensée marxiste-léniniste qui, pour la première fois, se voit contrainte de mettre en doute, pour l’économie, les dogmes établis. Ce n’est d’ailleurs pas dans ce domaine seul que la révision des idées reçues se développe. Pour la physique, le savant Kapïtza n’avait pas hésité à dire que les succès de la science soviétique n’auraient pu être réalisés, si l’on s’en était tenu aux principes marxistes. Pour la médecine, les arts plastiques, la littérature, les critiques se sont fait jour. Le scepticisme gagne de proche en proche. Quand une doctrine ne veut connaître que les faits, il est normal que tôt ou tard, les faits la démentent.

 

                                                                                                CRITON

 

Criton – 1962-09-01 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-01 – La Vie Internationale.

 

Semaine relativement calme après les incidents de Berlin, ponctuée seulement par les explosions nucléaires soviétiques dans le ciel de la Nouvelle-Zemble, et le bombardement du quartier général des soviétiques à La Havane par des émigrés anticastristes. L’activité diplomatique n’en est pas pour autant suspendue. C’est toujours entre Russes et Américains une lutte très âpre, quasi quotidienne, pour marquer des points en tous lieux et sur tout problème, où ils s’affrontent sans que pour cela cesse la conversation qui garantit la poursuite pacifique du jeu. Un petit pas des Soviets pour resserrer leur étreinte sur Berlin et avancer la préparation du traité de paix avec Pankow annoncée voilà plus de trois ans. Moscou a supprimé son commandement militaire à Berlin pour obliger le cas échéant les alliés à Berlin, de traiter avec le Général Est-allemand nommé pour le remplacer.

 

Le Bombardement de La Havane

L’affaire de Cuba est peut-être plus sérieuse. On ne saura jamais si le raid des « étudiants cubains » qui ont lancé des obus sur La Havane a été organisé aux Etats-Unis et dans quel but. Ce qui est établi, c’est que les Russes ont envoyé à Cuba de nombreux spécialistes. On parle même d’unités militaires chargées de construire des rampes de lancement de fusées dirigées vers les U.S.A.

Il n’est pas douteux que l’U.R.S.S. a décidé de soutenir avec de gros moyens la dictature chancelante de Fidel Castro. En effet, s’il demeure le maître dans l’Ile, Castro a perdu beaucoup de son prestige en Amérique latine, et la cause du communisme avec lui. L’économie du pays s’est dégradée. La production a considérablement baissé. Les vivres manquent. Faute de devises fortes, les importations essentielles sont impossibles et Cuba dépend exclusivement de l’U.R.S.S.

Les Russes avaient jusqu’ici hésité à s’engager à fond d’abord parce qu’ils n’ont pas les moyens de prendre en charge les six millions d’habitants, mais aussi parce qu’ils ne désiraient pas faire de Cuba, aux yeux des Sud-Américains, un satellite. Le prestige de la révolution cubaine reposait sur son indépendance et son succès sur l’adhésion et l’effort populaires. Echapper à la domination yankee pour subir celle des Soviets, c’est renier l’idéal du mouvement et aliéner une nouvelle fois l’indépendance nationale. Passer d’un camp à l’autre, c’est précisément ce que tous les mouvements d’opposition en Amérique latine veulent éviter. La révolution cubaine devenue communiste ne les intéresse plus.

 

L’Anarchie Algérienne

Il faut bien, hélas, parler de l’Algérie. Le pire n’arrive pas toujours, mais il semble bien ici qu’on y soit. Entre l’anarchie et la dictature où nous l’avions laissée précédemment, c’est l’anarchie qui pour le moment l’emporte. On dit bien qu’après sept ans et plus de guerre, les choses ne peuvent se remettre en ordre sans délai. Ce qui frappe cependant c’est l’inconsistance de l’opinion populaire à laquelle tous les candidats au pouvoir font appel. Ben Bella venait d’être accueilli en triomphateur à Alger. Quelques jours après, il n’ose même plus s’y montrer en public. C’est d’ailleurs ce qu’avaient toujours objecté aux partisans d’une négociation avec le F.L.N., ceux qui connaissaient les caractères du peuple. Rien ne garantit qu’une fois un gouvernement établi, il ne sera pas renversé par quelque aventurier, qui aura, pour un moment, soulevé les masses.

 

L’Aide des Deux Blocs

Cependant sans attendre, les protagonistes de la guerre froide s’étaient précipités dans le vide ouvert par l’abdication de la France. Les Russes, les Chinois, les Américains simultanément : Médicaments, blé, lait en poudre, tout ce dont les uns manquent eux-mêmes et dont les autres ont trop. Cela a donné lieu à de petites cérémonies organisées par les envoyés des puissances et un pouvoir local éphémère. Seuls les envois communistes ont été célébrés. Ce nouveau terrain de lutte entre les deux blocs est plutôt mouvant et les déceptions ne manqueront pas aux bienfaiteurs intéressés. Mais ce Congo à nos portes est bien plus dangereux que l’autre pour l’équilibre du monde.

 

Les Purges en Hongrie

Repassons le rideau de fer pour nous arrêter en Hongrie. Les satellites de l’U.R.S.S. subissent actuellement des crises obscures dans leur fond parce qu’elles se développent entre clans : Kadar à Budapest, vient de se livrer à une épuration. Il a d’abord exclu du parti Rákosi et Geroë les anciens staliniens, accusés de tous les maux antérieurs à la révolution de 1956. Ces personnages ne jouaient plus depuis, aucun rôle et c’était dégrader des morts. Mais l’opération servait de prétexte pour éliminer un certain nombre de hauts dignitaires, une trentaine, paraît-il, qui, eux occupaient des postes importants et que pour les besoins de la cause on a qualifié de staliniens. En réalité, ces changements ont pour but de donner à la population déprimée par les restrictions, la satisfaction de voir liquidés des responsables et d’entretenir l’espoir de jours meilleurs. Par une ironie du sort, c’est précisément la méthode qu’employait Staline : l’utilité des purges pour affermir le pouvoir. La difficulté c’est de trouver des remplaçants.

En Hongrie, on substitue des techniciens aux gens du parti. En Allemagne orientale par contre, la vieille garde demeure faute de trouver des hommes sûrs pour la relever. En Tchécoslovaquie, Novotny, condamné par Krouchtchev se défend avec succès, sans doute pour cette raison. En Bulgarie et en Roumanie, au contraire, Krouchtchev s’est efforcé de consolider par sa présence, Zivkov et Georgiu Dej menacés par les luttes intestines. Les peuples, eux, restent indifférents.

 

Un Américain à Moscou

Nous lisions récemment dans « l’Observer » de Londres, le récit d’un écrivain américain qui a réussi à avoir ses entrées dans la haute société soviétique. Ce qui l’a frappé, c’est combien elle ressemble à celle qui florissait sous les tsars. Ces dames s’habillent à Paris et les dernières modes de l’Occident, spectacles, jeux ou livres, n’ont pas de secrets pour eux. Et surtout il y règne une sévère étiquette. Notre Américain ne nous cache pas que ses manières laissaient à désirer et qu’on le lui a fait remarquer. Les réceptions sont aussi fastueuses que le permet le régime ce qui aux yeux d’un Américain fait un niveau bien modeste, mais tout s’y déroule comme dans la plus protocolaire des aristocraties.

En un temps où les usages se perdent, c’est en Moscovie qu’ils sont le mieux préservés. Le communisme mène à tout, à condition, bien entendu, d’en sortir.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1962-08-25 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-08-25 – La Vie Internationale

 

La Crise de l’Alliance Atlantique

On parle depuis longtemps de la crise de l’Alliance atlantique. La démission du général Nordstad suivant de peu celle du général Gavin, ambassadeur des Etats-Unis à Paris, en ont révélé le sérieux. D’une part, les divergences inter-américaines opposant les chefs d’Etat-Major du Pentagone et l’administration Kennedy au commandant suprême de l’O.T.A.N. en Europe ; de l’autre, la vieille querelle franco-américaine sur la défense autonome de la France, la force de frappe et la communication des secrets nucléaires.

Nous évitions d’en parler d’abord parce que ces questions où la technique joue un rôle important, sont très compliquées et surtout parce que heureusement elles n’ont aucun caractère urgent, et par conséquent, peuvent avec le temps se résoudre d’elles-mêmes. Cependant aujourd’hui l’opinion jusqu’ici peu attentive, s’émeut et pas seulement en France où elle a d’autres soucis, mais en Allemagne fédérale et même en Angleterre. Elle déborde le plan militaire. Ce sont les relations Europe-Etats-Unis dans leur ensemble qui sont discutées.

 

L’Incident du Mur de Berlin

Un incident vient de cristalliser le malaise. Un jeune maçon de Berlin-Est voulant sauter le mur a été abattu par les Vopos qui l’ont laissé agoniser sur place. Les Américains qui ont le droit de se rendre à Berlin-Est, ne se sont pas portés à son secours. Le général commandant s’est contenté, une fois de plus, d’une protestation auprès des autorités russes. Il n’en fallut pas plus pour que la colère populaire dégénère en émeute. On lapida les Soviétiques et les troupes américaines furent prises à partie pour leur inertie.

De l’autre côté de la Manche, le nouveau ministre anglais de la défense, rompant avec la réserve de son prédécesseur à l’endroit des conceptions françaises de défense européenne, semble disposé à envisager une action commune de l’Angleterre avec ses voisins. Le Ministre allemand Strauss s’oriente dans le même sens.

 

Les Conceptions en Présence

Quel est par-delà les considérations stratégiques le mobile profond de cette évolution ? On se rend à l’évidence que Russes et Américains se ménagent : la neutralisation du Laos, l’accord hollando-indonésien sur la Nouvelle-Guinée n’ont pu se faire qu’avec leur consentement. Au Sud-Vietnam, les Russes ne font rien pour s’opposer au soutien des Etats-Unis à Ngo Din Diem. Alors, se demande-t-on, pourquoi demain Berlin et l’Allemagne ne feraient-ils pas l’objet d’un règlement analogue ? Et surtout si après, l’U.R.S.S., mise en appétit par ces succès limités, cherchait à assujettir un peu plus ce qui reste de l’Europe ? Les Américains attendraient-ils de voir la tournure que prendrait ce conflit limité avant de courir le risque d’une guerre nucléaire totale ? N’ont-ils pas attendu Pearl Harbour pour jeter, en 1941, leur épée dans la balance ? S’en remettre aux Etats-Unis complètement de la défense de l’Europe, n’est-ce pas courir le risque, sinon d’une destruction totale, du moins de sérieux dégâts qui affaibliraient à nouveau l’Europe reconnaissante, ce dont les Américains ne seraient sans doute pas tellement affectés. Il faut donc que l’Europe, Angleterre comprise, soit assez forte pour inspirer le respect à l’Est, et dispose d’une arme nucléaire dont elle aurait le contrôle exclusif de façon, en cas d’attaque russe, à obliger les Etats-Unis à se servir des leurs, perspective qui ferait réfléchir les Soviétiques. On en reviendrait ainsi à une communauté européenne de défense dont on n’a pas voulu ici en 1954 et dont il n’est pas sûr qu’on veuille, pour le moment du moins. Par contre, les militaires de Washington et le Président Kennedy sont hantés par la crainte d’une guerre nucléaire déclenchée en Europe en dehors de leur contrôle et où ils seraient entraînés avant d’avoir pu l’éviter par entente directe avec Moscou.

 

Le Malaise à Washington

La mauvaise humeur du gouvernement Kennedy est manifeste depuis l’échec des négociations de Bruxelles. Il avait compté sur l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun et l’extension progressive de celui-ci à l’ensemble du monde atlantique. Il accuse la France de l’avoir fait échouer et de vouloir faire du Marché Commun un ensemble protégé, fermé à la concurrence américaine. C’est ainsi qu’il vient de menacer la France et l’Italie, au cas où le Marché Commun serait interdit aux exportations américaines de fruits, d’user de représailles douanières.

 

Erhard et le Marché Commun

Sur ce point d’ailleurs, l’opposition n’est pas seulement entre les Etats-Unis et la France : elle vient d’éclater entre la France et l’Allemagne fédérale. Selon le vice-chancelier Erhard soutenu par la Chambre de Commerce de l’Allemagne fédérale favorable à l’entrée de l’Angleterre au Marché Commun suivie par ses partenaires de la zone de libre-échange, la Communauté européenne ne doit pas être un groupement regardant vers l’intérieur, mais au contraire tourné vers l’extérieur, de façon à développer une pratique commerciale élargie aux Etats-Unis et à d’autres nations.

Il y a longtemps que ces conceptions s’affrontent non seulement dans l’Europe des Six, mais en Allemagne même, l’industrie cherchant des débouchés étendus au monde entier, tandis que les milieux agricoles attendent du Marché Commun le maintien des hauts prix dont ils jouissent à présent.

 

L’Extension de la Planification Française

Mais Erhard a trouvé un autre terrain de lutte : le planisme français, que ses auteurs voudraient imposer aux autres membres de la Communauté est en opposition avec les principes libéraux admis à Bruxelles. L’Allemagne comme l’Italie se sont relevées sans plan et l’ont fait aussi bien, sinon mieux, que la France : d’autre part, le plan français qui n’a jusqu’ici qu’un caractère d’orientation tend à devenir impératif et à fausser ainsi le jeu normal de la concurrence : en mêlant le gouvernement et les Syndicats à son élaboration, on arriverait vite à une socialisation de l’économie dont les milieux industriels allemands ne veulent pas. La planification, disent-ils, est contraire à l’esprit comme à la lettre du traité de Rome.

La querelle est avant tout politique. Sous couleur de planification démocratique, c’est bien à une réglementation autoritaire de l’économie que songent certains planistes français, et ils ne s’en cachent pas. Or, ni à Bonn, ni à Bruxelles, ni à la Haye, on ne s’engagerait dans cette voie. Même à Rome on hésiterait. Le Marché Commun ne résisterait pas si la France s’engageait à fond dans ce sens.

Il y a d’ailleurs un autre aspect non politique de cette question de planification. Nous n’avons jamais dit que la notion était à rejeter en bloc. Mais il y a des domaines où la prévision étant possible il convient d’établir une politique économique qui y réponde. On sait à peu près de combien la consommation d’électricité ou de pétrole augmentera dans les prochaines années et il est nécessaire de construire les centrales et les raffineries pour la satisfaire. Mais le domaine de la prévision approximative est très limité. Le danger de la planification est de donner à des techniciens irresponsables les moyens et les encouragements fiscaux et autres, de procéder à des investissements énormes dont on ne sait pas s’ils répondront aux besoins futurs. C’est aux chefs d’entreprises qui eux ont la responsabilité des capitaux qu’ils gèrent de s’adapter au jour le jour aux fluctuations souvent déconcertantes de la demande. S’ils se trompent, c’est leur affaire et non celle de la collectivité tout entière qui en souffre et avec elle la monnaie et la capacité concurrentielle d’une nation, car tout ici se tient et s’enchaîne. Dans ce domaine, le libéralisme n’est pas une doctrine, c’est une nécessité.

 

                                                                                      CRITON

Criton – 1962-08-18 – Le Nouvel Exploit Cosmique

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Le Courrier d’Aix – 1962-08-18 – La Vie Internationale.

 

Le Nouvel Exploit Cosmique

Les Soviets avaient grand besoin d’un exploit cosmique pour ranimer le moral de la population. Il était temps. Des émeutes sanglantes s’étaient produites à Novotcherkassk soulevées par la pénurie alimentaire. Aussi le vol spatial d’hier a-t-il été accompagné d’un battage exceptionnel. Dans ce pays où presque tout est anonyme et collectif, l’apparition des deux héros de l’espace libère les imaginations, et l’orgueil national dissipe les humeurs chagrines.

En Occident, par contre, ces prouesses scientifiques qui ne diffèrent des précédentes que par des détails techniques, inquiètent plus qu’elles ne passionnent. On pense aux incidences militaires possibles de ces engins qui s’inscrivent naturellement dans la course aux armements. L’avance soviétique dans ce domaine est incontestable. Les Américains devront redoubler d’efforts.

 

L’Affaiblissement Economique de l’Est

Cependant ces performances, si brillantes soient-elles, ne modifieront pas le cours des choses humaines. Au-delà du rideau de fer, les difficultés s’accumulent. Les dirigeants, l’un après l’autre, ne peuvent en faire mystère. Cet affaissement de la capacité productrice est d’ailleurs surprenant et difficilement explicable. Si déficient que soit un régime économique et social, on pouvait croire qu’à la longue il trouverait un certain équilibre et fonctionnerait moins mal. C’est tout le contraire qui se produit.

La Tchécoslovaquie qui était le mieux équipé des Etats satellites, connaît une crise que le dernier rapport officiel expose. Les retards par rapport aux plans s’amplifient dans l’industrie, presque autant qu’en agriculture. En Allemagne orientale, la pénurie est telle que les habitants se réfugient en Pologne, faute de pouvoir passer en Occident. En Pologne, en effet, où le pouvoir est paralysé par la résistance passive populaire et où la collectivisation est plus nominale que réelle, l’ingéniosité de la population maintient et même développe une relative aisance. En Russie, la distribution est de plus en plus défectueuse malgré la répression brutale des délits économiques. Mais le record du désordre semble bien appartenir à la Yougoslavie. Près de 900 entreprises industrielles et coopératives sont en faillite, et le régime se débat au milieu d’une vaste corruption dont l’ampleur défie toute répression. Les prévisions les plus pessimistes sont dépassées par les faits ; on trouve toujours des explications mais aucune n’est convaincante.

Il s’agit là de phénomènes de psychologie collective qui échappent à toute analyse comme à toute prévision. La prospérité de l’Occident, l’élévation rapide de son niveau de vie provoquent sans doute, par une sorte de contagion à rebours, et sans que les individus en soient conscients, un affaissement de la volonté, un découragement intime qui se traduit par un rendement décroissant de l’activité. Autant qu’on en peut juger, il n’y a là rien de délibéré. Il y a longtemps que les peuples de l’Est sont résignés à leur sort : beaucoup même n’en conçoivent pas d’autre. Laissons au phénomène tout son mystère. Ceux qui prétendent faire la science de l’homme ont le loisir de le méditer.

 

Les Relations Russo-Américaines

  1. Thomson, qui fut pendant cinq ans ambassadeur des U.S.A. à Moscou et qui avait l’oreille de Krouchtchev, a déclaré en quittant son poste : « les relations bilatérales russo-américaines sont excellentes. Les difficultés ne surgissent qu’au sujet de pays tiers. » Cette opinion dans la bouche la plus autorisée qui soit, nous a d’autant plus impressionné qu’elle correspond exactement au sentiment que nous avons de ce tête à tête qui se prolonge et se répète tantôt à Moscou, tantôt à Genève ou à Washington. Au reste, il est difficile de croire que des gens qui ont chaque jour des entretiens de plusieurs heures, soient d’irréductibles  adversaires. Ils se marchandent la carte du monde, tandis que de part et d’autre la propagande fait paravent. Il est normal que le public s’y trompe d’autant que la presse de tous pays n’est pas faite pour l’éclairer.

Si aguerri que l’on soit, on est parfois ébranlé dans ses propres vues par l’ingéniosité des subterfuges diplomatiques et les manipulations de l’information. Mais les intérêts sont les intérêts : Russes et Américains, comme nous l’avons dit souvent, en ont trop en commun pour ne pas se concerter, si nécessaire. On aurait tort de s’en inquiéter ; loin de nous menacer, ce dialogue acharné nous protège.

 

La Résurrection du Nazisme

Autre phénomène, aussi déconcertant qu’imprévu. Le retour à l’actualité, la réanimation, si l’on veut, du nazisme international. On croit rêver lorsqu’on nous montre, en cet Août 1962, des gens d’apparence sérieuse, revêtus de l’uniforme des chemises brunes et s’assembler sous le portrait d’Hitler et de Hermann Hesse ; et qui mieux est, c’est en Angleterre, où l’on croyait évanoui le parti de Sir Oswald Mosby, que l’agitation national-socialiste prend des allures provocantes.

Qu’on s’indigne ou qu’on plaisante, le fait est là ; le racisme hitlérien n’est pas mort, au contraire. Là encore l’explication est trop facile pour être valable. On voit bien quelques causes.

En Angleterre, la population des grands centres industriels supporte mal l’afflux des Antillais, Hindous et Pakistanais. Les bagarres sont fréquentes. Aux Etats-Unis, il y a le problème noir. Mais par-delà, pour alimenter ce mouvement il y a une idée : que l’assaut est donné à la race blanche, qu’un complot fomenté à la fois par les nationalismes de couleur et l’action communiste, cherche à l’étouffer, à la refouler sous la pression du nombre, ce nombre qui est la loi fondamentale de la Démocratie. L’idée aussi que cet assaut n’est pas le résultat actuel de l’évolution, un mouvement irréversible de l’histoire comme certains le prétendent, mais une lâche abdication d’une civilisation supérieure devant la horde barbare. Il est normal que de telles opinions rassemblent, en divers pays des gens d’esprit aventureux facilement révoltés et disposés à la violence. Il est peu probable que le mouvement prenne de l’ampleur. On ne saurait cependant le traiter à la légère.

 

Le Problème du Katanga

Au surplus, le gouvernement britannique se sert de cette agitation qui trouve dans le public, sinon de la sympathie, du moins une certaine compréhension, pour défendre les intérêts de l’Angleterre contre les menaces que la majorité de l’O.N.U. appuyée par les Etats-Unis fait peser sur le Sud et le Sud-Est africains. Le Congo ex-belge demeure le point brûlant avec la dispute Tchombé-Adoula qui se prolonge.

Les Anglais cherchent à s’opposer aux sanctions économiques qui pourraient dégénérer en une troisième intervention armée des forces onusiennes au Katanga. C’est une grosse partie qui se joue en cette riche région du monde. Elle est loin d’être réglée. Le Portugal, l’Union Sud-Africaine, les deux Rhodésies soutiennent le rempart katangais. Les Belges espèrent conserver ce qui peut être sauvé de leurs énormes investissements. Le nationalisme noir, conjugué avec les appétits hindous et chinois, fait pression et les Américains partagés une fois de plus entre leurs principes et leurs intérêts, s’efforcent de satisfaire les premiers sans compromettre les autres. Là, comme ailleurs, les Etats-Unis qui aspirent à la sincérité en politique, sont condamnés au double jeu.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1962-08-04 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-08-04 – La Vie Internationale.

 

Comme chaque semaine le confirme, l’actualité n’est plus occupée de grands événements. C’est dans l’ordre politique, économique et financier que les nations cherchent un équilibre et non plus sur l’échiquier international. La politique, elle, s’accorde des vacances. MacMillan reste sur un vote de confiance de politesse de son propre parti. La Chambre italienne a hâte d’ajourner le débat de nationalisation de l’électricité qui devait être conclu le 15 août. En Allemagne, il n’est pas besoin d’un grand effort pour distraire les partis de leurs querelles ; en France, le repos s’impose.

 

Le Marché Commun Agricole

Le 30 juillet 1962 est cependant une date en son genre, celle où les Six pays du Marché Commun vont tenter de mettre en application le laborieux accord de janvier sur les échanges agricoles. Nous ne suivrons pas ici l’exemple de ces héros de l’information qui ont tenté d’expliquer au public le mécanisme de ces monstrueux règlements. Malgré leur apparence extravagante, nous ne les raillons pas. C’est la première tentative pour organiser par-delà les frontières jalousement fermées, un ensemble agricole prospère en dépit des disparités énormes que la nature et les hommes ont consacré. Malgré les difficultés que toute personne raisonnable et compétente considérait insurmontables, les Ministres des Six ont passé outre et construit un mécanisme bizarre, une sorte de machine-outil pour raboter les obstacles progressivement.

Personne, surtout pas les créateurs, ne se fait d’illusion sur les défauts du système, sur les avatars certains de son fonctionnement. La question est de savoir s’il tiendra le coup d’abord, et ensuite s’il  atteindra son but ou, au contraire si derrière une apparence de novation, comme il arrive souvent pour les règlements administratifs, l’ancien état de chose continuera à peine modifié. Quoi qu’il advienne, le courage, l’obstination et l’imagination de notre ministre de l’agriculture, Pisani, sans qui rien n’eut été fait, mérite une estime sans réserve. S’il réussissait, même partiellement, ce serait la première fois qu’un vaste plan agricole n’aboutirait pas à un échec, comme aux Etats-Unis ou en U.R.S.S., ou à un désastre comme en Chine. Souhaitons le miracle.

 

L’Impasse des Négociations de Bruxelles

Les problèmes agricoles sont coriaces ; une preuve de plus dans l’impasse où viennent de buter les négociations de Bruxelles pour l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun. A l’heure où nous écrivons, on ne voit pas d’issue. Les pourparlers vont reprendre, et comme personne ne veut rompre, il est probable qu’on trouvera une formule d’attente pour un ajustement ultérieur. Ce qui nous étonne, c’est que les Anglais qui ont eu tout le temps de mesurer les difficultés d’harmoniser leurs relations avec les pays blancs agricoles du Commonwealth, et les obligations que devaient leur imposer même une simple association avec les Six, se voient engagés à fond dans l’aventure. M. MacMillan, déjà plus que discuté chez lui, n’aurait plus qu’à démissionner et le projet d’intégration de l’Angleterre au Marché Commun serait définitivement enterré. L’opposition travailliste qui a mieux estimé les obstacles s’est déjà prononcée contre et l’opinion britannique les suivrait volontiers. Un de ses porte-parole, William Picklès, avait depuis longtemps conseillé d’attendre que le Marché Commun soit entré dans une phase de réalisation, qui commence à peine, pour juger de l’intérêt et des possibilités pour l’Angleterre d’y accéder.

On accuse Outre-Manche, la France de faire obstacle à la candidature britannique ; ce n’est que partiellement vrai. Les Allemands jusqu’ici favorables à cette participation sont aujourd’hui aussi fermes à Bruxelles contre toute concession qui risquerait de ruiner l’édifice encore si fragile et qui, surtout en agriculture, n’a pu faire ses preuves. Même pour l’industrie où l’Europe des Six a pris un bon départ, grâce avant tout à une conjoncture favorable, il convient d’attendre de voir comment elle résistera à des temps plus difficiles et à une concurrence déjà assez âpre. Quelle que soit la tournure des prochaines discussions, un délai assez long est inévitable avant de signer une convention définitive avec les Anglais et leurs partenaires.

 

La Question Monétaire

Aucun problème complexe n’est plus fondamental : la question monétaire. Disons-le sans ambages, le monde libre n’a plus de monnaie. Nous l’avons déjà expliqué. Le dollar est discuté. On le défend chaque jour avec des moyens de fortune. Sa faiblesse protège les autres monnaies : la livre d’abord en position toujours précaire, et les monnaies en apparence plus fortes. Si le dollar retrouvait son équilibre, les autres devises seraient discutées à leur tour. Tout cela parce qu’aucune n’a d’assise fixe. L’or jouait autrefois ce rôle. Il est trop rare aujourd’hui pour supporter l’immense édifice de crédits qui s’élève chaque jour. L’or est malheureusement irremplaçable d’abord parce qu’on ne lui voit pas de substitut et parce que son prestige, quoiqu’on en ait dit, demeure. En fait, les encaisses-or des différentes banques centrales, y compris celle des Etats-Unis, sont trop faibles pour corriger les véritables fluctuations des balances de compte entre Etats. Or, par la force des choses, une monnaie sans assise fixe est une monnaie fondante. Même celles qui en apparence en ont une. L’Allemagne fédérale, la Suisse, ne peuvent résister à l’affaiblissement général parce qu’elles ne font pas le poids en face des U.S.A. et de l’Angleterre qui contrôlent les deux tiers du commerce mondial.

En 1961, le mark a été réévalué, et malgré cette réévaluation il a perdu 8%. Notre franc, 6,5%, soit au total de 38% depuis le début de la V° République. Bien sûr, il n’y a pas à cette dérive des monnaies que des raisons monétaires. Elles perdraient de leur pouvoir d’achat même si elles étaient réellement convertibles, mais on pourrait toujours donner en temps voulu un coup de frein, ne fut-ce que pour ne pas courir plus vite que le voisin à la dépréciation. Le problème est d’autant plus préoccupant qu’on ne peut espérer sans une monnaie saine, poursuivre un développement économique sans récession.

En ce moment, les Etats-Unis hésitent à relancer leur économie qui plafonne, de peur d’aggraver la crise du dollar : on presse le Président Kennedy de réduire les impôts. Mais les réduire c’est aggraver le déficit budgétaire et accélérer la fuite devant la monnaie. Il ne sait à quoi se résoudre. On le comprend.

La dégradation rapide des monnaies présente un autre danger ; celui de tarir l’épargne disposée à s’investir. Les Allemands plus avertis que d’autres des catastrophes monétaires, hésitent à alimenter le marché ; on nous offre du 6% mais nous en perdons 8%. C’est là un impôt forcé sur le capital disent-ils, et l’économie allemande est en perte de vitesse. Les choses en sont là. Chaque jour des systèmes plus ou moins ingénieux sortent des bureaux des spécialistes. Aucun n’a pu être retenu ; alors on emprunte à droite pour rembourser à gauche. Les pays libres ont constitué une sorte de caisse mutuelle où ceux qui sont temporairement les plus riches avancent leurs excédents aux démunis. Cela n’est qu’expédient. Si l’on veut poursuivre vers une prospérité durable, il faudra réviser à la base le système monétaire. Mais comment ?

         

                                                                                      CRITON

Criton – 1962-07-28 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-07-28 – La Vie Internationale.

 

Le plus important événement du moment peut être ce nouveau franchissement de l’espace par l’image, grâce au satellite « Telstar » si elle pouvait, comme déjà le fait la voix, dépasser le rideau de fer et donner aux peuples de l’Est la vision du monde libre. En dépit des brouillages, des murs et des champs de mines, le rideau de fer est de plus en plus perméable ; il le serait bien davantage encore.

 

L’Accord sur le Laos

Côté diplomatique on a paraphé l’accord sur le Laos à Genève. Les opinions varient sur sa portée. Les uns ne croient pas qu’il garantisse la neutralité du pays et pensent que le traité ne fait que voiler la pénétration communiste. En effet, dans le ministère composite des trois princes, plusieurs positions clefs, comme l’information et l’économie, appartiennent à des sympathisants. D’autres au contraire, estiment qu’il maintiendra un statuquo un peu vacillant, mais suffisant pour garantir une neutralisation de fait, grâce à l’accord tacite des Américains et des Russes qui ont un égal intérêt à la conserver.

Notre avis serait plus nuancé : ces laotiens, princes ou politiciens, sont évasifs et insaisissables. Ils ont un art inimitable de se moquer des situations dangereuses et excellent à entretenir l’équivoque avec le sourire. Ils sauront maintenir une certaine indépendance, même si les événements semblent les en empêcher. Une barrière de coton, ce Laos, mais barrière, quand même.

 

Le Replâtrage Ministériel Anglais

Depuis que nous avons parlé de l’Angleterre, le Premier MacMillan a procédé à un remaniement ministériel sans précédent dans l’histoire britannique par sa brutalité et son ampleur. La principale victime fut Selwin Lloyd qui avait imposé au pays une politique d’austérité impopulaire. L’opération a été mal accueillie tant de l’opposition que des Conservateurs eux-mêmes. Bien que l’Angleterre n’ait pas de Constitution écrite, l’usage consacrait jusqu’ici la solidarité ministérielle au sein du Cabinet. En cas de désaccord, on démissionnait en bloc et l’électeur aussitôt consulté tranchait. MacMillan a désavoué la moitié de son équipe, sans en référer au pays. Les Anglais jugent le procédé peu démocratique.

Si MacMillan a cru rajeunir son ministère et présenter à la nation des hommes plus susceptibles de lui plaire, il s’est trompé, si l’on en juge par l’accueil glacial qui lui fut fait aux Communes et l’ovation qui salua sa victime mal résignée, Selwin Lloyd. L’important n’est peut-être pas là, mais dans la désignation de Butler comme vice-Premier ministre, c’est-à-dire comme éventuel successeur. En cas d’échec conservateur aux prochaines élections, Butler est tout indiqué pour tenter une coalition avec les libéraux et même avec les travaillistes. Comme en Allemagne, si  le concours des libéraux est indispensable pour former une majorité, ils seront ainsi sollicités par Butler et par Gaitskell. Selon les circonstances, ils pourront choisir et poser leurs conditions à l’un ou l’autre.

 

L’Avenir de l’Etat Algérien

L’Algérie, ayant cessé le 3 juillet d’être un problème français, est entrée dans la société internationale en attendant de figurer à l’O.N.U. Le moins qu’on puisse dire est que sa physionomie n’apparaît pas clairement et les observateurs s’interrogent.

Deux sortes d’opinions se font jour. Les uns voient se prolonger l’état présent, c’est-à-dire l’anarchie pour un temps indéterminé. Ils font état et de l’opposition entre les masses du Bled pour qui cette anarchie ne change pas grand-chose, et les travailleurs urbains que le désordre condamne au chômage et à la misère, et de l’opposition, celle-là ethnique plus que politique, entre berbères et arabes en conflit dès que l’ennemi commun est parti.

D’autres, au contraire, voient le triomphe de Ben Bella, c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir absolu d’un disciple de Nasser chargé en Algérie d’appliquer le nouveau socialisme arabe proclamé par le Bichachi, avec pour programme l’expropriation des grands propriétaires fonciers et le partage des terres, la nationalisation des entreprises industrielles, l’élimination de toute influence étrangère prépondérante ou privilégiée et encore le développement d’une puissance militaire chargée de la contrainte à l’intérieur et aussi comme on vient de le voir déjà à Tindouf, d’une expansion territoriale aux dépens des voisins maghrébins.

Cette perspective algérienne, fort plausible, éveille l’inquiétude de la Tunisie et du Maroc. La première, politiquement forte mais militairement faible, l’autre militairement solide mais politiquement fragile, ont peu de chances de résister à un Nasser algérien disposant d’une armée disciplinée à laquelle l’Egypte et l’U.R.S.S. s’empresseraient de fournir les engins qui lui manquent et d’une éloquence révolutionnaire capable de soulever les masses. Hassan II et Bourguiba seraient en fâcheuse posture. Tout cela n’est qu’hypothèse. Il est cependant difficile d’écarter l’alternative, anarchie ou dictature en pays arabe. Aucun n’y échappe et l’espoir d’une Algérie qui serait le Liban de l’Occident arabe est pure chimère

Inutile de dire que les Chancelleries du monde entier suivent la question avec vigilance et anxiété. Pensons-y toujours, n’en parlons jamais, semble jusqu’ici la règle à l’Est comme à l’Ouest.

 

La  Course aux Armements

Et pendant ce temps, à Genève, on discute toujours désarmement, tandis que la course s’accélère. Après les expériences nucléaires russes de l’automne et les expériences américaines récentes, les Soviets à leur tour, annoncent une nouvelle série. La partie devient dure parce que les Américains mettent les bouchées doubles, obligeant les Russes à en faire autant. Répétons, encore une fois, que par-delà toutes les hypocrisies diplomatiques, la course effrénée aux armements est le moyen le plus sûr pour les Américains d’empêcher les Soviets de relever le niveau de vie de leurs peuples. On l’a vu par la hausse récente des prix alimentaires en U.R.S.S. Quelques chiffres illustreront bien le fait.

 

Les Dépenses Militaires en U.R.S.S. et aux U.S.A.

Actuellement, les dépenses militaires des deux géants sont à peu près égales. Exprimons-les par le nombre 100, en regard, le revenu national des Etats-Unis représente 1.000, celui de l’U.R.S.S.400 (en étant optimiste). L’effort militaire est donc du quart du revenu national soviétique, du dixième seulement pour les Américains. Des trois autres quarts, les Russes doivent en consacrer deux au moins pour les investissements, l’amortissement et les dépenses civiles, reste pour la consommation un peu moins du dernier quart : 22%. Aux Etats-Unis en plus du dixième consacré aux armements, les autres dépenses correspondantes à celles des Soviets ne représentent que 26%, ce qui leur permet de laisser 64% environ du revenu national disponible pour la consommation. La proportion est du même ordre pour l’Europe des Six et l’Angleterre.

Si, comme c’est le cas, le coût de l’armement croit plus vite que le revenu national, les 22% qui restent pour l’entretien de la population russe s’abaisseront encore avec toutes les conséquences politiques que cela peut déterminer.

Krouchtchev est décidé à faire face coûte que coûte. Le désarmement n’est pas pour demain.

 

                                                                                      CRITON

P.S.- Les chiffres ci-dessus nous sont fournis par le travail de Sternberg et les analyses très précises de Lucien Laurat.

Criton – 1962-07-21 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-07-21 – La Vie Internationale.

 

Autour de ce 14 juillet 1962, les historiens de demain pourront sans doute situer le départ d’une phase nouvelle des relations internationales. Le choix d’une date précise est toujours arbitraire. Le tournant d’une orientation est une courbe plus ou moins ouverte et l’évolution des problèmes ne va pas en même temps du même pas. L’avantage de celle-ci est de coïncider avec le point final mis à la longue épopée coloniale de la France, au repli accompli de l’Europe sur elle-même. C’est le moment aussi où l’on commence à reconnaître la trêve de fait entre les deux blocs, et surtout entre l’U.R.S.S. et les U.S.A., bien qu’elle fut manifeste depuis bientôt un an, avec l’érection, sans opposition de l’Occident, du mur de Berlin.

La nouvelle phase qui, tournant le dos au grand conflit dont on avait la hantise, s’ouvre donc sur deux perspectives : l’ordonnance économique et les assises monétaires du monde libre dont nous avons amplement parlé déjà, et les transformations, peut-être les bouleversements, de politique intérieure qui se préparent dans les quatre pays d’Europe occidentale, vraisemblablement aussi dans le centre européen qui dépend de Moscou.

 

Les Conflits Politiques en Europe Occidentale

C’est donc du côté intérieur que quelque chose menace en France, en Angleterre, en Allemagne fédérale, en Italie. En France évidemment, on se demande comme la V° République survivra à l’abandon de l’Algérie ; comment, en cas de chute du régime, à travers quels soubresauts une nouvelle forme de gouvernement pourra s’établir. De la solution dépend dans une certaine mesure, l’orientation politique des pays voisins.

 

La Politique Intérieure Anglaise

Le cas de l’Angleterre moins dramatique en apparence, est plus obscur. A chaque élection partielle, le parti Conservateur perd du terrain. Récemment encore, il arrivait au troisième rang derrière le travailliste et le libéral. L’avènement d’un tripartisme en Angleterre bouleversera les assises politiques traditionnelles. A l’origine, un malaise diffus, un besoin de changement et une satiété du présent. L’Angleterre s’ennuie, comme on disait de nous jadis, sans savoir ce qu’elle veut ; elle veut autre chose et ce vague des aspirations est plus dangereux qu’une revendication précise.

Pour sauver une situation désespérée pour le parti conservateur, MacMillan a misé sur l’entrée de son pays dans le Marché Commun. Il en attend du renouveau. L’opinion le suit, plus ou moins, sans enthousiasme. Il semble acquis qu’il réussira à plus ou moins long terme. Le délai d’un an ou deux que l’Allemagne et la France lui imposent enlèvera beaucoup d’effet à cette « douche froide » qu’on en attend à Londres. D’ici là, d’ailleurs, rien ne garantit que les données actuelles demeureront en l’état, bref, ce n’est pas cela qui évitera à l’Angleterre d’autres secousses ni la chute des hommes au pouvoir.

 

En Allemagne Fédérale

L’Allemagne fédérale connaît une crise analogue. L’ère Adenauer est déjà finie, alors que le Chancelier se cramponne à sa tête. En retardant l’échéance, il a compromis l’avenir de son parti, la Démocratie Chrétienne. La coalition avec les libéraux, comme les élections du dimanche 9 juillet dernier l’ont montré, a entraîné le recul des uns et des autres au profit des socialistes. Ceux-ci s’approchent pas à pas du pouvoir qu’ils devront, bon gré mal gré, partager avec leurs adversaires. On sait par l’exemple de l’Autriche les difficultés d’une coalition rouge-noir.

Derrière ces remous politiques, il y a la masse, elle aussi à la fois saturée et déçue. Comblée d’aisance matérielle, elle aspire à ce que cette force se traduise, comme autrefois, par une expansion nationale. La Démocratie Chrétienne a apporté le bien-être, mais pas la réunification. En changeant de chefs, la voie s’ouvrirait-elle ?

 

Le Cas de l’Italie

En Italie, la crise est plus avancée ; on est entré dans le vif depuis l’orientation à gauche, mais rien n’est résolu, au contraire. Les troubles sanglants de Turin viennent d’en donner la preuve si besoin était. Les Socialistes de Nenni associés à la majorité n’ont pas rompu avec les communistes comme on l’espérait, et ceux-ci les retiennent par la surenchère sociale et les grèves en série. L’économie italienne montée en flèche s’essouffle parce que la confiance se dérobe et l’esprit d’entreprise hésite devant les incertitudes politiques. Dans un pays où l’on passe facilement à la violence, l’avenir est indéchiffrable. Fanfani ne peut reculer, il est trop engagé. Il ne peut davantage avancer sans risquer de briser le pays en deux clans. L’histoire de l’Italie abonde en affrontements violents de ce genre.

 

L’Evolution Sociale en Espagne

L’Espagne bouge aussi. Les grèves du printemps ont modifié le climat apathique de la péninsule. Le Caudillo a senti qu’il fallait faire quelque chose et s’y emploie de toute son habileté. Il a désigné implicitement son successeur Munoz Grande, au cas où il n’aurait pas le temps d’aménager la transition vers le retour de la monarchie qu’il redoute. Il a parlé de réformes sociales ; Il rêve d’intégrer l’Espagne à l’Europe nouvelle. Il sait à quel point dans ce pays explosif, il est difficile de mener une évolution pacifiquement ordonnée. Il sait aussi que l’isolement de l’Espagne ne peut cesser sans que sa structure sociale ne s’harmonise avec les progrès de ses voisins. La tâche de Franco est difficile et son succès aléatoire. Là encore beaucoup d’imprévisible.

En résumé, l’Europe occidentale est à la veille de larges transformations politiques dont il est absolument impossible de prévoir le sens.

 

La Crise Tchécoslovaque

Coïncidence curieuse que nous avons soulignée, le même phénomène, avec toutes les différences que les régimes actuels comportent, se dessine à l’Est. Après la crise albanaise encore sans solution, la crise tchécoslovaque. Le Gouvernement Novotny est aux prises avec Krouchtchev. Derrière le conflit idéologique qui identifiait Novotny avec Enver Hodja d’Albanie, il y a la crise économique dont nous avons parlé. A Prague, on est las de la tutelle russe, de l’effort qu’exige Moscou des travailleurs tchèques pour assurer l’aide à Fidel Castro, Sékou Touré et autres. La production baisse dans l’industrie, l’agriculture est déficitaire, le ravitaillement de la population difficile, l’appareil bureaucratique est grippé par l’antagonisme des clans qui se forment. L’affaire Barak emprisonné par Novotny rebondit.

Les Russes s’aperçoivent que la décolonisation en Occident menace leur empire. Les conférences et congrès sur le désarmement ne suffisent plus à détourner l’attention. Les Soviets ne peuvent compter que sur la force et le développement de cette force, au regard des progrès américains, devient de plus en plus coûteux et difficile. Ce qu’on appelait la guerre froide n’est plus qu’un jeu diplomatique, un nuage de fumée allumé par la propagande, c’est à l’intérieur des peuples que l’avenir prend forme

 

                                                                                                CRITON

Criton – 1962-07-07 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-07-07 – La Vie Internationale.

 

Les grands sujets tiennent toujours l’affiche sans évoluer beaucoup. Les réunions se succèdent à Bruxelles à la recherche d’une formule d’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché Commun ; les difficultés demeurent mais l’optimisme est imperturbable ; on aboutira avant Septembre.

 

La Double Politique Américaine

  1. Rusk a fait sa tournée en Europe et mis tous ses soins à ne froisser personne à Bonn. Il a reconnu à la France son droit à la puissance nucléaire pourvu qu’elle coopère avec les Etats-Unis et l’O.T.A.N. pour en déterminer l’usage. Il a calmé les inquiétudes du Chancelier Adenauer en l’assurant qu’il avait épuisé toutes les concessions possibles à Moscou sur Berlin, dit enfin qu’aucune révision majeure de la politique atlantique n’interviendrait avant que l’Angleterre n’entre dans le Marché Commun. Mais aussitôt Kennedy a fait savoir que la France, en s’armant d’une force de frappe indépendante, faisait un geste inamical à l’égard de l’O.T.A.N.

Cette double politique américaine, l’une opportuniste, celle de Rusk, et l’autre tranchante, celle de la Maison Blanche, laisse les Européens perplexes. A laquelle se fier ? La méthode n’est pas nouvelle. Cette ambiguïté permet selon les circonstances, de choisir entre deux voies, l’une conciliante, l’autre dure, sans se compromettre à l’avance. Le Président Eisenhower, lui, nous avait habitués à plus de franchise. Mais rien de tout cela n’est bien grave en soi.

 

Le Rapprochement Russo-Yougoslave

Nous avons ici, à plusieurs reprises, marqué les étapes du rapprochement de l’U.R.S.S. et de la Yougoslavie. On peut dire que ce fut une préoccupation majeure de Krouchtchev depuis son arrivée au pouvoir. Après des interruptions et des temps morts, l’affaire depuis un an, a pris un tour plus vif. Les voyages de Krouchtchev en Bulgarie, puis en Roumanie, lui ont fourni l’occasion de faire l’éloge de Tito. Les visites réciproques des ministres et de délégations ont consacré ce retour à des relations normales. Tito avait jusqu’ici montré peu d’empressement à rentrer  dans l’orbite soviétique. Il avait peur d’y perdre son indépendance de neutraliste actif et surtout de mécontenter les Américains qui lui ont permis de survivre.

Mais nous avons dit que les difficultés économiques de la Yougoslavie avaient pris un tour aigu. La hausse des prix dans l’industrie rend impossible toute compétition avec l’Occident aussi bien dans ses marchés propres que sur ceux des pays tiers. Le Marché Commun auquel Tito ne peut s’associer rendra plus difficiles encore les exportations yougoslaves. Enfin, les Américains excédés –  le Sénat vient de le faire savoir – d’avoir tant aidé les pays communistes sans résultat, ni politique, ni économique, s’en tiendront désormais à l’envoi de surplus agricoles.

Tout cela rend presque nécessaire la conclusion d’accords à long terme avec l’U.R.S.S. et ses Satellites, pour lesquels la question prix est secondaire si l’enjeu politique en vaut la peine. Les Russes se sont montrés généreux. Ils fourniront des crédits et du matériel. Il est facile de deviner pourquoi ils y mettent le prix. Par l’intermédiaire de la Yougoslavie, les Russes peuvent ressaisir leur influence sur le tiers monde, où ils ont perdu beaucoup de terrain. En associant Tito à la lutte contre le Marché Commun, Krouchtchev espère montrer aux pays sous-développés, que cette association de pays riches est une forme de néo-colonialisme destiné à les asservir et qu’ils se doivent de s’en détourner et suivre l’exemple de la Yougoslavie qui préfère s’associer au Comecon des pays de l’Est.

 

L’Autriche et le Marché Commun

C’est aussi autour de la question du Marché Commun que se situe la visite du Chancelier autrichien Gorbach à Paris. Il s’agissait pour lui de trouver une formule d’association compatible avec la neutralité autrichienne et de la faire accepter par Moscou. Il ne pouvait aller à Rome à cause de la querelle pendante avec l’Italie, au sujet du Tyrol du Sud, ni à Bonn, pour ne pas réveiller le fantôme de l’Anchluss. Mais Paris est assez mal avec Moscou qui a rompu ses négociations commerciales avec la France, après que celle-ci avait renvoyé l’ambassadeur russe sous le prétexte que l’U.R.S.S.  avait reconnu le gouvernement algérien du G.P.R.A. ! Le Chancelier autrichien et son ministre des affaires étrangères Kreisky sont allés à Moscou pour essayer d’être autorisés à négocier avec le Marché Commun. Il est douteux que l’accueil ait été favorable.

 

Les Difficultés du Canada

Le Canada, comme nous l’avons vu, vit des jours difficiles. On lui a consacré beaucoup d’articles et d’études sans toucher au fond du problème. Le gouvernement Diefenbacher a commis une grosse erreur, celle d’encourager, pour se rendre populaire, le nationalisme canadien. Il a mécontenté les Américains en se substituant à eux dans le commerce avec Cuba, en traitant avec Pékin pour la livraison de céréales et surtout en exigeant que les Sociétés des Etats-Unis installées au Canada remettent  leurs filiales à des administrateurs canadiens. Par ailleurs, ce pays qui inspirait confiance aux investissements étrangers par son libéralisme et son attachement à la libre entreprise, s’est mis à parler de nationaliser certaines entreprises de service public, dont l’énergie électrique en Colombie Britannique et au Québec. Il n’en fallait pas plus pour stopper les initiatives et faire refluer les capitaux, précisément au moment où par suite de la surproduction, les richesses minières du Canada devenaient moins intéressantes. Les Canadiens, et d’autres aussi, n’ont pas compris que le nationalisme économique n’est plus viable aujourd’hui, même pour les grands pays à plus forte raison pour une nation de 18 millions d’habitants. Autant qu’on en peut juger, il leur sera difficile de changer d’orientation, tant qu’une crise grave ne les y aura obligés.

 

La Réunion du Comecon à Moscou

On commence à avoir quelques lueurs sur la réunion à Moscou de la conférence économique de l’U.R.S.S. avec ses satellites, dans le cadre de leur association dite Comecon. On sait qu’annoncée avec éclat, cette Conférence a tourné court, plus tôt que prévu. Les objections sont venues de partout, mais surtout de la Tchécoslovaquie. C’est elle qui supporte le plus lourd fardeau des livraisons de machines et d’équipement industriel aux pays sous-développés, en particulier l’Afrique noire et Cuba. Elle se plaint de ne recevoir en échange de ce précieux outillage que des bananes. Les bananes sont devenues le symbole du mode de paiement des pays tropicaux en difficulté. C’est sans doute un aliment de valeur pour des populations rationnées, mais cela ne fait pas rentrer beaucoup de devises dans les caisses de l’Etat et la Tchécoslovaquie en a grand besoin et préfèrerait accentuer ses échanges avec les pays d’Occident qui paient en monnaie forte.

D’autre part, les Russes veulent à nouveau imposer à leurs satellites européens une division du travail qui les rende dépendants les uns des autres, et cela en exécution d’un plan global de production dicté par les Soviets comme ils l’ont déjà fait pour l’Allemagne Orientale. Chaque pays, au contraire, voudrait fabriquer ce qu’il peut le mieux utiliser ou vendre à l’exportation en Occident. L’accord dans ces conditions n’est pas facile et, une fois de plus, sans doute, les règlements adoptés resteront lettre morte.

 

                                                                                      CRITON

Criton – 1962-06-30 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-06-30 – La Vie Internationale

 

Il apparaît de plus en plus que la trêve, de fait ou tacite, entre les deux grandes puissances enlève beaucoup d’intérêt aux disputes diplomatiques qui se poursuivent d’autant que l’U.R.S.S. et les U.S.A. voient grandir, au-delà de toute prévision, leurs difficultés respectives. La période que nous traversons a cela de curieux que si ces difficultés ne s’étaient pas présentées simultanément, l’équilibre aurait pu se rompre en faveur de l’un ou de l’autre. Celui qui aurait été prospère, tandis que l’autre s’enfonçait, aurait trouvé là une chance de l’emporter définitivement. Maintenant au contraire, ils sont obligés de consacrer tous leurs efforts à surmonter la crise qui les frappe.

 

La Crise Financière Américaine

Contrairement à ce qu’on espérait en général, la chute des cours des valeurs à New-York, n’a pas été un simple rajustement ou une correction à des excès d’optimisme. Après de courtes reprises, la baisse s’est accentuée et l’on ne peut prévoir à quel niveau elle s’arrêtera. Ce symptôme indique un mal profond auquel les remèdes classiques ne sont plus applicables et les experts désorientés, comme les autorités, proposent des mesures radicalement différentes pour ne pas dire contraires. Toutes présentent de tels inconvénients qu’on se demande si leurs avantages éventuels seraient positifs. Tel un relèvement des taux d’intérêt aux U.S.A. préconisé par les financiers européens, ou la dévaluation du dollar par relèvement du prix de l’or, ou encore un déficit budgétaire massif qui stimulerait sans doute les affaires, mais ébranlerait davantage la confiance dans la monnaie. Les méthodes du groupe d’économistes auquel Kennedy a fait confiance, déjà mal supportées par les milieux industriels, perdent tout crédit dans le public durement touché dans son patrimoine. Si la situation n’est pas redressée d’ici novembre, les conséquences politiques s’en feront sentir le jour des élections. Car aux Etats-Unis, bien plus qu’en Europe, le parti au pouvoir est jugé sur le degré de prospérité des entreprises. Une crise économique appelle un renversement politique.

Ce qui déconcerte les responsables aussi bien que l’homme de la rue, c’est que personne ne voit ce qu’il faut faire. On était persuadé que les progrès des connaissances économiques et de la technique financière étaient en mesure de maîtriser toute défaillance dans les mécanismes de la production et des échanges. On commence à en douter, ce qui explique le réflexe de panique de ces dernières semaines. Ce sévère rappel à l’ordre n’est pas mauvais en soi, car la présomption des augures et faiseurs de plan, aurait pu, en se développant, aboutir à une catastrophe analogue à celle de 1929-1932, ce qui semble, au point où l’on en est, encore évitable.

 

La Faiblesse du Dollar Canadien

La monnaie la plus discutée est aujourd’hui le dollar canadien. Après les élections où le parti conservateur au pouvoir a perdu la majorité, sans que son adversaire libéral ait pu la lui reprendre, la confusion politique aggrave les difficultés financières antérieures. Si M. Diefenbaker reste Premier ministre, il devra chercher des alliés pour former une coalition et en tout état de cause, de nouvelles élections ne devront pas tarder. D’ici là, il faut boucher les fissures par des mesures d’urgence : hausse de l’escompte à 6%, emprunt au Fonds Monétaire International et à divers groupes financiers pour empêcher la fuite devant le dollar canadien. En une semaine 400 millions de réserves ont fondu.

Or, lorsqu’il y a deux ans, le gouvernement Diefenbacker décida de provoquer une baisse artificielle du dollar canadien qui faisait 5% de prime sur son voisin U.S., les spécialistes doutaient qu’il réussisse et nous pensions comme eux qu’il serait difficile d’empêcher le retour à la hausse, cela à cause du flot constant d’investissements étrangers qui rendait fortement excédentaire la balance des comptes. Au début, il en fut bien ainsi, puis tout changea ; le courant d’investissements a cessé, le déficit est apparu et maintenant il s’agit de défendre une monnaie qu’on s’était donné tant de peine à déprécier. Bel exemple à ajouter à d’autres, de l’incertitude des pronostics et de l’inefficacité des méthodes qui vont exactement à l’encontre de leur but. On comprend que les hommes responsables hésitent à proposer, là ou ailleurs, des plans d’action inédits.

 

L’Erosion des Monnaies

Du même coup, les financiers orthodoxes raillés par la nouvelle vague, reprennent crédit. Ils signalent à tour de rôle le mal qui ronge les finances de l’Occident tout entier : l’érosion – c’est le mot à la mode, – de plus en plus rapide des monnaies. Cette dépréciation du pouvoir d’achat des monnaies est aujourd’hui universelle et c’est justement parce qu’elle est universelle qu’elle est peu visible et d’autant plus grave. De plus, cette érosion est le plus souvent insidieuse, tandis que les statistiques, toujours confuses, portent sur un nombre limité d’articles et sur des prix officiels ou apparents. La réalité est tout autre et la baisse psychologique des monnaies se traduit par des hausses sur des points qu’on n’observe guère ; hausse des terrains, des objets d’art, des immeubles, par exemple. Or, s’il y a une règle bien établie en la matière, c’est qu’une monnaie à pouvoir d’achat à peu près constant est la condition essentielle d’un véritable progrès à long terme. C’est ce qui s’est vérifié jusqu’en 1960, dans des pays aussi différents que l’Allemagne fédérale, la Suisse, ou la Hollande. Depuis qu’ils ont roulé la mauvaise pente, la crise a commencé. Il faudrait peut-être renoncer au mythe de l’expansion et mettre la santé monétaire au premier plan. Beaucoup le proclament, mais qui a le pouvoir de l’imposer ?

 

La Controverse Nucléaire Franco-Américaine

La seule question politique qui mérite attention, c’est cette polémique qui se traîne entre l’Europe et les U.S.A., et particulièrement au sujet de la fameuse « force de frappe », c’est-à-dire l’indépendance atomique militaire. Polémique regrettable et au fond oiseuse, car il n’y a aucun risque actuel ou prochain de conflit nucléaire. La thèse américaine est dans son essence juste : la multiplication des armements nucléaires est inutile, et dangereuse et au surplus ruineuse ; trop faible pour effrayer le géant d’en face, elle lui fournirait seulement l’occasion de frapper pour la détruire, ceux qui la possèdent et les peuples avec, dans les espaces étroits où ils sont aujourd’hui enfermés. Mais les Américains ont tort d’en parler et surtout d’en faire un débat qui empoisonne les relations entre alliés. Ils sont, comme bien souvent ils l’ont été, mauvais psychologues. Un vieux pays comme le nôtre qui a subi depuis 22 ans tant d’humiliations et de revers a besoin de ces compensations, même illusoires, pour conserver confiance en lui-même. Bien qu’il n’y croie guère, il se sent réconforté quand on lui parle de sa grandeur et de son brillant destin. Le moment est mal choisi pour lui contester ce droit à une puissance militaire dont il sait bien qu’il n’aura que faire mais qui a une valeur morale peut-être même salutaire pour franchir une douloureuse étape. Polémique inutile donc et à laquelle un temps bien proche enlèvera tout fondement.

 

L’Eau-de-Vie dans les Cantines Soviétiques

Pour terminer sur une note plus anecdotique, signalons, car elle en vaut la peine, la dernière trouvaille des Soviets pour remplir leurs caisses. Ils vont vendre dans les cantines des usines de la vodka à un prix énorme, environ 5.000 anciens francs le litre. Ce n’est peut-être pas le moyen d’enrayer l’alcoolisme, mais à coup sûr, de réduire subrepticement le salaire des ouvriers. Après la hausse de la viande et du beurre, que diront les ménagères qui verront leurs compagnons induits en tentation par M. Krouchtchev lui-même ?

 

                                                                                      CRITON