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Le Courrier d’Aix – 1962-07-21 – La Vie Internationale.
Autour de ce 14 juillet 1962, les historiens de demain pourront sans doute situer le départ d’une phase nouvelle des relations internationales. Le choix d’une date précise est toujours arbitraire. Le tournant d’une orientation est une courbe plus ou moins ouverte et l’évolution des problèmes ne va pas en même temps du même pas. L’avantage de celle-ci est de coïncider avec le point final mis à la longue épopée coloniale de la France, au repli accompli de l’Europe sur elle-même. C’est le moment aussi où l’on commence à reconnaître la trêve de fait entre les deux blocs, et surtout entre l’U.R.S.S. et les U.S.A., bien qu’elle fut manifeste depuis bientôt un an, avec l’érection, sans opposition de l’Occident, du mur de Berlin.
La nouvelle phase qui, tournant le dos au grand conflit dont on avait la hantise, s’ouvre donc sur deux perspectives : l’ordonnance économique et les assises monétaires du monde libre dont nous avons amplement parlé déjà, et les transformations, peut-être les bouleversements, de politique intérieure qui se préparent dans les quatre pays d’Europe occidentale, vraisemblablement aussi dans le centre européen qui dépend de Moscou.
Les Conflits Politiques en Europe Occidentale
C’est donc du côté intérieur que quelque chose menace en France, en Angleterre, en Allemagne fédérale, en Italie. En France évidemment, on se demande comme la V° République survivra à l’abandon de l’Algérie ; comment, en cas de chute du régime, à travers quels soubresauts une nouvelle forme de gouvernement pourra s’établir. De la solution dépend dans une certaine mesure, l’orientation politique des pays voisins.
La Politique Intérieure Anglaise
Le cas de l’Angleterre moins dramatique en apparence, est plus obscur. A chaque élection partielle, le parti Conservateur perd du terrain. Récemment encore, il arrivait au troisième rang derrière le travailliste et le libéral. L’avènement d’un tripartisme en Angleterre bouleversera les assises politiques traditionnelles. A l’origine, un malaise diffus, un besoin de changement et une satiété du présent. L’Angleterre s’ennuie, comme on disait de nous jadis, sans savoir ce qu’elle veut ; elle veut autre chose et ce vague des aspirations est plus dangereux qu’une revendication précise.
Pour sauver une situation désespérée pour le parti conservateur, MacMillan a misé sur l’entrée de son pays dans le Marché Commun. Il en attend du renouveau. L’opinion le suit, plus ou moins, sans enthousiasme. Il semble acquis qu’il réussira à plus ou moins long terme. Le délai d’un an ou deux que l’Allemagne et la France lui imposent enlèvera beaucoup d’effet à cette « douche froide » qu’on en attend à Londres. D’ici là, d’ailleurs, rien ne garantit que les données actuelles demeureront en l’état, bref, ce n’est pas cela qui évitera à l’Angleterre d’autres secousses ni la chute des hommes au pouvoir.
En Allemagne Fédérale
L’Allemagne fédérale connaît une crise analogue. L’ère Adenauer est déjà finie, alors que le Chancelier se cramponne à sa tête. En retardant l’échéance, il a compromis l’avenir de son parti, la Démocratie Chrétienne. La coalition avec les libéraux, comme les élections du dimanche 9 juillet dernier l’ont montré, a entraîné le recul des uns et des autres au profit des socialistes. Ceux-ci s’approchent pas à pas du pouvoir qu’ils devront, bon gré mal gré, partager avec leurs adversaires. On sait par l’exemple de l’Autriche les difficultés d’une coalition rouge-noir.
Derrière ces remous politiques, il y a la masse, elle aussi à la fois saturée et déçue. Comblée d’aisance matérielle, elle aspire à ce que cette force se traduise, comme autrefois, par une expansion nationale. La Démocratie Chrétienne a apporté le bien-être, mais pas la réunification. En changeant de chefs, la voie s’ouvrirait-elle ?
Le Cas de l’Italie
En Italie, la crise est plus avancée ; on est entré dans le vif depuis l’orientation à gauche, mais rien n’est résolu, au contraire. Les troubles sanglants de Turin viennent d’en donner la preuve si besoin était. Les Socialistes de Nenni associés à la majorité n’ont pas rompu avec les communistes comme on l’espérait, et ceux-ci les retiennent par la surenchère sociale et les grèves en série. L’économie italienne montée en flèche s’essouffle parce que la confiance se dérobe et l’esprit d’entreprise hésite devant les incertitudes politiques. Dans un pays où l’on passe facilement à la violence, l’avenir est indéchiffrable. Fanfani ne peut reculer, il est trop engagé. Il ne peut davantage avancer sans risquer de briser le pays en deux clans. L’histoire de l’Italie abonde en affrontements violents de ce genre.
L’Evolution Sociale en Espagne
L’Espagne bouge aussi. Les grèves du printemps ont modifié le climat apathique de la péninsule. Le Caudillo a senti qu’il fallait faire quelque chose et s’y emploie de toute son habileté. Il a désigné implicitement son successeur Munoz Grande, au cas où il n’aurait pas le temps d’aménager la transition vers le retour de la monarchie qu’il redoute. Il a parlé de réformes sociales ; Il rêve d’intégrer l’Espagne à l’Europe nouvelle. Il sait à quel point dans ce pays explosif, il est difficile de mener une évolution pacifiquement ordonnée. Il sait aussi que l’isolement de l’Espagne ne peut cesser sans que sa structure sociale ne s’harmonise avec les progrès de ses voisins. La tâche de Franco est difficile et son succès aléatoire. Là encore beaucoup d’imprévisible.
En résumé, l’Europe occidentale est à la veille de larges transformations politiques dont il est absolument impossible de prévoir le sens.
La Crise Tchécoslovaque
Coïncidence curieuse que nous avons soulignée, le même phénomène, avec toutes les différences que les régimes actuels comportent, se dessine à l’Est. Après la crise albanaise encore sans solution, la crise tchécoslovaque. Le Gouvernement Novotny est aux prises avec Krouchtchev. Derrière le conflit idéologique qui identifiait Novotny avec Enver Hodja d’Albanie, il y a la crise économique dont nous avons parlé. A Prague, on est las de la tutelle russe, de l’effort qu’exige Moscou des travailleurs tchèques pour assurer l’aide à Fidel Castro, Sékou Touré et autres. La production baisse dans l’industrie, l’agriculture est déficitaire, le ravitaillement de la population difficile, l’appareil bureaucratique est grippé par l’antagonisme des clans qui se forment. L’affaire Barak emprisonné par Novotny rebondit.
Les Russes s’aperçoivent que la décolonisation en Occident menace leur empire. Les conférences et congrès sur le désarmement ne suffisent plus à détourner l’attention. Les Soviets ne peuvent compter que sur la force et le développement de cette force, au regard des progrès américains, devient de plus en plus coûteux et difficile. Ce qu’on appelait la guerre froide n’est plus qu’un jeu diplomatique, un nuage de fumée allumé par la propagande, c’est à l’intérieur des peuples que l’avenir prend forme
CRITON