ORIGINAL-Criton-1962-07-28 pdf
Le Courrier d’Aix – 1962-07-28 – La Vie Internationale.
Le plus important événement du moment peut être ce nouveau franchissement de l’espace par l’image, grâce au satellite « Telstar » si elle pouvait, comme déjà le fait la voix, dépasser le rideau de fer et donner aux peuples de l’Est la vision du monde libre. En dépit des brouillages, des murs et des champs de mines, le rideau de fer est de plus en plus perméable ; il le serait bien davantage encore.
L’Accord sur le Laos
Côté diplomatique on a paraphé l’accord sur le Laos à Genève. Les opinions varient sur sa portée. Les uns ne croient pas qu’il garantisse la neutralité du pays et pensent que le traité ne fait que voiler la pénétration communiste. En effet, dans le ministère composite des trois princes, plusieurs positions clefs, comme l’information et l’économie, appartiennent à des sympathisants. D’autres au contraire, estiment qu’il maintiendra un statuquo un peu vacillant, mais suffisant pour garantir une neutralisation de fait, grâce à l’accord tacite des Américains et des Russes qui ont un égal intérêt à la conserver.
Notre avis serait plus nuancé : ces laotiens, princes ou politiciens, sont évasifs et insaisissables. Ils ont un art inimitable de se moquer des situations dangereuses et excellent à entretenir l’équivoque avec le sourire. Ils sauront maintenir une certaine indépendance, même si les événements semblent les en empêcher. Une barrière de coton, ce Laos, mais barrière, quand même.
Le Replâtrage Ministériel Anglais
Depuis que nous avons parlé de l’Angleterre, le Premier MacMillan a procédé à un remaniement ministériel sans précédent dans l’histoire britannique par sa brutalité et son ampleur. La principale victime fut Selwin Lloyd qui avait imposé au pays une politique d’austérité impopulaire. L’opération a été mal accueillie tant de l’opposition que des Conservateurs eux-mêmes. Bien que l’Angleterre n’ait pas de Constitution écrite, l’usage consacrait jusqu’ici la solidarité ministérielle au sein du Cabinet. En cas de désaccord, on démissionnait en bloc et l’électeur aussitôt consulté tranchait. MacMillan a désavoué la moitié de son équipe, sans en référer au pays. Les Anglais jugent le procédé peu démocratique.
Si MacMillan a cru rajeunir son ministère et présenter à la nation des hommes plus susceptibles de lui plaire, il s’est trompé, si l’on en juge par l’accueil glacial qui lui fut fait aux Communes et l’ovation qui salua sa victime mal résignée, Selwin Lloyd. L’important n’est peut-être pas là, mais dans la désignation de Butler comme vice-Premier ministre, c’est-à-dire comme éventuel successeur. En cas d’échec conservateur aux prochaines élections, Butler est tout indiqué pour tenter une coalition avec les libéraux et même avec les travaillistes. Comme en Allemagne, si le concours des libéraux est indispensable pour former une majorité, ils seront ainsi sollicités par Butler et par Gaitskell. Selon les circonstances, ils pourront choisir et poser leurs conditions à l’un ou l’autre.
L’Avenir de l’Etat Algérien
L’Algérie, ayant cessé le 3 juillet d’être un problème français, est entrée dans la société internationale en attendant de figurer à l’O.N.U. Le moins qu’on puisse dire est que sa physionomie n’apparaît pas clairement et les observateurs s’interrogent.
Deux sortes d’opinions se font jour. Les uns voient se prolonger l’état présent, c’est-à-dire l’anarchie pour un temps indéterminé. Ils font état et de l’opposition entre les masses du Bled pour qui cette anarchie ne change pas grand-chose, et les travailleurs urbains que le désordre condamne au chômage et à la misère, et de l’opposition, celle-là ethnique plus que politique, entre berbères et arabes en conflit dès que l’ennemi commun est parti.
D’autres, au contraire, voient le triomphe de Ben Bella, c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir absolu d’un disciple de Nasser chargé en Algérie d’appliquer le nouveau socialisme arabe proclamé par le Bichachi, avec pour programme l’expropriation des grands propriétaires fonciers et le partage des terres, la nationalisation des entreprises industrielles, l’élimination de toute influence étrangère prépondérante ou privilégiée et encore le développement d’une puissance militaire chargée de la contrainte à l’intérieur et aussi comme on vient de le voir déjà à Tindouf, d’une expansion territoriale aux dépens des voisins maghrébins.
Cette perspective algérienne, fort plausible, éveille l’inquiétude de la Tunisie et du Maroc. La première, politiquement forte mais militairement faible, l’autre militairement solide mais politiquement fragile, ont peu de chances de résister à un Nasser algérien disposant d’une armée disciplinée à laquelle l’Egypte et l’U.R.S.S. s’empresseraient de fournir les engins qui lui manquent et d’une éloquence révolutionnaire capable de soulever les masses. Hassan II et Bourguiba seraient en fâcheuse posture. Tout cela n’est qu’hypothèse. Il est cependant difficile d’écarter l’alternative, anarchie ou dictature en pays arabe. Aucun n’y échappe et l’espoir d’une Algérie qui serait le Liban de l’Occident arabe est pure chimère
Inutile de dire que les Chancelleries du monde entier suivent la question avec vigilance et anxiété. Pensons-y toujours, n’en parlons jamais, semble jusqu’ici la règle à l’Est comme à l’Ouest.
La Course aux Armements
Et pendant ce temps, à Genève, on discute toujours désarmement, tandis que la course s’accélère. Après les expériences nucléaires russes de l’automne et les expériences américaines récentes, les Soviets à leur tour, annoncent une nouvelle série. La partie devient dure parce que les Américains mettent les bouchées doubles, obligeant les Russes à en faire autant. Répétons, encore une fois, que par-delà toutes les hypocrisies diplomatiques, la course effrénée aux armements est le moyen le plus sûr pour les Américains d’empêcher les Soviets de relever le niveau de vie de leurs peuples. On l’a vu par la hausse récente des prix alimentaires en U.R.S.S. Quelques chiffres illustreront bien le fait.
Les Dépenses Militaires en U.R.S.S. et aux U.S.A.
Actuellement, les dépenses militaires des deux géants sont à peu près égales. Exprimons-les par le nombre 100, en regard, le revenu national des Etats-Unis représente 1.000, celui de l’U.R.S.S.400 (en étant optimiste). L’effort militaire est donc du quart du revenu national soviétique, du dixième seulement pour les Américains. Des trois autres quarts, les Russes doivent en consacrer deux au moins pour les investissements, l’amortissement et les dépenses civiles, reste pour la consommation un peu moins du dernier quart : 22%. Aux Etats-Unis en plus du dixième consacré aux armements, les autres dépenses correspondantes à celles des Soviets ne représentent que 26%, ce qui leur permet de laisser 64% environ du revenu national disponible pour la consommation. La proportion est du même ordre pour l’Europe des Six et l’Angleterre.
Si, comme c’est le cas, le coût de l’armement croit plus vite que le revenu national, les 22% qui restent pour l’entretien de la population russe s’abaisseront encore avec toutes les conséquences politiques que cela peut déterminer.
Krouchtchev est décidé à faire face coûte que coûte. Le désarmement n’est pas pour demain.
CRITON
P.S.- Les chiffres ci-dessus nous sont fournis par le travail de Sternberg et les analyses très précises de Lucien Laurat.