Criton – 1962-08-04 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-08-04 – La Vie Internationale.

 

Comme chaque semaine le confirme, l’actualité n’est plus occupée de grands événements. C’est dans l’ordre politique, économique et financier que les nations cherchent un équilibre et non plus sur l’échiquier international. La politique, elle, s’accorde des vacances. MacMillan reste sur un vote de confiance de politesse de son propre parti. La Chambre italienne a hâte d’ajourner le débat de nationalisation de l’électricité qui devait être conclu le 15 août. En Allemagne, il n’est pas besoin d’un grand effort pour distraire les partis de leurs querelles ; en France, le repos s’impose.

 

Le Marché Commun Agricole

Le 30 juillet 1962 est cependant une date en son genre, celle où les Six pays du Marché Commun vont tenter de mettre en application le laborieux accord de janvier sur les échanges agricoles. Nous ne suivrons pas ici l’exemple de ces héros de l’information qui ont tenté d’expliquer au public le mécanisme de ces monstrueux règlements. Malgré leur apparence extravagante, nous ne les raillons pas. C’est la première tentative pour organiser par-delà les frontières jalousement fermées, un ensemble agricole prospère en dépit des disparités énormes que la nature et les hommes ont consacré. Malgré les difficultés que toute personne raisonnable et compétente considérait insurmontables, les Ministres des Six ont passé outre et construit un mécanisme bizarre, une sorte de machine-outil pour raboter les obstacles progressivement.

Personne, surtout pas les créateurs, ne se fait d’illusion sur les défauts du système, sur les avatars certains de son fonctionnement. La question est de savoir s’il tiendra le coup d’abord, et ensuite s’il  atteindra son but ou, au contraire si derrière une apparence de novation, comme il arrive souvent pour les règlements administratifs, l’ancien état de chose continuera à peine modifié. Quoi qu’il advienne, le courage, l’obstination et l’imagination de notre ministre de l’agriculture, Pisani, sans qui rien n’eut été fait, mérite une estime sans réserve. S’il réussissait, même partiellement, ce serait la première fois qu’un vaste plan agricole n’aboutirait pas à un échec, comme aux Etats-Unis ou en U.R.S.S., ou à un désastre comme en Chine. Souhaitons le miracle.

 

L’Impasse des Négociations de Bruxelles

Les problèmes agricoles sont coriaces ; une preuve de plus dans l’impasse où viennent de buter les négociations de Bruxelles pour l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun. A l’heure où nous écrivons, on ne voit pas d’issue. Les pourparlers vont reprendre, et comme personne ne veut rompre, il est probable qu’on trouvera une formule d’attente pour un ajustement ultérieur. Ce qui nous étonne, c’est que les Anglais qui ont eu tout le temps de mesurer les difficultés d’harmoniser leurs relations avec les pays blancs agricoles du Commonwealth, et les obligations que devaient leur imposer même une simple association avec les Six, se voient engagés à fond dans l’aventure. M. MacMillan, déjà plus que discuté chez lui, n’aurait plus qu’à démissionner et le projet d’intégration de l’Angleterre au Marché Commun serait définitivement enterré. L’opposition travailliste qui a mieux estimé les obstacles s’est déjà prononcée contre et l’opinion britannique les suivrait volontiers. Un de ses porte-parole, William Picklès, avait depuis longtemps conseillé d’attendre que le Marché Commun soit entré dans une phase de réalisation, qui commence à peine, pour juger de l’intérêt et des possibilités pour l’Angleterre d’y accéder.

On accuse Outre-Manche, la France de faire obstacle à la candidature britannique ; ce n’est que partiellement vrai. Les Allemands jusqu’ici favorables à cette participation sont aujourd’hui aussi fermes à Bruxelles contre toute concession qui risquerait de ruiner l’édifice encore si fragile et qui, surtout en agriculture, n’a pu faire ses preuves. Même pour l’industrie où l’Europe des Six a pris un bon départ, grâce avant tout à une conjoncture favorable, il convient d’attendre de voir comment elle résistera à des temps plus difficiles et à une concurrence déjà assez âpre. Quelle que soit la tournure des prochaines discussions, un délai assez long est inévitable avant de signer une convention définitive avec les Anglais et leurs partenaires.

 

La Question Monétaire

Aucun problème complexe n’est plus fondamental : la question monétaire. Disons-le sans ambages, le monde libre n’a plus de monnaie. Nous l’avons déjà expliqué. Le dollar est discuté. On le défend chaque jour avec des moyens de fortune. Sa faiblesse protège les autres monnaies : la livre d’abord en position toujours précaire, et les monnaies en apparence plus fortes. Si le dollar retrouvait son équilibre, les autres devises seraient discutées à leur tour. Tout cela parce qu’aucune n’a d’assise fixe. L’or jouait autrefois ce rôle. Il est trop rare aujourd’hui pour supporter l’immense édifice de crédits qui s’élève chaque jour. L’or est malheureusement irremplaçable d’abord parce qu’on ne lui voit pas de substitut et parce que son prestige, quoiqu’on en ait dit, demeure. En fait, les encaisses-or des différentes banques centrales, y compris celle des Etats-Unis, sont trop faibles pour corriger les véritables fluctuations des balances de compte entre Etats. Or, par la force des choses, une monnaie sans assise fixe est une monnaie fondante. Même celles qui en apparence en ont une. L’Allemagne fédérale, la Suisse, ne peuvent résister à l’affaiblissement général parce qu’elles ne font pas le poids en face des U.S.A. et de l’Angleterre qui contrôlent les deux tiers du commerce mondial.

En 1961, le mark a été réévalué, et malgré cette réévaluation il a perdu 8%. Notre franc, 6,5%, soit au total de 38% depuis le début de la V° République. Bien sûr, il n’y a pas à cette dérive des monnaies que des raisons monétaires. Elles perdraient de leur pouvoir d’achat même si elles étaient réellement convertibles, mais on pourrait toujours donner en temps voulu un coup de frein, ne fut-ce que pour ne pas courir plus vite que le voisin à la dépréciation. Le problème est d’autant plus préoccupant qu’on ne peut espérer sans une monnaie saine, poursuivre un développement économique sans récession.

En ce moment, les Etats-Unis hésitent à relancer leur économie qui plafonne, de peur d’aggraver la crise du dollar : on presse le Président Kennedy de réduire les impôts. Mais les réduire c’est aggraver le déficit budgétaire et accélérer la fuite devant la monnaie. Il ne sait à quoi se résoudre. On le comprend.

La dégradation rapide des monnaies présente un autre danger ; celui de tarir l’épargne disposée à s’investir. Les Allemands plus avertis que d’autres des catastrophes monétaires, hésitent à alimenter le marché ; on nous offre du 6% mais nous en perdons 8%. C’est là un impôt forcé sur le capital disent-ils, et l’économie allemande est en perte de vitesse. Les choses en sont là. Chaque jour des systèmes plus ou moins ingénieux sortent des bureaux des spécialistes. Aucun n’a pu être retenu ; alors on emprunte à droite pour rembourser à gauche. Les pays libres ont constitué une sorte de caisse mutuelle où ceux qui sont temporairement les plus riches avancent leurs excédents aux démunis. Cela n’est qu’expédient. Si l’on veut poursuivre vers une prospérité durable, il faudra réviser à la base le système monétaire. Mais comment ?

         

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