Criton – 1962-08-18 – Le Nouvel Exploit Cosmique

ORIGINAL-Criton-1962-08-18  pdf

Le Courrier d’Aix – 1962-08-18 – La Vie Internationale.

 

Le Nouvel Exploit Cosmique

Les Soviets avaient grand besoin d’un exploit cosmique pour ranimer le moral de la population. Il était temps. Des émeutes sanglantes s’étaient produites à Novotcherkassk soulevées par la pénurie alimentaire. Aussi le vol spatial d’hier a-t-il été accompagné d’un battage exceptionnel. Dans ce pays où presque tout est anonyme et collectif, l’apparition des deux héros de l’espace libère les imaginations, et l’orgueil national dissipe les humeurs chagrines.

En Occident, par contre, ces prouesses scientifiques qui ne diffèrent des précédentes que par des détails techniques, inquiètent plus qu’elles ne passionnent. On pense aux incidences militaires possibles de ces engins qui s’inscrivent naturellement dans la course aux armements. L’avance soviétique dans ce domaine est incontestable. Les Américains devront redoubler d’efforts.

 

L’Affaiblissement Economique de l’Est

Cependant ces performances, si brillantes soient-elles, ne modifieront pas le cours des choses humaines. Au-delà du rideau de fer, les difficultés s’accumulent. Les dirigeants, l’un après l’autre, ne peuvent en faire mystère. Cet affaissement de la capacité productrice est d’ailleurs surprenant et difficilement explicable. Si déficient que soit un régime économique et social, on pouvait croire qu’à la longue il trouverait un certain équilibre et fonctionnerait moins mal. C’est tout le contraire qui se produit.

La Tchécoslovaquie qui était le mieux équipé des Etats satellites, connaît une crise que le dernier rapport officiel expose. Les retards par rapport aux plans s’amplifient dans l’industrie, presque autant qu’en agriculture. En Allemagne orientale, la pénurie est telle que les habitants se réfugient en Pologne, faute de pouvoir passer en Occident. En Pologne, en effet, où le pouvoir est paralysé par la résistance passive populaire et où la collectivisation est plus nominale que réelle, l’ingéniosité de la population maintient et même développe une relative aisance. En Russie, la distribution est de plus en plus défectueuse malgré la répression brutale des délits économiques. Mais le record du désordre semble bien appartenir à la Yougoslavie. Près de 900 entreprises industrielles et coopératives sont en faillite, et le régime se débat au milieu d’une vaste corruption dont l’ampleur défie toute répression. Les prévisions les plus pessimistes sont dépassées par les faits ; on trouve toujours des explications mais aucune n’est convaincante.

Il s’agit là de phénomènes de psychologie collective qui échappent à toute analyse comme à toute prévision. La prospérité de l’Occident, l’élévation rapide de son niveau de vie provoquent sans doute, par une sorte de contagion à rebours, et sans que les individus en soient conscients, un affaissement de la volonté, un découragement intime qui se traduit par un rendement décroissant de l’activité. Autant qu’on en peut juger, il n’y a là rien de délibéré. Il y a longtemps que les peuples de l’Est sont résignés à leur sort : beaucoup même n’en conçoivent pas d’autre. Laissons au phénomène tout son mystère. Ceux qui prétendent faire la science de l’homme ont le loisir de le méditer.

 

Les Relations Russo-Américaines

  1. Thomson, qui fut pendant cinq ans ambassadeur des U.S.A. à Moscou et qui avait l’oreille de Krouchtchev, a déclaré en quittant son poste : « les relations bilatérales russo-américaines sont excellentes. Les difficultés ne surgissent qu’au sujet de pays tiers. » Cette opinion dans la bouche la plus autorisée qui soit, nous a d’autant plus impressionné qu’elle correspond exactement au sentiment que nous avons de ce tête à tête qui se prolonge et se répète tantôt à Moscou, tantôt à Genève ou à Washington. Au reste, il est difficile de croire que des gens qui ont chaque jour des entretiens de plusieurs heures, soient d’irréductibles  adversaires. Ils se marchandent la carte du monde, tandis que de part et d’autre la propagande fait paravent. Il est normal que le public s’y trompe d’autant que la presse de tous pays n’est pas faite pour l’éclairer.

Si aguerri que l’on soit, on est parfois ébranlé dans ses propres vues par l’ingéniosité des subterfuges diplomatiques et les manipulations de l’information. Mais les intérêts sont les intérêts : Russes et Américains, comme nous l’avons dit souvent, en ont trop en commun pour ne pas se concerter, si nécessaire. On aurait tort de s’en inquiéter ; loin de nous menacer, ce dialogue acharné nous protège.

 

La Résurrection du Nazisme

Autre phénomène, aussi déconcertant qu’imprévu. Le retour à l’actualité, la réanimation, si l’on veut, du nazisme international. On croit rêver lorsqu’on nous montre, en cet Août 1962, des gens d’apparence sérieuse, revêtus de l’uniforme des chemises brunes et s’assembler sous le portrait d’Hitler et de Hermann Hesse ; et qui mieux est, c’est en Angleterre, où l’on croyait évanoui le parti de Sir Oswald Mosby, que l’agitation national-socialiste prend des allures provocantes.

Qu’on s’indigne ou qu’on plaisante, le fait est là ; le racisme hitlérien n’est pas mort, au contraire. Là encore l’explication est trop facile pour être valable. On voit bien quelques causes.

En Angleterre, la population des grands centres industriels supporte mal l’afflux des Antillais, Hindous et Pakistanais. Les bagarres sont fréquentes. Aux Etats-Unis, il y a le problème noir. Mais par-delà, pour alimenter ce mouvement il y a une idée : que l’assaut est donné à la race blanche, qu’un complot fomenté à la fois par les nationalismes de couleur et l’action communiste, cherche à l’étouffer, à la refouler sous la pression du nombre, ce nombre qui est la loi fondamentale de la Démocratie. L’idée aussi que cet assaut n’est pas le résultat actuel de l’évolution, un mouvement irréversible de l’histoire comme certains le prétendent, mais une lâche abdication d’une civilisation supérieure devant la horde barbare. Il est normal que de telles opinions rassemblent, en divers pays des gens d’esprit aventureux facilement révoltés et disposés à la violence. Il est peu probable que le mouvement prenne de l’ampleur. On ne saurait cependant le traiter à la légère.

 

Le Problème du Katanga

Au surplus, le gouvernement britannique se sert de cette agitation qui trouve dans le public, sinon de la sympathie, du moins une certaine compréhension, pour défendre les intérêts de l’Angleterre contre les menaces que la majorité de l’O.N.U. appuyée par les Etats-Unis fait peser sur le Sud et le Sud-Est africains. Le Congo ex-belge demeure le point brûlant avec la dispute Tchombé-Adoula qui se prolonge.

Les Anglais cherchent à s’opposer aux sanctions économiques qui pourraient dégénérer en une troisième intervention armée des forces onusiennes au Katanga. C’est une grosse partie qui se joue en cette riche région du monde. Elle est loin d’être réglée. Le Portugal, l’Union Sud-Africaine, les deux Rhodésies soutiennent le rempart katangais. Les Belges espèrent conserver ce qui peut être sauvé de leurs énormes investissements. Le nationalisme noir, conjugué avec les appétits hindous et chinois, fait pression et les Américains partagés une fois de plus entre leurs principes et leurs intérêts, s’efforcent de satisfaire les premiers sans compromettre les autres. Là, comme ailleurs, les Etats-Unis qui aspirent à la sincérité en politique, sont condamnés au double jeu.

 

                                                                                                       CRITON