Criton – 1962-08-25 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-08-25 – La Vie Internationale

 

La Crise de l’Alliance Atlantique

On parle depuis longtemps de la crise de l’Alliance atlantique. La démission du général Nordstad suivant de peu celle du général Gavin, ambassadeur des Etats-Unis à Paris, en ont révélé le sérieux. D’une part, les divergences inter-américaines opposant les chefs d’Etat-Major du Pentagone et l’administration Kennedy au commandant suprême de l’O.T.A.N. en Europe ; de l’autre, la vieille querelle franco-américaine sur la défense autonome de la France, la force de frappe et la communication des secrets nucléaires.

Nous évitions d’en parler d’abord parce que ces questions où la technique joue un rôle important, sont très compliquées et surtout parce que heureusement elles n’ont aucun caractère urgent, et par conséquent, peuvent avec le temps se résoudre d’elles-mêmes. Cependant aujourd’hui l’opinion jusqu’ici peu attentive, s’émeut et pas seulement en France où elle a d’autres soucis, mais en Allemagne fédérale et même en Angleterre. Elle déborde le plan militaire. Ce sont les relations Europe-Etats-Unis dans leur ensemble qui sont discutées.

 

L’Incident du Mur de Berlin

Un incident vient de cristalliser le malaise. Un jeune maçon de Berlin-Est voulant sauter le mur a été abattu par les Vopos qui l’ont laissé agoniser sur place. Les Américains qui ont le droit de se rendre à Berlin-Est, ne se sont pas portés à son secours. Le général commandant s’est contenté, une fois de plus, d’une protestation auprès des autorités russes. Il n’en fallut pas plus pour que la colère populaire dégénère en émeute. On lapida les Soviétiques et les troupes américaines furent prises à partie pour leur inertie.

De l’autre côté de la Manche, le nouveau ministre anglais de la défense, rompant avec la réserve de son prédécesseur à l’endroit des conceptions françaises de défense européenne, semble disposé à envisager une action commune de l’Angleterre avec ses voisins. Le Ministre allemand Strauss s’oriente dans le même sens.

 

Les Conceptions en Présence

Quel est par-delà les considérations stratégiques le mobile profond de cette évolution ? On se rend à l’évidence que Russes et Américains se ménagent : la neutralisation du Laos, l’accord hollando-indonésien sur la Nouvelle-Guinée n’ont pu se faire qu’avec leur consentement. Au Sud-Vietnam, les Russes ne font rien pour s’opposer au soutien des Etats-Unis à Ngo Din Diem. Alors, se demande-t-on, pourquoi demain Berlin et l’Allemagne ne feraient-ils pas l’objet d’un règlement analogue ? Et surtout si après, l’U.R.S.S., mise en appétit par ces succès limités, cherchait à assujettir un peu plus ce qui reste de l’Europe ? Les Américains attendraient-ils de voir la tournure que prendrait ce conflit limité avant de courir le risque d’une guerre nucléaire totale ? N’ont-ils pas attendu Pearl Harbour pour jeter, en 1941, leur épée dans la balance ? S’en remettre aux Etats-Unis complètement de la défense de l’Europe, n’est-ce pas courir le risque, sinon d’une destruction totale, du moins de sérieux dégâts qui affaibliraient à nouveau l’Europe reconnaissante, ce dont les Américains ne seraient sans doute pas tellement affectés. Il faut donc que l’Europe, Angleterre comprise, soit assez forte pour inspirer le respect à l’Est, et dispose d’une arme nucléaire dont elle aurait le contrôle exclusif de façon, en cas d’attaque russe, à obliger les Etats-Unis à se servir des leurs, perspective qui ferait réfléchir les Soviétiques. On en reviendrait ainsi à une communauté européenne de défense dont on n’a pas voulu ici en 1954 et dont il n’est pas sûr qu’on veuille, pour le moment du moins. Par contre, les militaires de Washington et le Président Kennedy sont hantés par la crainte d’une guerre nucléaire déclenchée en Europe en dehors de leur contrôle et où ils seraient entraînés avant d’avoir pu l’éviter par entente directe avec Moscou.

 

Le Malaise à Washington

La mauvaise humeur du gouvernement Kennedy est manifeste depuis l’échec des négociations de Bruxelles. Il avait compté sur l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun et l’extension progressive de celui-ci à l’ensemble du monde atlantique. Il accuse la France de l’avoir fait échouer et de vouloir faire du Marché Commun un ensemble protégé, fermé à la concurrence américaine. C’est ainsi qu’il vient de menacer la France et l’Italie, au cas où le Marché Commun serait interdit aux exportations américaines de fruits, d’user de représailles douanières.

 

Erhard et le Marché Commun

Sur ce point d’ailleurs, l’opposition n’est pas seulement entre les Etats-Unis et la France : elle vient d’éclater entre la France et l’Allemagne fédérale. Selon le vice-chancelier Erhard soutenu par la Chambre de Commerce de l’Allemagne fédérale favorable à l’entrée de l’Angleterre au Marché Commun suivie par ses partenaires de la zone de libre-échange, la Communauté européenne ne doit pas être un groupement regardant vers l’intérieur, mais au contraire tourné vers l’extérieur, de façon à développer une pratique commerciale élargie aux Etats-Unis et à d’autres nations.

Il y a longtemps que ces conceptions s’affrontent non seulement dans l’Europe des Six, mais en Allemagne même, l’industrie cherchant des débouchés étendus au monde entier, tandis que les milieux agricoles attendent du Marché Commun le maintien des hauts prix dont ils jouissent à présent.

 

L’Extension de la Planification Française

Mais Erhard a trouvé un autre terrain de lutte : le planisme français, que ses auteurs voudraient imposer aux autres membres de la Communauté est en opposition avec les principes libéraux admis à Bruxelles. L’Allemagne comme l’Italie se sont relevées sans plan et l’ont fait aussi bien, sinon mieux, que la France : d’autre part, le plan français qui n’a jusqu’ici qu’un caractère d’orientation tend à devenir impératif et à fausser ainsi le jeu normal de la concurrence : en mêlant le gouvernement et les Syndicats à son élaboration, on arriverait vite à une socialisation de l’économie dont les milieux industriels allemands ne veulent pas. La planification, disent-ils, est contraire à l’esprit comme à la lettre du traité de Rome.

La querelle est avant tout politique. Sous couleur de planification démocratique, c’est bien à une réglementation autoritaire de l’économie que songent certains planistes français, et ils ne s’en cachent pas. Or, ni à Bonn, ni à Bruxelles, ni à la Haye, on ne s’engagerait dans cette voie. Même à Rome on hésiterait. Le Marché Commun ne résisterait pas si la France s’engageait à fond dans ce sens.

Il y a d’ailleurs un autre aspect non politique de cette question de planification. Nous n’avons jamais dit que la notion était à rejeter en bloc. Mais il y a des domaines où la prévision étant possible il convient d’établir une politique économique qui y réponde. On sait à peu près de combien la consommation d’électricité ou de pétrole augmentera dans les prochaines années et il est nécessaire de construire les centrales et les raffineries pour la satisfaire. Mais le domaine de la prévision approximative est très limité. Le danger de la planification est de donner à des techniciens irresponsables les moyens et les encouragements fiscaux et autres, de procéder à des investissements énormes dont on ne sait pas s’ils répondront aux besoins futurs. C’est aux chefs d’entreprises qui eux ont la responsabilité des capitaux qu’ils gèrent de s’adapter au jour le jour aux fluctuations souvent déconcertantes de la demande. S’ils se trompent, c’est leur affaire et non celle de la collectivité tout entière qui en souffre et avec elle la monnaie et la capacité concurrentielle d’une nation, car tout ici se tient et s’enchaîne. Dans ce domaine, le libéralisme n’est pas une doctrine, c’est une nécessité.

 

                                                                                      CRITON