Criton – 1962-09-15 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-15 – La Vie Internationale

 

Le voyage triomphal du général de Gaulle en Allemagne a vivement impressionné l’opinion internationale. On ne s’attendait pas à une adhésion populaire aussi enthousiaste à la solidarité franco-allemande. Si dans l’ensemble on est satisfait d’une réconciliation déjà bien engagée avant la V° République, le sens de cette tournée inquiète certains.

 

L’Aspect Militaire du Voyage en Allemagne

On en remarque d’abord l’aspect militaire : Revue de troupes, visite et discours à l’école de guerre de Hambourg, rien ne pouvait mieux alimenter la propagande soviétique sur la collusion des Etats-majors et des « revanchards de Bonn ». Les autorités fédérales en sont elles-mêmes embarrassées, à cause de Berlin dont le sort demeure fragile. Sous couleur de reconstituer une Europe grande et forte capable d’affronter la menace soviétique et de parler en égale de force et de grandeur avec les Etats-Unis, on se prépare en réalité à refaire la ligne Maginot ; on sait ce que cela coûte.

De plus, un bloc franco-allemand ne saurait être la base d’une Europe unie ; l’Italie qui estime avoir rejoint la taille de ses deux partenaires et ledit « Benelux » qui risque d’en être étouffé, n’admettront jamais ce genre de tutelle, d’où les polémiques d’hier qui vont trouver un aliment nouveau. Le voyage du vice-président américain Johnson à Rome est à cet égard significatif. La diplomatie italienne, appuyée par les Etats-Unis, la Belgique et la Hollande, épaulées par Londres, se donneront pour tâche de rétablir l’égalité, cette égalité entre nations petites et grandes, qui est devenu le principe des assemblées internationales, particulièrement de l’O.N.U. et sur lequel il n’est plus question de revenir. Au reste, personne ne prend trop au sérieux ces manifestions diplomatiques et oratoires. On sait qu’elles viennent toujours à propos pour masquer l’effet d’échecs autrement graves.

 

Les Incertitudes de la Politique Russe

Cependant l’heure serait plus que jamais à l’union du monde libre car on s’attend, à tort ou à raison, à un sérieux assaut du côté de l’Est. La politique soviétique serait-elle sur le point de perdre son sang-froid et de dépasser la limite précise qu’on ne peut franchir sans risque ? C’est beaucoup dire. Simplement une nervosité inaccoutumée qui est perceptible à travers la presse russe. La récolte qui est la préoccupation majeure si l’on en juge par l’ampleur des articles qu’on lui consacre, sera encore décevante cette année, malgré des conditions météorologiques favorables, et il n’y a toujours pas de viande chez les bouchers de Moscou. Les exploits spatiaux ont perdu de leur prestige depuis que les Américains ont réussi leur lancer sur Vénus, mais surtout les satellites ne répondent plus aux besoins de Moscou.

De plus ne plus séparés du peuple qu’ils sont censé représenter, les dirigeants, qui règnent sans diriger, sont impuissants à relever le niveau de production et à maintenir la discipline. On a donc épuisé pour le moment tous les stimulants possibles faits de prouesses techniques et d’enthousiasme patriotique. Reste comme toujours de revenir à la peur, pour tenir les foules. On projette en Russie un film qui suit pas à pas les démarches, vraies ou inventées, des espions américains à l’œuvre. Une sérieuse bagarre à Berlin ferait aussi son effet. Mais en provoquant une tension plus aigüe, on vise surtout à impressionner le monde des affaires des pays capitalistes : l’inquiétude ralentit l’activité et déprime les marchés. Or ceux-ci sont déjà indécis sinon faibles ; l’expansion répond mal aux stimulants ; dans ces conditions un gros coup de tonnerre pourrait décider de la récession. C’est pourquoi on ne peut en exclure l’éventualité : soit sous forme d’un traité séparé avec Pankow accompagné d’un harcèlement des voies d’accès à Berlin, soit à Cuba où comme nous l’avons vu, les Soviets se sont engagés à fond après de longues hésitations.

 

L’Organisation Soviétique à Cuba

Ce qui paraît avoir décidé Moscou, c’est d’abord l’échec de la révolution cubaine qui aurait abouti tôt ou tard à l’élimination de Castro. Mais aussi, la possibilité de diviser l’opinion américaine et d’entamer la position de Kennedy. Cuba est à 90 miles de la Floride et cela préoccupe bien plus que Berlin. Une partie de la presse américaine accuse le gouvernement d’inaction et de faiblesse ; certains sénateurs se déclarent même partisans d’envahir l’île. Pour la propagande communiste, ces manifestations bellicistes sont irrésistibles, et si l’on pouvait contraindre Kennedy à une nouvelle fausse manœuvre, qu’elle aubaine. En faisant de Cuba un satellite, en parsemant l’île de nids de fusées, on tient l’opinion américaine en alerte permanente et toute défaillance peut être mise à profit. Berlin et Cuba sont deux atouts dont les moyens sont multiples.

 

La Conférence des Ministres du Commonwealth

La Conférence des Ministres du Commonwealth s’est ouverte à Londres et bien entendu, l’entrée de l’Angleterre au Marché Commun est au centre du débat. L’opposition fuse de tous côtés. Chaque pays craint pour ses exportations, mais l’argument majeur des adversaires du projet, c’est l’affaiblissement inévitable des liens entre membres de la Communauté, si la Métropole s’intègre au continent européen. MacMillan s’efforcera de les convaincre qu’ils en tireront avantage parce que le renforcement de la position économique de l’Angleterre profitera à tous. La démonstration n’est pas facile.

 

Les Trade-Unions à Blackpool

De leur côté, les Syndicats qui ont tenu leur assemblée annuelle ont évité de prendre position sur la question pour ne pas gêner le futur gouvernement travailliste dont ils veulent assurer le succès aux prochaines élections. Ils ont, pour la même raison, renoncé à voter des motions pacifistes comme le désarmement atomique unilatéral de l’Angleterre qu’ils avaient précédemment préconisé ; M. Gaitskell, le chef de l’opposition travailliste, s’est efforcé de son côté à regagner la faveur des Trade-Unions, un peu vacillante, parce qu’indispensable à son succès éventuel.

 

Gaitskell et le Plan Rapacki

Il vient de séjourner en Pologne et s’est longuement entretenu avec le ministre des affaires étrangères Rapacki, auteur du fameux projet de zone dénucléarisée au centre de l’Europe qui s’étendrait aux deux Allemagnes, à la Tchécoslovaquie et à la Pologne, projet que les Occidentaux avaient naturellement rejeté puisqu’il tendait par un biais, à neutraliser la République fédérale sans éloigner de beaucoup le menace des fusées russes. MacMillan d’ailleurs l’avait formellement écarté.

Gaitskell, au contraire s’est déclaré favorable au plan Rapacki, ce qui suffit à donner une idée du rôle de l’Angleterre dans la politique de l’Europe, au cas où M. Gaitskell deviendrait premier ministre. Il est certain que cette perspective a joué un rôle dans les entretiens et les discours de De Gaulle et d’Adenauer, et l’on s’explique aussi leurs réticences à faire entrer dans le Conseil politique de l’Europe du Marché Commun, un partenaire aussi docile aux suggestions polonaises qui avaient, on s’en souvient, l’appui exprès de l’U.R.S.S. De plus, pour des raisons électorales, Gaitskell connaissant la force de l’opposition au Marché Commun, s’est déclaré hostile à la participation britannique, au moins dans les conditions présentes. La démagogie travailliste, à la fois nationaliste et pacifiste, n’a guère varié depuis la première accession du parti au pouvoir. C’est ce double visage, qui l’a souvent mis aux prises avec les partis frères d’Europe continentale. M. Guy Mollet en sait quelque chose.

 

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