original-criton-1962-09-22 pdf
Le Courrier d’Aix – 1962-09-22 – La Vie Internationale.
Bien que les diplomates et hommes d’Etat n’aient guère pris de vacances, la grande saison diplomatique va officiellement commencer. Session annuelle de l’O.N.U., réunion annuelle du Fonds Monétaire International, colloque des Six à Bruxelles, Assemblée Européenne de Strasbourg. Cela nous promet beaucoup de discours et de discussions. Bien que les grands problèmes à résoudre ne manquent pas, on s’accorde à ne pas attendre grand résultat de ces réunions. Ce scepticisme vient-il de ce que les événements dépassent les hommes ou bien plutôt que dans un monde plus que jamais divisé ? Les possibilités de coopération sont limitées : l’un et l’autre assurément.
La Conférence du Commonwealth à Londres
La confrontation des 15 ministres du Commonwealth avec MacMillan a pris fin ; elle n’a pas manqué d’intérêt ; on peut en résumer ainsi les phases : à l’ouverture, un véritable réquisitoire de la plupart des premiers ministres contre l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun auquel ils ont donné toute la publicité voulue. Puis une défense patiente et passionnée du Premier britannique en faveur de ses projets. Le rideau est ensuite tombé pour les conversations privées entre les négociateurs de Bruxelles et leurs partenaires du Commonwealth. Enfin, une certaine détente a suivi. Certains demeurant intraitables, comme les Canadiens, la plupart des autres considérant sans doute que l’obstination de MacMillan est irréductible, se sont montrés prêts à consentir pourvu qu’on tienne compte de leurs intérêts.
Le Lien du Commonwealth
Ce débat de Londres a révélé d’abord un aspect sentimental. Si composite et varié qu’il soit, si différents que soient les intérêts de ses membres, le Commonwealth demeure quelque chose d’un lien familial, un monde à part qui se révolte de voir la mère-patrie déserter la Communauté pour s’intégrer à une autre : l’Europe continentale, et cela était manifeste des dominions blancs, comme des noirs et des asiatiques. En second lieu, on a pu voir l’obstination bien britannique à se refuser à revenir sur une décision longuement murie malgré tous les obstacles, les oppositions intérieures et extérieures qui auraient conseillé de renoncer. MacMillan jouera sa carte jusqu’au bout même si elle le mène à l’échec et à la défaite de son parti.
La Véritable Raison de MacMillan
Nous croyons que MacMillan a révélé la raison ultime de sa volonté d’intégrer l’Angleterre à l’Europe quand il a dit, que si au cours de ce premier demi-siècle son pays avait fait partie de l’Europe, les tragédies de 1914 et de 1939 auraient pu être évitées. Propos bien discutable, car il semble que c’est précisément pour avoir paralysé les efforts de ses alliés continentaux que ces drames ont pu éclater. Ce qu’il a voulu dire, c’est que l’intégration de l’Angleterre à l’Europe empêchera à l’avenir les continentaux de provoquer un troisième conflit. L’alliance franco-allemande lui fait peur. La mission de l’Angleterre est de prévenir une explosion sur l’Elbe, d’empêcher un conflit auquel elle serait obligée de prendre part.
Là-dessus, MacMillan est d’accord avec Gaitskell et aussi avec Kennedy. Les Anglo-saxons n’ont confiance qu’en eux-mêmes et veulent conserver un droit de veto sur toute initiative qu’ils n’auraient pas approuvée. L’histoire ne leur a rien appris ; ils ont laissé Staline s’emparer de la moitié de l’Europe, et Krouchtchev s’installer à Cuba. Cela ne les empêche pas d’être sincèrement convaincus que le maintien de la paix doit dépendre exclusivement d’eux.
Les Divergences en Allemagne Fédérale
On devine déjà ce qui va se passer. Le vice-chancelier Erhard, rival et successeur éventuel d’Adenauer est allé à Washington conférer avec Kennedy. En Allemagne, le parti pro-anglais dont il est le directeur fait échec au vieux Chancelier à qui beaucoup d’Allemands font encore confiance. L’opposition française à l’entrée de l’Angleterre sera plus difficile à surmonter. Mais les Anglais sont patients et ils peuvent compter sur l’appui de la plupart des grandes organisations industrielles allemandes et anglaises. Les futurs débats de Bruxelles seront mouvementés.
Que Peut-on en Penser ?
Qu’en pensez-vous vous-mêmes, nous dira-t-on ? La question est embarrassante et c’est pourquoi nous tâcherons d’y répondre. Il nous semble qu’un compromis est possible : nous dirions aux Anglais : vous souhaitez faire partie de notre communauté, fort bien. Mais vous reconnaissez que vous ne pouvez actuellement souscrire aux obligations du Traité de Rome. De notre côté, nous ne pouvons le modifier ; il nous a donné trop de peine à élaborer puis à compléter, surtout pour l’agriculture, pour le remanier en votre faveur. De plus, notre association est encore trop récente et trop fragile. Elle a bien des caps difficiles à franchir. Une intrusion aussi considérable que la vôtre dans le mécanisme risque de tout bouleverser, sinon même de tout détruire. Qu’il soit donc entendu que vous serez des nôtres quand le moment sera propice, c’est-à-dire quand de notre côté notre association aura fait ses preuves. D’ici là, de votre côté, prenez progressivement les mesures appropriées dans l’ordre économique pour que, le jour venu, il n’y ait plus d’obstacle majeur à votre admission.
C’est ce qui nous semblerait sage. Car, ou bien le Marché Commun, favorisé jusqu’ici par la conjoncture, se disloquera dans quelque tempête et le problème cessera de se poser, ou bien le succès du Marché Commun se poursuivra et s’affirmera et dans ce cas il est inévitable que l’Angleterre s’y joigne. Mais vouloir le faire maintenant nous paraît dangereux pour les Six, comme pour l’Angleterre. Surtout pour l’Angleterre, parce qu’elle devra bouleverser ses relations avec le Commonwealth et peut-être briser ce qui reste de ce lien pour des avantages économiques bien problématiques qui en tout cas ne résoudraient que très partiellement ses difficultés présentes.
La Réunion du F.M.I.
Les experts financiers du monde libre vont se réunir à New-York autour de M. Jocobssen, directeur du Fond Monétaire International. Lui-même et d’autres grands personnages, comme M. Marjolin, ont donné leur avis sur les perspectives du commerce international et du rôle des réserves monétaires. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la finance n’est pas une science. Jamais nous n’avons connu pareille confusion dans les thèses des économistes qui ont partout la réputation solide de différer d’avis et de se tromper souvent.
Faut-il réévaluer l’or ou le dévaluer ou encore même s’en passer ? Les réserves monétaires des grands organismes nationaux et internationaux, banques centrales, et F.M.I., sont-elles suffisantes ou non pour soutenir l’accroissement des échanges commerciaux entre nations ? On n’en sait rien. Faut-il dans ces réserves, à côté de l’or, du dollar et de la livre, inclure les autres devises fortes, comme le franc français, le franc suisse et le mark ? On n’est pas d’accord. Les Américains doivent-ils stimuler leur économie coûte que coûte, sans se préoccuper du déficit budgétaire, au risque d’aggraver la défiance à l’égard du dollar ? Marjolin dit oui. Les orthodoxes disent non. Faut-il relever les taux d’intérêt à long terme aux Etats-Unis ou maintenir l’argent bon marché ? On se le demande.
Devant ces embarras, les Sages réunis autour du F.M.I. ne prendront pas de grandes résolutions. Ils sont par profession des optimistes : tout s’arrangera, la crise du dollar est passagère. Et puis si cela ne s’arrange pas, il sera toujours temps d’aviser.
CRITON