Criton – 1962-09-29 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-29 – La Vie Internationale.

 

Il y a toujours, entre la situation réelle telle qu’un observateur impartial la juge et la description qu’en font les hommes d’Etat responsables, de sérieuses divergences. C’est, pour ne parler que de lui, ce que fait le président Kennedy quand il affirme que le Dollar n’a jamais été aussi solide, ou que depuis son avènement, le communisme a reculé partout, et en particulier à Cuba.

 

L’Inquiétude des Américains au Sujet de Cuba

Les Américains, à quel que parti qu’ils appartiennent, en jugent autrement et la situation à Cuba, où les renforts d’armes et de spécialistes soviétiques affluent, suscite un état d’inquiétude croissante. Au point que le Sénat, traduisant l’état d’esprit du pays, a voté à l’unanimité moins une voix qui la trouvait trop faible, une résolution enjoignant au Gouvernement de mettre fin à ce péril par tous moyens, même militaires. Le Secrétaire d’Etat Rusk, pour apaiser l’opinion, a dû s’engager à intercepter par la force toute livraison d’armes aux pays du Continent américain et à intervenir à Cuba au cas où la sécurité des Etats-Unis serait directement menacée, ce qui, d’après lui, n’est pas le cas pour le moment. Comme à Berlin, les Soviets vont pousser à l’extrême bord du précipice. Mais les Américains sont beaucoup plus sensibles à ce qui se passe à leurs portes, et leur gouvernement ne peut indéfiniment laisser faire sans réagir.

Si habitués que nous soyons à ces situations périlleuses, on sent qu’une fausse manœuvre de part ou d’autre pourrait avoir de graves conséquences, justement parce que l’opinion est alertée et ne supporterait pas un recul manifeste. Quoi qu’il en soit, Cuba est maintenant un pistolet soviétique braqué sur les Etats-Unis et le demeurera, ce qui exclut toute détente, et les affaires aussi bien que la tenue du Dollar s’en ressentent. C’est pour le moment tout ce que cherchent les Russes, inquiets du contraste entre la prospérité de l’Occident et leur situation difficile après le nouvel échec de l’agriculture dont nous parlions précédemment qui a motivé des limogeages dans la direction du Kazakhstan en particulier.

 

La Réunion du Fonds Monétaire International

La réunion du Fonds Monétaire International n’a abouti à aucune résolution, comme on le prévoyait. On peut même dire qu’elle a été plus négative qu’on ne pensait, car elle a mis en lumière que sur le plan monétaire, les égoïsmes nationaux sont aussi intraitables que sur d’autres. Les Américains veulent conserver la suprématie du Dollar dans les échanges mondiaux et ne peuvent admettre que d’autres monnaies soient mises sur le même plan. Les Anglais veulent que la Livre demeure à côté du Dollar une monnaie internationale et ne renoncent pas à convertir en or les Dollars qu’ils reçoivent. M. Mandling, le Chancelier de l’Echiquier, avait proposé un système qui eut permis à la Livre de conserver son rôle en disposant, auprès du Fonds, des réserves mises à sa disposition par les Instituts monétaires du Continent. Il a été fraîchement accueilli.

De bonnes monnaies comme le Franc suisse, la Couronne suédoise et autres, sont de trop faible surface, dit-on, pour contribuer de façon appréciable au renforcement des réserves mondiales. Quant au Franc français, sa stabilité est trop récente et son passé trop chancelant pour qu’on lui fasse confiance. On en dit plus ou moins autant de la Lire italienne et du Mark allemand. On voit que la coopération des banques d’émission, si souvent vantée, a des limites, celles de l’intérêt immédiat qui est d’éviter des brusques perturbations préjudiciables à tous, ce qui implique des concours passagers, mais rien ne sera fait pour aller au-delà, c’est-à-dire pour créer une véritable monnaie internationale définitivement au-dessus de toute discussion, ce qui serait profitable au Monde libre tout entier et accroîtrait énormément son prestige.

 

La Coopération Economique

Nous insistons sur cette question car nous estimons que c’est dans cet ordre monétaire que l’entente serait, à première vue, plus facile alors que dans d’autres domaines, celui du Marché Commun européen ou de son extension à l’Angleterre et aux pays américains. Là où de gros intérêts commerciaux sont en jeu, les nations ne cèderont jamais à cause des pressions de leur industrie et de leur agriculture. On l’a vu à Londres ces jours-ci et hier à Bruxelles, et on le verra encore demain. Quand ce n’est pas l’intérêt qui commande, c’est le prestige qui joue.

 

Kennedy et l’Aide aux Sous-Développés

Même ambiguïté, pour être poli, dans les déclarations de Kennedy au sujet de l’autre brûlante question de l’aide aux pays sous-développés. Nous pourrions, a-t-il dit, rétablir notre balance des paiements du jour au lendemain, en cessant de fournir cette aide. Il omet de dire que les trois quarts des sommes que les Etats-Unis y consacrent sont des fournitures de l’industrie américaine. Privée de ces exportations, la balance serait peut-être soulagée sur le moment, mais à plus long terme, la dépression qui s’en suivrait rendrait la situation pire. Qui plus est, il tire argument de l’assistance américaine pour demander aux autres pays de prendre une plus grande part du fardeau. Mais les Allemands, eux aussi, lient leur aide à des fournitures de leur propre industrie. Les dirigeants de l’agence d’aide pour le développement, de leur côté, suggèrent que l’aide, au lieu d’être comme actuellement surtout bilatérale, soit multilatérale, autrement dit, que les pays industriels mettent en commun les ressources qu’ils consacrent aux pays sous-développés.

Ce vœu n’a pas eu d’écho comme l’on pense. Chaque pays voulant conserver ses protégés autant à des fins politiques que commerciales. On ne voit pas, par exemple, la France remettant à un organisme collectif les 3 milliards de NF, qui vont à ses anciennes possessions d’Afrique noire. En pratique, on ne fait appel aux organismes internationaux que pour suppléer à l’insuffisance des crédits dont on dispose en faveur des pays où l’on veut conserver une position privilégiée, ce qui aboutit à des marchandages complexes et souvent difficiles, pour le Fonds Européen, par exemple.

 

L’Industrialisation des Pays Sous-Développés

Autre aspect du problème. Les pays sous-développés reçoivent des crédits pour s’industrialiser, mais lorsque ces industries sont en mesure d’exporter, comme en Inde, les pays développés se défendent par des barrières douanières et des contingentements pour éviter que leurs propres industries ne ressentent la concurrence. De même pour les matières premières dont ces pays sous-développés sont les principaux fournisseurs. Les prix ne font que baisser, ce qui annule et au-delà les avantages qu’ils retirent de l’assistance qu’ils reçoivent. On parle sans cesse de revaloriser les produits de base, de les stabiliser tout au moins, mais aucun effort sérieux n’a été fait dans ce sens, parce que les pays industriels profitent de ces bas prix, ce qui leur permet d’élever les salaires de la main-d’œuvre sans trop augmenter leur prix de revient.

 

Le Vote du Congrès Américain sur les Tarifs Douaniers

Il y a plus : le président Kennedy vient d’obtenir du Congrès le droit d’abaisser de 50%, ou même d’annuler dans certains cas, les droits de douane sur des classes entières de produits, si, de leur côté, les pays européens et l’Angleterre en font autant. On a cru voir dans ce vote favorable un succès pour la libéralisation des échanges. Mais si l’on regarde de près la liste des produits en question, on s’aperçoit que n’y figurent que ceux où les Etats-Unis y ont avantage parce que leurs prix sont concurrentiels ou même plus bas que ceux de leurs partenaires. Pour le cas où ils ne le seraient pas, on inclut une clause échappatoire où on prévoit un système de subventions aux industries en difficulté. Chacun dit vouloir le libre-échange, à condition d’en être le bénéficiaire. Le nationalisme économique ne recule pas plus que l’autre.

 

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