Criton – 1962-10-06 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix -1962-10-06 – La Vie Internationale.

 

L’ambigüité dans les relations entre les Etats-Unis et l’U.R.S.S. que nous avons maintes fois signalée persiste : Lord Home, ministre anglais des affaires étrangères, vient de l’exprimer par ce mot : « Malgré les apparences, les rapports Est-Ouest se sont plutôt améliorés ». Les apparences en effet témoignent du contraire. A Berlin, comme à Cuba : les défis se multiplient et le ton monte. « Nous défendrons nos droits à Berlin au besoin par les armes atomiques », a dit McNamara, ministre de la défense américain. « Nous protègerons la révolution cubaine par tous les moyens » a dit Krouchtchev. Et voilà que l’on reparle d’une entrevue des deux K à New-York, et même d’invitation à Kennedy de visiter l’U.R.S.S.

 

Moscou et Pékin

Même ambiguïté dans les relations entre les deux grands du communisme, Moscou et Pékin. On a appris que les derniers consulats russes en Chine devront fermer, le départ des spécialistes russes qui travaillaient en Chine rendant leur maintien sans objet. Les échanges russo-chinois sont tombés à presque rien et le dernier traité de commerce signé entre les gouvernements se réduit à peu de chose. Aux fêtes de l’anniversaire de l’avènement du Communisme en Chine, les Russes n’ont envoyé qu’un fonctionnaire. Mais surtout à l’occasion de la visite du président de l’U.R.S.S. Brejnev au Maréchal Tito, Chou en Laï a prononcé un violent discours contre la clique titiste et les révisionnistes prêts à s’entendre avec les « impérialistes » et à briser l’unité du bloc oriental. La presse chinoise et albanaise avait auparavant multiplié les attaques contre le révisionnisme yougoslave vendu aux Américains et contre ceux qui le soutiennent.

Sans nommer Krouchtchev, tout le monde a compris. Ce qui n’a pas empêché celui-ci, à l’occasion de la fête chinoise, d’envoyer un chaleureux télégramme où il dit qu’il défendra la révolution chinoise comme la prunelle de ses yeux. On n’est pas plus confraternel. Qu’en conclure, sinon que les Russes ne veulent rompre ni avec Washington, ni avec Pékin, tout en cherchant par tous les moyens à affaiblir l’un et l’autre.

 

Un Port de Pêche Soviétique à Cuba

Entre temps, l’emprise russe sur Cuba se resserre. Ce sont les Soviets qui ont annoncé la construction près de La Havane, d’un soi-disant port de pêche qui doit servir de base dans les Caraïbes, à la flottille de bateaux espions qu’on signale partout où les Américains se livrent à des expériences spatiales ou nucléaires, et aussi aux sous-marins atomiques qu’on rencontre dans ces parages. En bonne règle, ce genre d’installation se fait sans publicité. Si Russes et Cuba nous l’on dit, c’est pour exaspérer la nervosité de l’opinion américaine et embarrasser le président.

 

L’Episode Sanglant de la Ségrégation au Mississippi

Le pauvre Kennedy n’avait pas besoin de cela. Le voici engagé dans le plus pénible épisode de la ségrégation raciale. Un étudiant noir a voulu s’inscrire à l’Université d’Oxford, au Mississippi, réservée aux blancs. Il n’en a pas fallu plus pour déclencher une émeute, mettre aux prises l’armée fédérale et les étudiants. Le sang a coulé. Ce qui nous semble un événement regrettable dans un conflit que le temps seul peut résoudre est, pour les Américains, un drame national.

Depuis la Guerre de Sécession, jamais les Américains ne s’étaient battus entre eux. D’un incident local peuvent découler d’importantes conséquences politiques. Car le Sud, même là où la ségrégation est désapprouvée, sentira comme un affront, l’intervention d’une armée, venue du Nord, dans leurs affaires.

Le Sud est par tradition démocrate, ce qui en fait, est plutôt une étiquette qu’une adhésion au parti même ; car les Démocrates du Sud sont plus conservateurs que les Républicains les moins libéraux. Mais cet apparentement compte dans la statistique électorale. Si le Sud s’allie franchement aux Républicains, la carte politique des Etats-Unis peut être changée et du même coup, les hommes au pouvoir en 1964. A Washington, on aurait pu et dû éviter une épreuve de force que personne ne souhaitait. Mais devant la montée des peuples de couleur et leur influence croissante à l’O.N.U., le gouvernement des U.S.A. ne pouvait pas paraître indulgent à un acte de ségrégation. Toute sa politique extérieure en serait ébranlée.

Les Russes peuvent liquider ou exécuter n’importe quel fonctionnaire musulman de leurs colonies asiatiques. Ils ne s’en sont pas privés ces temps-ci. Mais personne ne s’en indigne. Qu’un noir américain se voie refuser l’accès d’une école, le monde afro-asiatique se dresse. Les frères Kennedy ont pris une responsabilité qui les honore, mais qui peut leur coûter cher.

 

La Stratégie Militaire de l’U.R.S.S.

Vient de paraître à Moscou, un important ouvrage : « La stratégie militaire » sous les auspices de Sokolovski, l’ancien chef d’état-major de l’armée rouge. C’est la première fois qu’une étude de cette importance est consacrée à la tactique de guerre des Soviets. Elle rappelle exactement les travaux du grand état-major allemand depuis Clausewitz, non seulement par la forme, mais par la tactique.

Une guerre, y lit-on, serait à la fois une « guerre éclair » et une « guerre totale ». Le moyen fondamental serait l’emploi massif des fusées thermonucléaires, mettant des pays tout entiers hors de combat en détruisant les bases de leur potentiel militaire et économique et cela, non seulement à partir des rampes terrestres mais aussi des véhicules atomiques placés dans le Cosmos. Dès les premiers coups, les moyens stratégiques des adversaires les plus vulnérables seraient liquidés.

Telle est la substance du programme. Il est vraisemblable qu’il correspond aux plans établis. On ne voit d’ailleurs pas comment pour obtenir la victoire ils pourraient être différents. L’intérêt de ce texte c’est qu’il montre, si besoin en était, que l’Europe occidentale est absolument indéfendable si l’adversaire a la possibilité de frapper le premier ou si ses moyens ne sont pas détruits avant qu’il en puisse faire usage.

Ceci réduit à néant, ce que nous appelons la ligne Maginot atomique qu’on veut édifier à coût de milliards. Elle ne peut servir qu’à justifier l’agression. Le rôle d’une armée européenne, qu’elle soit à Berlin ou en France, ne peut avoir que deux rôles : le premier d’être le symbole d’une présence à laquelle on ne peut toucher sans provoquer la guerre, l’autre de contenir, au cas où la guerre éclair aurait échoué, l’assaut des forces dites conventionnelles de l’adversaire. Pour cette tâche, des bombes tactiques de petit calibre suffisent. Les autres doivent demeurer ailleurs, beaucoup plus loin.

 

La Révolution Militaire au Yémen

Un autre épisode en relation avec la guerre froide s’est ouvert au Yémen. Ce petit morceau d’Arabie qui touche au territoire britannique d’Aden était depuis longtemps l’objet de l’attention aussi bien de Nasser que des Russes et des Chinois. C’est pour le Moyen-Orient le point stratégique qui commande l’accès de la Mer Rouge où les Anglais demeurent. Il fait en quelque sorte pendant à Cuba dans les Caraïbes aux approches de Panama.

La révolution qui vient d’éclater au Yémen a l’appui et de l’Egypte et de l’U.R.S.S. qui se sont empressés de reconnaître le gouvernement formé par la junte militaire. La situation est encore obscure, mais la place d’Aden déjà menacée par les éléments troubles qui sont en place et que les Anglais ont peine à contenir serait pratiquement annulée si une force militaire adverse s’installait à proximité. Les autres positions stratégiques des Anglais au Kenya et à Zanzibar ne sont pas très éloignées et elles-mêmes entourées de peuplades hostiles.

Pas à pas, la stratégie soviétique se précise, c’est ce que les Anglo-saxons appellent la conquête par tranches de salamis. Cuba et Aden en sont de belle taille.

 

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