Criton – 1962-06-30 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-06-30 – La Vie Internationale

 

Il apparaît de plus en plus que la trêve, de fait ou tacite, entre les deux grandes puissances enlève beaucoup d’intérêt aux disputes diplomatiques qui se poursuivent d’autant que l’U.R.S.S. et les U.S.A. voient grandir, au-delà de toute prévision, leurs difficultés respectives. La période que nous traversons a cela de curieux que si ces difficultés ne s’étaient pas présentées simultanément, l’équilibre aurait pu se rompre en faveur de l’un ou de l’autre. Celui qui aurait été prospère, tandis que l’autre s’enfonçait, aurait trouvé là une chance de l’emporter définitivement. Maintenant au contraire, ils sont obligés de consacrer tous leurs efforts à surmonter la crise qui les frappe.

 

La Crise Financière Américaine

Contrairement à ce qu’on espérait en général, la chute des cours des valeurs à New-York, n’a pas été un simple rajustement ou une correction à des excès d’optimisme. Après de courtes reprises, la baisse s’est accentuée et l’on ne peut prévoir à quel niveau elle s’arrêtera. Ce symptôme indique un mal profond auquel les remèdes classiques ne sont plus applicables et les experts désorientés, comme les autorités, proposent des mesures radicalement différentes pour ne pas dire contraires. Toutes présentent de tels inconvénients qu’on se demande si leurs avantages éventuels seraient positifs. Tel un relèvement des taux d’intérêt aux U.S.A. préconisé par les financiers européens, ou la dévaluation du dollar par relèvement du prix de l’or, ou encore un déficit budgétaire massif qui stimulerait sans doute les affaires, mais ébranlerait davantage la confiance dans la monnaie. Les méthodes du groupe d’économistes auquel Kennedy a fait confiance, déjà mal supportées par les milieux industriels, perdent tout crédit dans le public durement touché dans son patrimoine. Si la situation n’est pas redressée d’ici novembre, les conséquences politiques s’en feront sentir le jour des élections. Car aux Etats-Unis, bien plus qu’en Europe, le parti au pouvoir est jugé sur le degré de prospérité des entreprises. Une crise économique appelle un renversement politique.

Ce qui déconcerte les responsables aussi bien que l’homme de la rue, c’est que personne ne voit ce qu’il faut faire. On était persuadé que les progrès des connaissances économiques et de la technique financière étaient en mesure de maîtriser toute défaillance dans les mécanismes de la production et des échanges. On commence à en douter, ce qui explique le réflexe de panique de ces dernières semaines. Ce sévère rappel à l’ordre n’est pas mauvais en soi, car la présomption des augures et faiseurs de plan, aurait pu, en se développant, aboutir à une catastrophe analogue à celle de 1929-1932, ce qui semble, au point où l’on en est, encore évitable.

 

La Faiblesse du Dollar Canadien

La monnaie la plus discutée est aujourd’hui le dollar canadien. Après les élections où le parti conservateur au pouvoir a perdu la majorité, sans que son adversaire libéral ait pu la lui reprendre, la confusion politique aggrave les difficultés financières antérieures. Si M. Diefenbaker reste Premier ministre, il devra chercher des alliés pour former une coalition et en tout état de cause, de nouvelles élections ne devront pas tarder. D’ici là, il faut boucher les fissures par des mesures d’urgence : hausse de l’escompte à 6%, emprunt au Fonds Monétaire International et à divers groupes financiers pour empêcher la fuite devant le dollar canadien. En une semaine 400 millions de réserves ont fondu.

Or, lorsqu’il y a deux ans, le gouvernement Diefenbacker décida de provoquer une baisse artificielle du dollar canadien qui faisait 5% de prime sur son voisin U.S., les spécialistes doutaient qu’il réussisse et nous pensions comme eux qu’il serait difficile d’empêcher le retour à la hausse, cela à cause du flot constant d’investissements étrangers qui rendait fortement excédentaire la balance des comptes. Au début, il en fut bien ainsi, puis tout changea ; le courant d’investissements a cessé, le déficit est apparu et maintenant il s’agit de défendre une monnaie qu’on s’était donné tant de peine à déprécier. Bel exemple à ajouter à d’autres, de l’incertitude des pronostics et de l’inefficacité des méthodes qui vont exactement à l’encontre de leur but. On comprend que les hommes responsables hésitent à proposer, là ou ailleurs, des plans d’action inédits.

 

L’Erosion des Monnaies

Du même coup, les financiers orthodoxes raillés par la nouvelle vague, reprennent crédit. Ils signalent à tour de rôle le mal qui ronge les finances de l’Occident tout entier : l’érosion – c’est le mot à la mode, – de plus en plus rapide des monnaies. Cette dépréciation du pouvoir d’achat des monnaies est aujourd’hui universelle et c’est justement parce qu’elle est universelle qu’elle est peu visible et d’autant plus grave. De plus, cette érosion est le plus souvent insidieuse, tandis que les statistiques, toujours confuses, portent sur un nombre limité d’articles et sur des prix officiels ou apparents. La réalité est tout autre et la baisse psychologique des monnaies se traduit par des hausses sur des points qu’on n’observe guère ; hausse des terrains, des objets d’art, des immeubles, par exemple. Or, s’il y a une règle bien établie en la matière, c’est qu’une monnaie à pouvoir d’achat à peu près constant est la condition essentielle d’un véritable progrès à long terme. C’est ce qui s’est vérifié jusqu’en 1960, dans des pays aussi différents que l’Allemagne fédérale, la Suisse, ou la Hollande. Depuis qu’ils ont roulé la mauvaise pente, la crise a commencé. Il faudrait peut-être renoncer au mythe de l’expansion et mettre la santé monétaire au premier plan. Beaucoup le proclament, mais qui a le pouvoir de l’imposer ?

 

La Controverse Nucléaire Franco-Américaine

La seule question politique qui mérite attention, c’est cette polémique qui se traîne entre l’Europe et les U.S.A., et particulièrement au sujet de la fameuse « force de frappe », c’est-à-dire l’indépendance atomique militaire. Polémique regrettable et au fond oiseuse, car il n’y a aucun risque actuel ou prochain de conflit nucléaire. La thèse américaine est dans son essence juste : la multiplication des armements nucléaires est inutile, et dangereuse et au surplus ruineuse ; trop faible pour effrayer le géant d’en face, elle lui fournirait seulement l’occasion de frapper pour la détruire, ceux qui la possèdent et les peuples avec, dans les espaces étroits où ils sont aujourd’hui enfermés. Mais les Américains ont tort d’en parler et surtout d’en faire un débat qui empoisonne les relations entre alliés. Ils sont, comme bien souvent ils l’ont été, mauvais psychologues. Un vieux pays comme le nôtre qui a subi depuis 22 ans tant d’humiliations et de revers a besoin de ces compensations, même illusoires, pour conserver confiance en lui-même. Bien qu’il n’y croie guère, il se sent réconforté quand on lui parle de sa grandeur et de son brillant destin. Le moment est mal choisi pour lui contester ce droit à une puissance militaire dont il sait bien qu’il n’aura que faire mais qui a une valeur morale peut-être même salutaire pour franchir une douloureuse étape. Polémique inutile donc et à laquelle un temps bien proche enlèvera tout fondement.

 

L’Eau-de-Vie dans les Cantines Soviétiques

Pour terminer sur une note plus anecdotique, signalons, car elle en vaut la peine, la dernière trouvaille des Soviets pour remplir leurs caisses. Ils vont vendre dans les cantines des usines de la vodka à un prix énorme, environ 5.000 anciens francs le litre. Ce n’est peut-être pas le moyen d’enrayer l’alcoolisme, mais à coup sûr, de réduire subrepticement le salaire des ouvriers. Après la hausse de la viande et du beurre, que diront les ménagères qui verront leurs compagnons induits en tentation par M. Krouchtchev lui-même ?

 

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