Criton – 1962-12-01 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-12-01 – La Vie Internationale.

 

L’Arrêt des Hostilités Sino-Indiennes

Nous sommes dans une période à surprises et la plus forte, c’est sans doute l’arrêt des hostilités contre l’Inde, par décision de Pékin. L’avance des Chinois avait été si rapide, l’effondrement militaire des Hindous si complet, qu’on voyait d’ici peu les Chinois aux abords du Golfe du Bengale. Cependant, si tel avait été leur but, ils n’auraient pas choisi l’entrée de l’hiver pour faire franchir aux divisions frontières les passes de l’Himalaya. L’objectif primitif était moins ambitieux. Il a sans doute été dépassé par la faiblesse de la résistance rencontrée. Ce qui ne signifie pas que les Chinois ont renoncé à s’emparer des plaines de l’Assam et des pétroles qu’elles renferment, mais simplement qu’il s’agissait de la première étape d’un plan à longue échéance.

Les résultats obtenus par Pékin sont loin d’être négligeables ; ils ont infligé à Nehru une humiliation dont il se relèvera difficilement, démontré que la seule puissance militaire asiatique était la chinoise, qu’elle était assez forte pour s’imposer le cas échéant à tout pays du continent qui se montrerait hostile.

En mettant volontairement fin aux combats en plein succès, les Chinois ont cherché à atténuer chez les non-engagés afro-asiatiques, l’impression d’avoir été les agresseurs de l’Inde et surtout empêcher Nehru de se rallier au bloc occidental, ce qui était inévitable, si la guerre avait continué : Américains et Anglais se seraient directement engagés dans la lutte que de simples fournitures d’armes ne suffisaient pas à faire gagner aux Hindous. L’Inde devenait alors un autre Vietnam Sud.

 

La Chine et le Pakistan

Sur le plan politique, les Chinois ont marqué un autre succès ; le Pakistan, inquiet de voir l’Inde recevoir des armes de l’Occident, menace de pactiser avec Pékin qui lui offre un traité d’assistance mutuelle et de non-agression, ce qui inviterait le Pakistan à se démettre de ses alliances avec l’Occident et de passer au neutralisme. La manœuvre de Pékin pourrait même viser plus loin à notre sens : offrir au Pakistan son appui pour reconquérir le Cachemire que l’Inde se refuse à céder, et à la faveur d’un conflit indo-pakistanais couper l’étroit corridor qui sépare le Pakistan oriental de l’Himalaya par où l’Inde communique avec les provinces du Nord-est, ce qui permettrait aux Chinois, en été cette fois, une promenade militaire vers l’Assam et l’océan. Anglais et Américains font l’impossible pour maintenir le Pakistan dans les pactes du C.E.M.T.O. et du S.E.A.T.O. : Il est probable que le maître du Pakistan, Ayub Khan, habile homme, se sert de l’offre chinoise pour se faire payer son allégeance à l’Occident par une concession de l’Inde au Cachemire. Ces tractations à l’orientale qui sont en cours, ne trouveront pas une conclusion rapide.

 

La Chine et l’U.R.S.S.

La Russie, dans l’affaire, ne paraît pas avoir joué un grand rôle. On dit qu’elle faisait pression sur Pékin en menaçant de couper les fournitures de pétrole à la Chine qui reçoit d’U.R.S.S. 90% de son approvisionnement. L’argument n’est pas décisif, car il serait facile d’en trouver ailleurs, à condition de la payer, comme les Chinois l’ont fait pour le blé. Il semble que Pékin veut montrer au monde de couleur son indépendance à l’égard des moscovites, et pour ravir aux Russes la direction du mouvement communiste, et pour rejeter la « clique de Krouchtchev » dans l’hérésie.

 

Les Elections bavaroises

Surprise électorale aussi en Bavière. Interrogés par un de nos confrères Suisses, les Munichois prédisaient la défaite de Strauss et du parti Chrétien social. Or celui-ci renforce ses positions et dépasse la majorité absolue. L’affaire du « Spiegel » a plutôt joué en faveur du particularisme bavarois : on a soutenu le grand homme du pays contre les intrigues de la capitale et des Hambourgeois, et peut-être aussi des Américains qui auraient volontiers démissionné Strauss. Ce succès électoral est un atout pour Adenauer dont la position fléchissait, mais aussi un nouvel embarras pour replâtrer son ministère. Les libéraux n’admettront pas que Strauss reste ministre de la défense et celui-ci n’entend nullement s’effacer. La démocratie allemande tourne un cap difficile.

 

Les Elections Partielles

L’Angleterre aussi : les cinq élections partielles qui ont eu lieu dans des régions très différentes, ont marqué la défaite des conservateurs qui ont perdu deux sièges et n’ont gardé les autres qu’avec des majorités infimes, réduites en un cas de 6.000 à 200 voix. Mais si sérieux qu’il soit, l’échec ne serait qu’épisodique si le parti libéral ressuscité n’avait une fois de plus, accru son pourcentage au point d’égaler à peu près ses rivaux. Le système tripartite ruinerait le fonctionnement actuel de la démocratie anglaise fondé sur l’alternative de deux partis. Il faudrait renoncer à l’élection à la majorité simple et entrer dans le labyrinthe des combinaisons et des alliances qui font peut-être les délices d’autres Démocraties, mais répugnent à l’Anglais, comme à l’Américain. Ce scrutin n’a d’ailleurs rien apporté de décisif sur la question de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, les libéraux en étant partisans sans réserve tandis que les travaillistes y sont à des degrés divers hostiles et les conservateurs divisés.

Nous demeurons plus que jamais sceptiques sur l’issue des négociations de Bruxelles. Outre l’opposition française, on sent quelque flottement dans le soutien apporté jusqu’ici à l’Angleterre par les industriels allemands et belges qui sont déjà préoccupés par la concurrence des Six entre eux et voient leurs marges de profit se rétrécir rapidement. Y ajouter la concurrence anglaise qui se trouve en meilleure posture depuis les hausses considérables des salaires sur le continent, serait courir un risque plus grave. Les négociations traîneront sans se rompre ; l’issue dépend beaucoup du niveau des prix de revient dans les mois qui viennent et aussi des revendications américaines sur la C.E.E. qui se font acrimonieuses.

 

Le Maroc et l’Espagne

Une photographie du journal madrilène l’ « A.B.C. » nous a fait rêver. On y voit le roi du Maroc, Moulay Assam II, remettre solennellement, dans un énorme coffret, le collier de l’ordre du Trône Chérifien, au Général Munoz Grandes, vice-président du Gouvernement espagnol, représentant et successeur éventuel de Franco. Il y a deux ans, les troupes espagnoles et marocaines se battaient dans l’enclave espagnole d’Ifni et maintenant Moulay Hassan va rendre visite à Franco. Des revendications discrètes ; pas question de conflit. L’Espagne conserve ses présides de Ceuta et de Melilla, ses enclaves en territoire marocain et le Sahara espagnol restent espagnol. Les ingénieurs espagnols et américains y cherchent le pétrole en toute tranquillité. Franco n’a pas fait de grands discours, mais il a gardé son patrimoine et même, apparemment, l’amitié des Marocains. Méditez un instant, mes frères.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1962-11-24 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-11-24 – La Vie Internationale.

 

Les problèmes de la politique intérieure des Etats européens viennent aujourd’hui s’ajouter aux complications de l’extérieur. La crise en Allemagne fédérale, les élections françaises auront des incidences sur le développement des relations internationales. L’évolution s’accélère de tous côtés. Il n’est pas exagéré de dire que toutes les questions qui se posaient il y a moins d’un mois sont à réviser.

 

L’Affaire du « Spiegel »

Nous n’avons pas parlé jusqu’ici de l’affaire du « Spiegel ». Des affaires de ce genre, tous les pays en connaissent qui passionnent l’opinion et d’ordinaire s’oublient vite. Les Anglais eux-mêmes, ont la leur avec le cas d’espionnage Vassal Galbraith qui secoue leur vie politique. Les poursuites engagées contre l’hebdomadaire allemand vont plus loin, car elles mettent en cause non seulement le parti et les hommes au pouvoir, mais l’avenir de la démocratie allemande et son orientation internationale.

Il est très difficile de juger objectivement d’une affaire intérieure dont les dessous sont toujours mystérieux, surtout lorsqu’elle touche un pays étranger. Il nous est arrivé de lire de temps à autre le « Spiegel » avant qu’elle n’éclate. C’était un des hebdomadaires à scandales, comme il en existe partout, où des campagnes sournoises visent un homme politique et qui sont au service de puissances anonymes. Comme l’opinion est friande de ce genre de campagnes, ces publications, comme l’a dit le Chancelier Adenauer au Bundestag, font de l’argent même avec la trahison ; car c’est en principe de divulgations de secrets militaires qu’on accuse les rédacteurs du « Spiegel ». En réalité, c’est le ministre de la défense, Strauss qui est visé et derrière lui le Chancelier lui-même. Strauss s’est vengé de l’hebdomadaire en faisant arrêter directeur et rédacteurs dans des conditions d’une légalité douteuse. On en a fait en Allemagne et au-dehors, une question de liberté de la presse, ce qui est pour le moins excessif. Il s’agit d’une lutte politique cherchant à ruiner la carrière d’un homme ambitieux qui visait la Chancellerie. La succession d’Adenauer est en effet ouverte et le vice-chancelier Erhard normalement devait prendre sa place, mais il a perdu peu à peu ses chances devant l’hostilité du vieux Chancelier. C’est aujourd’hui le ministre des affaires étrangères Schroeder qui n’est pas étranger aux manœuvres contre Strauss, qui paraît favori.

Mais il y a au fond de cette lutte de personnes et de parti – le libéral contre les Démocrates chrétiens – une question de politique étrangère : l’alliance franco-allemande. Le voyage de De Gaulle en Allemagne a divisé les politiciens allemands. Strauss était favorable à l’armement atomique européen indépendant de celui des anglo-saxons et par conséquent à une puissance militaire continentale franco-allemande. Le Chancelier Adenauer, quoique plus prudent, avait une faiblesse pour l’axe Paris-Bonn. Il n’était pas plus favorable que son partenaire français à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, surtout à l’ingérence anglaise dans une union politique des deux grands du continent. Par contre, les libéraux et les Sociaux-démocrates, sont hostiles à cet isolement de l’Allemagne dans le tête-à-tête franco-allemand et tiennent avant tout à l’entente étroite avec les Etats-Unis et à l’Alliance atlantique. Les milieux d’affaires, de leur côté, sont hostiles à un Marché Commun fermé sans participation anglaise.

Enfin, les uns et les autres se méfient de la politique française et ne veulent pas être dupes de ses desseins. Ils sont néanmoins embarrassés, car ils sentent bien que ce qui est en jeu, c’est la coopération européenne tout entière et le Marché Commun lui-même que Paris n’hésiterait pas à bloquer s’il n’évoluait pas selon ses désirs. Il semble bien que la tendance atlantique l’emportera en Allemagne et que l’épisode Strauss-Spiegel est le tournant qui l’y mène. Le futur Chancelier sera plus attentif aux directives de Londres et de Washington que le vieil Adenauer dont l’ère touche à sa fin, et avec lui le mythe de l’alliance continentale.

 

Les Elections Françaises

Le résultat des élections en France a surpris et impressionné les observateurs étrangers. Elles sont largement commentées en Angleterre et aux Etats-Unis. On ne s’y trompe pas ; c’est la fin, ou à tout le moins l’éclipse, de la démocratie parlementaire en France. On ne la croyait pas aussi discréditée dans l’opinion. L’événement s’insère d’ailleurs dans un courant plus vaste.

Au milieu de l’âpre lutte que se livrent les Nations, avec l’exaspération des nationalismes des jeunes Etats, la formule des partis multiples et les conflits intérieurs qu’ils provoquent, sont un élément de faiblesse ; même en Angleterre et aux Etats-Unis, où les rivalités de partis sont retenues par une certaine discipline, le pouvoir est cependant gêné aussi bien dans son action extérieure que dans la poursuite du développement économique. En Italie et en Allemagne, la démocratie parlementaire fonctionne mal et l’autorité du pouvoir est sans cesse remise en question. La démocratie cherche une issue, ou plutôt une formule, entre la paralysie et la dictature. Cette formule est encore à trouver.

 

La Démocratie Corporative

Un journaliste suisse de la Radio alémanique avait récemment interrogé un certain nombre de Parisiens pris au hasard, sur la question ; la réponse était intéressante. Tous étaient hostiles à la démocratie parlementaire, au régime des partis et des députés, qui disent-ils ne servent à rien. Leur préférence allait à un pouvoir tempéré par une assemblée corporative où seraient représentés toutes les professions et groupements d’intérêts nationaux, formule voisine de celle esquissée par le régime de Vichy pendant l’occupation. On n’en est pas là, il s’en faut.

On comprend aisément ce qui trouble les observateurs et les hommes politiques anglo-américains. Les relations avec la France déjà difficiles le seront davantage. Les négociations de Bruxelles relatives à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun  parvenues au stade critique risquent d’échouer définitivement surtout depuis que les divergences entre les Six eux-mêmes réapparaissent plus vives qu’auparavant, particulièrement en ce qui touche à la politique agricole. La coopération atlantique dans le domaine du commerce international qu’espéraient Londres et Washington et la plupart des membres de la petite zone de libre-échange se heurtera à l’obstruction française et l’unité européenne ne pourra sans doute pas franchir l’étape douanière à demi-réalisée pour s’étendre aux questions économiques et politiques. Cela est d’autant plus à redouter, que la menace venue de l’Est qui servait de lien entre les Occidentaux et de stimulant à la coopération s’est beaucoup atténuée depuis les événements de Cuba, la retraite soviétique et le conflit de plus en plus manifeste entre Moscou et Pékin.

 

                                                                                                CRITON

Criton – 1962-11-17 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-11-17 – La Vie Internationale.

 

On s’accorde à présent à voir dans la crise de Cuba le grand tournant des relations internationales depuis la guerre. Comme toujours en pareil cas, la courbe qui s’ébauche se précisera lentement avec des hauts et des bas, des retours en arrière et des reprises. Mais la tendance générale réapparaîtra peu à peu.

 

La Situation à Cuba

A Cuba même, l’essentiel est révolu : les cargos soviétiques sont repartis vers la Russie avec leur chargement de fusées, contrôlés en haute mer par la flotte américaine. Cependant, malgré le long séjour de Mikoyan auprès de Castro, celui-ci se refuse à autoriser l’inspection de l’île par des experts de l’O.N.U. à laquelle les Soviets s’étaient engagés. De même, les avions russes susceptibles de larguer des bombes atomiques n’ont pas été restitués à l’U.R.S.S. et ramenés chez elle. Ces conditions n’étant pas remplies, la « quarantaine » autour de Cuba continue et l’engagement pris par Kennedy de ne pas envahir l’île ne peut, de ce fait, être considéré comme contraignant.

Certains voient là une mesure dilatoire prise d’un commun accord entre Russes et Cubains. Nous ne le pensons pas. Les Soviets ont maintenant intérêt à tourner la page qui n’est pas précisément glorieuse pour eux, et les Américains ne sont nullement pressés de se lier les mains par un engagement formel, ce qui permettrait au Castrisme de perpétuer ses manœuvres de subversion en Amérique latine. L’affaire ne sera vraiment réglée que lorsqu’un nouveau régime aura remplacé à Cuba le règne de Fidel Castro, ce qui n’est pas pour demain. De nombreux épisodes entre temps sont à prévoir.

 

La Position de Krouchtchev après Cuba

Autant qu’on en peut juger, l’énorme erreur de Krouchtchev n’a pas affaibli sa position à l’intérieur. L’anniversaire de la révolution de 1917 a été célébré comme à l’accoutumée, avec les rites et discours d’usage ; les figurants étaient au complet et on n’a pu noter le moindre signe de discordance. Les dictatures, d’ailleurs, ne périssent pas par leur fautes, autrement il y a longtemps que celle de Krouchtchev et d’autres auraient disparu. Il paraît, au contraire que l’affaire de Cuba a cristallisé en U.R.S.S. un désir général d’une détente avec l’Occident et qu’elle permettra même d’en accélérer la réalisation. Les raisons pour cela se font de plus en plus impérieuses : l’aggravation de la rivalité avec la Chine et le conflit sino-indien à l’extérieur, les résultats inquiétants de la récolte et le désordre dans l’industrie à l’intérieur.

 

La Proposition Russe de Septembre

Si l’on veut mesurer le chemin parcouru depuis un an, il suffit de revenir aux débats de septembre à Moscou, concernant le Marché Commun européen. A ce moment, les Soviets avaient adressé au Secrétariat de l’O.N.U. une proposition de convoquer une conférence internationale pour intensifier les relations commerciales entre toutes les nations du globe, sans discrimination ; entendez par là pour faire échec au Marché Commun. Cette proposition fut, bien entendu, repoussée par tous les Occidentaux. Ce qui est intéressant, ce sont les motifs invoqués par l’U.R.S.S. pour justifier ce projet. Nous citons : « Aux pays occidentaux industrialisés, cet élargissement du commerce international assurerait des débouchés supplémentaires pour leur production, des commandes stables pour leur industrie, l’augmentation de l’emploi pour la population. Par là même se trouverait atténuée l’influence négative exercée sur leur économie par des crises et des récessions chroniques ». Voilà ce que dit Krouchtchev qui proclamait naguère aux Occidentaux : « Nous vous enterrerons ». Maintenant, bon apôtre, il se préoccupe de stabiliser cette économie capitaliste qui selon la doctrine, en était à sa troisième phase de décrépitude précédant l’écroulement.

Nous avions prêté peu d’attention à cette note, la prenant pour une simple manœuvre. C’était une erreur. Les Russes sont bel et bien en train de réviser leur politique économique. Une succession d’articles dans la « Pravda » prépare l’opinion à accepter le retour, au moins partiel, à l’économie de marché dans l’industrie, c’est-à-dire à réintroduire la notion de profit dans l’organisation du travail. Comme l’hérésie est énorme, il faut bien s’expliquer. D’autre part, la récolte 62 étant déficitaire, tant en U.R.S.S. que chez les satellites européens, il va falloir, comme l’a fait la Chine, importer de quoi manger des pays capitalistes. Mais faute de monnaie d’échange, il sera indispensable d’en obtenir des crédits. Ainsi la France surchargée par une récolte de blé pléthorique est sollicitée de vendre 3 millions 500 mille quintaux de blé à la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie, à bas prix bien entendu et à crédit. La Chine en achètera déjà 3 millions. Il est probable qu’au lieu de les laisser se tirer d’affaire en révisant leur politique agricole, les Pays de l’Ouest leur donneront satisfaction. Mais il faut préparer le terrain.

 

La Faillite du Système Collectiviste

Ce qui est révélateur en tout cela, c’est que depuis un an, voyant tous les efforts de redressement échouer l’un après l’autre et la situation chaque année plus mauvaise, alertés aussi par les émeutes en Ukraine du Sud et par les grèves et révoltes des ouvriers sibériens à Kemerovo, dont on vient d’apprendre l’ampleur, les dirigeants communistes sont inquiets. Le système est en faillite. Ce n’est pas là une simple image : une grande usine de l’Oural a effectivement cessé de payer ses ouvriers. Les missions de plus en plus nombreuses qui parcourent l’Occident ne peuvent s’empêcher de faire la comparaison. Tout cela se répand et le désarroi des hautes sphères se conçoit. Nous sommes persuadés que Krouchtchev est profondément déprimé par ces échecs. Son affolement lors de la crise de Cuba qui est si peu dans le tempérament du personnage, ne s’explique pas autrement. On se souvient qu’il avait fait au printemps une grande tournée dans les provinces asiatiques, au Kazakhstan, en Sibérie. Il croyait que sa présence, les limogeages auxquels il avait procédé allaient porter leur fruits. Les résultats étant pires qu’auparavant, il cherche vainement une issue. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois.

 

Le Conflit Sino-Indien

Le conflit entre l’Inde et la Chine ajoute à ses soucis. Après avoir quelque temps hésité à se prononcer, il s’est décidé à se rapprocher de l’Inde. L’antagonisme avec la Chine lui paraît irrémédiable et il n’a plus d’intérêt à la ménager. Nehru lui a tendu la perche : il a déclaré qu’il n’était pas anticommuniste, mais seulement l’ennemi de l’expansionnisme impérialiste chinois ; ce sont ses propres expressions. Et Krouchtchev a décidé de respecter ses engagements ; il livrera le « Mig 21 », avion à réaction du dernier modèle, promis avant le conflit. C’est sans doute le ralliement des communistes hindous à la politique de Nehru qui l’a déterminé et aussi l’inquiétude de voir l’Inde, armée militairement par les Etats-Unis, l’Angleterre et même par la France, basculer par la force des choses dans le camp occidental. Le départ de Krishna Menon exigé par tous les partis indous ne laissait guère de doute à ce sujet. Nehru, de son côté, a promis de limiter ses achats d’armes à l’Occident et de refuser que l’armée américaine n’intervienne dans la lutte, comme il en était question en cas d’invasion chinoise plus accentuée. Nehru restera neutraliste, mais Moscou devra payer le prix, et la tension avec la Chine s’aggravera d’autant.

Il est inutile de souligner la portée de cette évolution de la politique soviétique. Elle est la conséquence irrésistible du déclin de la puissance économique de l’U.R.S.S. que nous avons suivi ici dès ses premiers symptômes qui ont précédé de peu la révolution hongroise de 1956, aussi de la crise des relations de l’U.R.S.S. avec la Chine dont dès 1958 les signes précurseurs se sont fait jour. Le collectivisme s’est heurté à la résistance de la nature humaine. Cette résistance commence à l’ébranler et rien ne peut en retenir le cours.

 

La Pénétration Etrangère en Afrique Francophone

La décolonisation n’est pas une perte pour tout le monde et le slogan cher aux Soviets, le néocolonialisme, n’est pas absolument sans arguments. Chaque jour ou presque, on apprend que des groupements industriels et bancaires viennent coopérer avec d’anciens établissements français dans l’Afrique noire francophone. Américains d’abord, mais aussi Allemands, Italiens, Suisses, Suédois. C’est à qui prendra pied tantôt directement, tantôt sous l’égide de grands organismes internationaux dans cette chasse naguère gardée. De grandes banques américaines comme Morgan, Chase Manhattan, Irving Trust, ou allemandes comme la « Deutsche Bank » ouvrent leurs guichets. Une part du capital est réservée à l’Etat où elles s’installent, une autre aux anciens établissements français. Tout se passe, sans doute, d’un commun accord et au bénéfice mutuel, mais il est clair que cet instrument de pénétration financière n’est que la base d’autres entreprises où jouera la concurrence, où le plus fort peu à peu se taillera une place prépondérante. L’influence politique des Etats à son tour se frayera un passage, comme jadis. Ce ne seront plus les mêmes bénéficiaires, voilà tout.

 

                                                                                                CRITON

Criton – 1962-11-10 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-11-10 – La Vie Internationale.

 

Un événement aussi éclatant que le démantèlement des fusées soviétiques à Cuba ne va pas sans remous, au Kremlin en particulier. Les relations Est-Ouest ne seront plus ce qu’elles ont été depuis la guerre, à condition toutefois que Krouchtchev demeure. Que d’âpres controverses se déroulent entre les murs du mystérieux palais, cela se devine. Mais comme toujours, les hypothèses sont gratuites.

Le fait que Krouchtchev a fait intervenir pour sa défense, dans les colonnes de la « Pravda », le vieux maréchal Vorochilov, hier condamné avec Molotov et consorts, prouve que le maître de la politique russe affronte de sérieuses critiques. Est-ce parce qu’il a fait une fausse manœuvre ou bien, comme on le dit généralement, parce qu’il a dévié de la ligne dure en face de l’Occident ? Mais comme il a une grande maîtrise des intrigues de palais, comme on ne lui connaît pas d’adversaire de sa taille et que, dans la mesure où elle compte, l’opinion des masses approuve toute politique de paix, la chute de Krouchtchev ne paraît pas probable, sous toutes réserves, bien entendu.

Au reste, la politique russe, comme toute autre, reste commandée par l’évolution des choses. L’impérialisme chinois est là, qui grandit et déborde ses frontières. La Russie avec ses nombreuses nationalités hétérogènes n’est pas assez solide pour affronter à la fois le monde libre et les masses chinoises en marche. La paix avec l’Occident, par-delà les polémiques verbales, s’impose à tout dirigent de l’U.R.S.S. quel qu’il soit. Après avoir si longtemps mis ses lecteurs en garde contre les dissensions sino-russes, Walter Lippmann est obligé aujourd’hui d’en reconnaître les profondes répercussions.

 

La Liquidation de l’Affaire de Cuba

L’affaire de Cuba n’est pas réglée, malgré le désir évident des Américains et des Russes de la liquider au plus tôt. Pour l’heure, Castro regimbe ; il est dans son rôle et ne risque rien. Les Russes ne peuvent l’abandonner à son sort, il a l’appui chinois ce qui matériellement ne vaut guère, mais moralement le soutient. Il ne pourra être abattu ni du dehors, ni par un soulèvement populaire, mais seulement par l’un de ses proches quand son prestige à l’intérieur aura suffisamment décliné. Pour cela, les Américains devront attendre ; le moment critique étant passé, ils le peuvent.

 

L’Isolement de l’Europe

Cette crise cubaine qui fera date, a permis de préciser la tendance persistante de la politique internationale. La question concernait le monde libre en son ensemble et, s’il y avait eu guerre, l’Europe aurait été visée en même temps que les Etats-Unis, peut-être même avant. Or le conflit s’est joué exclusivement entre l’U.R.S.S., les U.S.A. et l’O.N.U. Les Européens, pas même les Anglais, n’ont été consultés. Sans doute, Kennedy a-t-il multiplié les politesses à l’égard de ses partenaires, mais il s’est borné à leur faire part des faits accomplis. En outre, c’est M. Thant et l’O.N.U. puis encore la Croix-Rouge Internationale qui ont pris l’affaire en mains, sans doute pour la forme, puisque les deux antagonistes étaient d’accord. Néanmoins, il est instructif de voir que Krouchtchev, qui jusqu’ici cherchait à paralyser l’O.N.U. avec son projet de troïka, s’est empressé d’inviter M. Thant à servir de médiateur.

Ces faits méritent réflexion : les pays du continent européen, hier puissances mondiales, n’ayant plus d’empire ne sont plus considérés que comme des Etats à intérêts limités. Même l’Angleterre, qui a conservé quelques points d’appui de par le monde, sent très vivement qu’elle a perdu le droit à la parole dans les litiges planétaires. C’est une des raisons, la principale sans doute, pour laquelle elle se résigne à se faire européenne, si on le lui permet.

Seule une Europe, sinon unie, c’est trop demandé, mais formant un bloc cohérent, peut retrouver une influence. L’Europe des Etats ou des patries, comme l’on veut, c’est l’Europe des Balkans, soumise aux vicissitudes des Grands qui sont deux et peuvent plus tard être trois. D’autre part, le dédain de l’assemblée internationale du « machin » a sans doute ses raisons, mais tourne exactement le dos à la tendance actuelle. L’O.N.U. sera présente partout où il se passera quelque chose. Il faudra soi-même y être, ne fut-ce que pour s’opposer à ses excès de zèle.

 

La Guerre Sino-Indienne

Cela dit, la guerre sino-indienne est bien une guerre et donne beaucoup de soucis aux Russes. Ils ne peuvent ni désavouer la Chine dont l’agression est patente, ce qui dessert manifestement la cause du communisme surtout depuis que Nasser lui-même envoie des armes à Nehru. Ils ne peuvent davantage soutenir les Chinois qui leur tirent dans le dos à Cuba. Ils cherchent à s’en tirer en demandant un « cessez le feu » pour prouver leur souci de la paix. Mais cela n’aurait de sens que si les Chinois se retiraient sur leurs bases de départ, ce qui est invraisemblable. Il serait intéressant de voir quelle serait la réaction de Moscou, si Tchang Kaï Chek débarquait en Chine continentale. L’hypothèse est pour le moment inimaginable, mais un jour peut-être pourrait l’être moins.

 

L’Algérie, un Cuba en puissance

Il est un autre point du monde où une autre affaire de Cuba pourrait bien surgir, c’est l’Algérie : la dictature de Ben Bella est en fait une dictature militaire. Les Russes, les Chinois, la fournissent en armes, Nasser vient de lui offrir une flotte tout juste pour promener le pavillon vert sur la Méditerranée, mais symbolique quand même. Ben Bella est allé embrasser Castro et a dit combien il comptait s’inspirer de son exemple. Il a dit aussi son intention de fournir des volontaires aux révoltés d’Angola et a déjà envoyé des saboteurs en Afrique du Sud. Quant aux accords d’Evian, ils passeront en proverbe.

Tout cela inquiète les Américains à juste titre, quoiqu’ils y aient leur part de responsabilité. Si l’affaire de Cuba n’avait pas mal tourné pour les Russes, il est presque certain qu’ils auraient prochainement offert à Ben Bella d’installer des rampes de fusées quelque part entre la Tunisie et le Maroc. Il y a longtemps d’ailleurs que les gens avertis voyaient venir le péril. Pour le moment, les Etats-Unis ont renoncé à fournir des dollars au dictateur algérien. Peut-être cette dictature Ben Bella est-elle fragile et l’anarchie qui est, si l’on peut dire, dans l’ordre des choses là-bas, la réduira un jour à l’impuissance. Quoi qu’il en soit, ceux qui se flattent de voir la question d’outre-Méditerranée définitivement réglée pourraient bien être un fois de plus trompés.

Pendant ce temps, l’autre affaire sérieuse, celle du Yémen, suit son cours. Appuyé par l’armée égyptienne, le général Sallal cherche à installer son pouvoir et il était clair, dès le début, qu’il y parviendrait malgré la résistance de l’émir El Badr, renforcée par les troupes des deux rois Seoud d’Arabie et Hussein de Jordanie. Les Anglais ont fait ce qu’ils ont pu par intervention indirecte pour s’opposer au nouveau régime, sans illusion d’ailleurs. Le problème qui se pose à présent pour Londres et aussi pour les Etats-Unis, c’est d’empêcher une collusion Egypto-Yéménite de porter la guerre en Arabie Séoudite pour renverser Séoud. Nasser n’a pas renoncé à s’emparer des gisements pétroliers du Moyen-Orient. Les Anglais l’ont prévenu qu’ils s’y opposeraient. On verra.

 

                                                                                                CRITON

Criton – 1962-11-03 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-11-03 – La Vie Internationale

 

La marée a bien changé de sens et plus vite qu’on ne pensait. Devant la détermination américaine, les Soviets ont capitulé. On n’en est pas encore revenu, tant l’événement a été soudain. On a peine à s’expliquer, en effet, comment un politique aussi avisé que Krouchtchev a pu commettre une telle erreur et la reconnaître aussi complètement. On dit communément qu’il ne croyait pas les Américains capables de risquer un conflit nucléaire ; il l’avait dit à l’un d’entre eux. La légende du « tigre de papier » propagée par les Chinois après l’échec des Etats-Unis en Corée, était-elle réellement acquise en U.R.S.S. ? Les Russes ignoraient-ils l’état d’esprit de l’opinion américaine sensibilisée au plus haut point par la menace toute proche à Cuba ? Ils ont trop d’informateurs sur place pour cela. A notre sens, l’explication est à la fois simple et plus complexe.

 

Le Jeu d’Echecs

Simple d’abord le coup sur l’échiquier : les Etats-Unis sont en pleine campagne électorale. Pendant cette période, leur politique ne peut être que prudente. Le moment est donc excellent pour avancer les pions. L’objectif soviétique n’est pas Cuba, mais Berlin. En édifiant en toute hâte les rampes de fusées à Cuba, on aura le 7 novembre une position déterminante pour un échange : nous démantèlerons ces installations qui vous effraient, si vous acceptez nos conditions à Berlin et de votre côté, vous renoncez à vos bases en Turquie et à Guantanamo. Les armes nucléaires pointées sur la Floride depuis l’île de Castro sont prêtes ; à vous de décider.

La manœuvre était hardie et tentante. Son succès aurait été d’une immense portée. D’un coup, le prestige soviétique subjuguait le Tiers Monde et démoralisait l’Occident. Mais l’échec aussi pouvait être catastrophique et il l’est effectivement. Les Américains sauront-ils l’exploiter à fond ? C’est là que subsiste un doute.

 

La Confusion à Moscou

Ce qui est plus complexe, c’est d’expliquer la confusion, les fausses manœuvres, enfin la capitulation soudaine, qui, en trois jours, ont surpris le monde. La lecture des journaux russes de ces journées montre qu’il n’y a eu aucune liaison entre les rédacteurs et le Kremlin. Les « Izvestia » se déchaînaient contre les agresseurs américains. Les caricatures montraient un Castro l’arme au poing repoussant l’envahisseur, et un commentateur ridiculisait toute idée d’échange entre Cuba et les bases américaines en Turquie au moment où Krouchtchev le proposait. Celui-ci dût être averti par Kennedy lui-même que, si les bases de Cuba n’étaient pas démantelées, l’invasion de l’île serait immédiate. Et Krouchtchev pris de court, céda et qui mieux est, en informa aussitôt par radio son propre peuple. Celui-ci, qui ne s’étonne pas des mystères et des contradictions de ses maîtres, n’en a pas été déconcerté ; au contraire, il s’en réjouit alors que la veille il voyait les démonstrateurs en cortège à Moscou crier devant l’ambassade américaine « bas les mains à Cuba ».

Le sentiment populaire a dû jouer son rôle dans l’affaire, car Krouchtchev le sent et s’en sert. La peur de la guerre est plus vive en U.R.S.S. qu’ailleurs, à cause des souvenirs qu’elle a laissés et personne ne se souciait de mourir pour Cuba ; d’autant que les gens de couleur, c’est–à-dire tous ceux qui ne sont pas comme eux, ne sont guère populaires chez les Soviétiques.

 

La Déclaration de Krouchtchev

Mais le véritable mystère n’est pas là. Il faut lire la déclaration de Krouchtchev à Kennedy ; l’homme hier menaçant se fait humble : « J’exprime ma satisfaction et ma reconnaissance devant votre compréhension de la responsabilité que vous portez pour le maintien de la paix. J’éprouve respect et confiance à l’égard de votre déclaration selon laquelle il n’y aura pas d’attaque contre Cuba. Nous sommes prêts à nous mettre d’accord pour constater la réalité du démantèlement que j’ai ordonné, etc… »

On ne voit pas Staline s’exprimer en ces termes pour s’excuser d’une bévue. Il aurait manœuvré dans le secret. Mais Krouchtchev est russe et Staline ne l’était pas. On se souvient peut-être avec quelle platitude Krouchtchev s’était incliné devant Tito lors de leur première entrevue, quand il avait cherché à le ramener au bercail du bloc oriental. C’est là que nous découvrons le secret de l’âme russe que les grands romanciers du XIX° siècle ont si bien décrite. Menteurs, arrogants s’ils sentent l’adversaire à leur merci ; humbles et même repentants s’ils le voient résolu. C’est ce sentiment qui est pour nous insaisissable ; l’erreur reconnue crée un état de culpabilité dont il faut absolument se décharger en se confessant publiquement.

Cela d’ailleurs n’exclut pas la ruse qui reparaît sitôt après l’aveu et le repentir. Dans la lettre de Krouchtchev il y a l’idée de sauver Castro de la défaite et de demeurer à Cuba pour s’en servir quand le temps sera redevenu propice. Il y a aussi l’espoir en flattant Kennedy d’endormir sa méfiance et de l’embrouiller à nouveau dans des négociations sans issue. Il faudra plus de courage et de détermination à Kennedy pour achever son succès que pour avoir réussi le premier pas.

 

Le Sort de Castro

La pierre de touche de ce retour en force, sera le sort de Castro. Les Américains s’interdisent de l’attaquer de front et ils ont raison. Ils en feraient un martyr de « l’impérialisme yankee » alors qu’il ne s’agit que d’un vulgaire pistolero sans conviction ni idées, dont l’unique ambition est d’occuper la scène et d’entendre son nom répété par les échos. Démocrate hier, communiste aujourd’hui, neutraliste demain, comme Tito l’y invite, peu importe, le thème pour haranguer la foule est toujours bon. Il était si peu sûr de son sort, qu’on rapporte de bonne source que ces temps-ci, ses proches et ses acolytes déposaient leurs fortunes dans les banques européennes. Mais Castro tient en main une force explosive, comme Lumumba naguère au Congo. Il est l’idole et le modèle de tous les pistoleros d’Amérique latine, (de ceux qui, par exemple, font la guerre au président Bétancourt et ont fait sauter ces jours-ci des installations pétrolières au Vénézuela). Ce n’est que lorsqu’il aura disparu de la scène que les Etats-Unis pourront se sentir délivrés du cauchemar cubain.

 

La Guerre Sino-Indienne

Ce grand événement nous oblige à négliger l’autre : l’infiltration chinoise en Inde. On pourrait aussi faire des remarques sur l’âme hindoue telle que la personnifie Nehru. « Nous devons reconnaître, a-t-il dit à son peuple, que nous avons vécu en dehors des réalités ». Ici la candeur et le calcul se mêlent de façon peu intelligible pour nous. Nationaliste et pacifiste, et plus profondément anglicisé qu’il ne l’avoue, Nehru avait, en effet, le sentiment que son idéalisme avait assez de force pour conjurer le malheur et que sa personne conférait à son peuple une sorte d’inviolabilité. Le voilà éveillé à la réalité.

La tactique chinoise est encore à sa première ébauche ; regardons la carte, ce que semble-t-il les commentateurs négligent habituellement : nous voyons à l’Est de la péninsule indienne un large pan de territoires qui va de l’Himalaya oriental jusqu’aux approches du Golfe du Bengale et qui ne sont séparés de celui-ci que par un court morceau de Birmanie, la vallée du fleuve Kaladan, 250 kilomètres environ. Ce morceau de l’Inde est séparé de la péninsule par le Pakistan oriental et ne communique avec elle que par un étroit couloir entre ce dernier pays et le Népal. De plus, ces régions sont habitées de tribus qui n’ont que peu d’affinités avec l’Inde et lui sont hostiles. On voit en regardant la carte combien la défense de ces territoires est difficile pour l’Inde et ce que convoitent les Chinois : l’accès à l’Océan Indien. Toute la péninsule Indo-chinoise serait tournée.

Nehru devra-t-il abandonner son neutralisme pour faire face ? Il demande des armes à l’Angleterre et aux Etats-Unis. Les Russes n’osent pas leur en fournir. Si le neutralisme perd sa tête et son inspirateur, les autres, qui se taisent, pourraient bien suivre un jour.

CRITON

Criton – 1962-10-27 – Le Blocus de Cuba

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Le Courrier d’Aix – 1962-10-27 – La Vie Internationale.

 

La marée change de sens, pour parler comme Churchill. Après quinze ans d’atermoiements et de négociations stériles, les Etats-Unis prennent le risque d’un conflit. La décision est brusque. Il faut bien en comprendre la raison : jusqu’au dimanche 21 octobre, les Américains n’avaient pas la certitude que des rampes de lancement de fusées à moyenne portée, c’est-à-dire offensives, étaient installées à Cuba ; Gromyko interrogé l’avait nié ; Krouchtchev également. Or, ce jour même, des documents photographiques ont prouvé qu’ils mentaient, on s’en doutait, mais la preuve manquait. C’est là le fait capital : en effet, lancées depuis l’U.R.S.S., les missiles mettent 30 minutes à atteindre leur objectif. Quinze suffisent pour tenter de les intercepter. Lancées depuis Cuba, il est impossible de les atteindre. Une attaque surprise dans ces conditions laisserait les Etats-Unis sans défense. Voilà l’élément déterminant d’une crise qui, depuis le 18 septembre dernier, se dessinait.

 

Le Tournant de Septembre

Jusque là, en effet, les Etats-Unis croyaient possible un modus vivendi ; l’ancien ambassadeur à Moscou, Thomson, s’en disait convaincu. En Asie du Sud-Est, en Indonésie, au Laos, en Inde, la politique des U.S.A. et de l’U.R.S.S. ne s’étaient pas opposées, au contraire. Sur les questions brûlantes Berlin et Cuba, les Soviets avançaient avec précaution et renvoyaient les échéances fixées. Il y a un peu plus d’un mois, le tableau a changé. Krouchtchev comme nous l’avons vu, a pris Cuba en charge et annoncé que le règlement de Berlin ne pouvait plus être différé. C’est le 18 septembre que Krouchtchev fit part de ses intentions au député belge Scheyven. On demanda à celui-ci de taire les termes de l’interview, en accord, semble-t-il, avec Washington. On vient seulement de les publier. En substance, Krouchtchev avait décidé, si les Américains se refusaient à céder sur le statut de Berlin, de porter l’affaire devant les Nations-Unies, après les élections du 6 novembre. Il y présenterait son projet de traité avec l’Allemagne de l’Est.

 

Le Traité de Paix avec Pankow

Les points essentiels seraient : 1° reconnaissance définitive des deux Etats allemands ; 2° Mise sous commandement des Nations Unies de contingents symboliques américains, anglais et français dans la ville déclarée « ville libre » ; 3° Adjonction d’un contingent russe pour « garantir cette liberté et le libre accès à la ville ».

Ce qui signifie que Berlin-Ouest serait coupée de ses liens avec l’Allemagne fédérale ; tombant rapidement en décadence et sans doute vidée peu à peu de ses habitants, elle s’acheminerait vers l’ultime étape, l’incorporation dans la République de Pankow. Ces propositions ne présentaient rien de bien  nouveau, mais Krouchtchev avait ajouté qu’en cas de refus des Etats-Unis, un conflit nucléaire était possible, dont ils porteraient la responsabilité.

C’est la première fois que la menace était ouvertement formulée. Ces déclarations furent confirmées à la suite de l’entrevue qu’eut à Moscou avec Krouchtchev le nouvel ambassadeur américain Kohler. C’est alors que le président Kennedy fit savoir qu’il défendrait les positions occidentales à Berlin, avec les armes nucléaires, au besoin.

 

Les Raisons d’Ordre Intérieur

Défis verbaux, disait-on ; personne ne croyait qu’on en viendrait là. Les Anglais pensaient que ces prises de position l’étaient à des fins de politique intérieure ; le président Kennedy, pour soutenir son parti aux prochaines élections, les Russes pour détourner l’attention de leurs échecs particulièrement des déconvenues de la dernière récolte. Les apparences leur donnaient raison.

Mais si pour Berlin, l’opinion américaine se montrait patiente, la présence militaire des Soviets à Cuba faisait monter la fièvre. Des sondages avaient récemment révélé qu’une majorité de citoyens exigeait que l’abcès fut vidé, coûte que coûte. Un quart allait jusqu’à demander une expédition militaire ; un plus grand nombre préconisait le blocus. A la veille d’élections, le président Kennedy ne pouvait, sans risquer la défaite de son parti, se montrer faible ou hésitant. De leur côté, les chefs militaires affirmaient qu’on ne pouvait plus attendre et le 22 octobre, Kennedy fit à la nation le discours que l’on sait.

Le blocus de Cuba est effectif. A l’heure où nous écrivons, on attend la rencontre des cargos russes et des patrouilleurs américains. La situation a donc pris un tour aigu sur la gravité de laquelle on s’accorde. Pour l’avenir, la réponse est simple : ou bien Krouchtchev, contre tout bon sens, a décidé de sauter le pas, et les Etats-Unis ne pouvant reculer le conflit suivra son cours ; ou bien, ce qui paraît probable sinon certain, Krouchtchev sait qu’il demeure maître de la situation quel que soit le degré de tension qu’atteindra la crise. Au moment le plus critique, il pourra toujours l’arrêter et s’en attribuer le mérite. Il n’a pas comme Kennedy d’opinion à ménager ; le recul tactique figure dans les instructions de Lénine lorsqu’il y a péril à aller plus loin.

C’est dans cette conviction que les Américains estiment enfin le moment venu de passer à l’offensive. Ils en ont mesuré les risques qui sont grands, mais pas tels qu’il faille céder encore, ce qui, comme l’expérience l’a prouvé, ne sert de rien. De plus, Kennedy a reçu l’appui formel de tous les membres de l’organisation des Etats américains. Ce succès lui assure une autorité morale considérable.

 

Les mobiles soviétiques

Il n’est pas difficile de déceler les raisons qui ont déterminé Krouchtchev à abandonner la ligne de coexistence pacifique sur laquelle il s’était engagé. Cette politique reposait sur l’idée exprimée par le XXII° Congrès du parti, que l’U.R.S.S. rattraperait un jour l’Amérique. Ce slogan a disparu des résolutions de cette année. Le public n’y croit plus. On n’ose plus le répéter. On a dû augmenter le prix des denrées alimentaires ; un mois après la récolte on fait déjà la queue pour se procurer des pommes de terre ; l’industrie, faute de capitaux dévorés par la course aux armements et à l’espace, ralentit son rythme d’expansion. Celui de l’Occident s’est accéléré et on a remarqué qu’au cours des discussions de Moscou sur le Marché Commun, les économistes communistes ont dû le reconnaître. Et puis il y a le schisme albanais et chinois ; l’influence de la doctrine sur le tiers monde est en recul marqué. On l’a vu au Festival de la Jeunesse d’Helsinki. L’aide aux sous-développés est maigre, les satellites sont mécontents. Les masses soviétiques récriminent. Des révoltes sanglantes ont même éclaté en Ukraine.

Il faut donc, par tous les moyens paralyser cet essor de l’Occident. En portant la tension au paroxysme, on jettera le trouble dans les affaires. Ce sont les Etats-Unis qui sont le plus vulnérable. Leur économie stagne ; le chômage persiste et surtout le dollar reste discuté. Une crise internationale aigüe peut le faire sombrer. En décourageant les initiatives, on précipitera le tassement déjà sensible de l’expansion européenne et comme en définitive on ne risque que ce que l’on veut bien, il y a tout à gagner en provoquant la panique.

 

Les Raisons de Rester Calme

Nous pensons que ce serait faire le jeu de Krouchtchev que de s’y abandonner. Il faut demeurer persuadé que la lutte entre les deux mondes est sans merci. La réaction américaine d’aujourd’hui était tôt ou tard inévitable. Elle doit être salutaire. Il n’y a pas de fou au Kremlin et ces hommes rusés et astucieux tiennent à leur pouvoir. Et surtout il y a la Chine qui les guette et qui les dévorerait s’ils étaient affaiblis.

 

Le Conflit Sino-Indien

La Chine qui maintenant fait délibérément la guerre à Nehru ; Nehru qui prétendait bien connaitre les gens de Pékin et croyait au neutralisme et à la coexistence pacifique. Le conflit sur les hauteurs himalayennes demeurera limité, mais la menace chinoise persistera. Malgré la famine et l’épuisement des masses, la Chine rouge a encore assez de soldats pour bousculer les faibles défenses indiennes. Ce conflit a son côté positif ; il éclairera si besoin en était, les pays du tiers monde sur le pacifisme des communistes. Quant à Nehru et à son ministre de la guerre, Krichna Menon, la leçon qui leur est infligée est méritée. Quand il s’est agi de ravir aux Portugais ces enclaves minuscules de Goa et annexes, ils n’ont pas hésité à employer la force. En quoi cette présence paisible, comme celle de Pondichéry, dans un coin d’un immense empire, gênait-elle la souveraineté de l’Inde ? Elle apportait au contraire un élément précieux de civilisation chrétienne qui s’était harmonisé depuis des siècles sans heurt avec les traditions hindoues. L’agression chinoise vient comme le châtiment de ce reniement de la non-violence prêchée par Gandhi. Tant pis.

 

                                                                                      CRITON

Criton – 1962-10-20 – Le Concile Oecuménique

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Le Courrier d’Aix – 1962-10-20 – La Vie Internationale.

 

Le Concile Œcuménique

Le Concile œcuménique de Rome est l’événement majeur de cette période de l’histoire. L’Eglise Catholique, tout en conservant son caractère d’éternité, entend demeurer dans l’histoire, vivante et puissante, en face des oppositions violentes de ce monde où s’affrontent des idéologies qu’elle combat pour sauvegarder à la fois la spiritualité et la liberté des hommes.

A la différence des précédents conciles où l’Eglise se préoccupait de ce qu’on peut appeler la théologie verticale, c’est-à-dire les problèmes de Dieu, du Christ et des dogmes, celui de 1962 concerne la théologie horizontale, les problèmes moraux de l’homme c’est-à-dire, présente une synthèse chrétienne des grands problèmes de l’existence moderne : liberté, justice, bien-être, expansion économique, droits de la personne et de la famille. Le danger, en effet, est qu’à l’aide du progrès scientifique et technique, peu à peu, les Sociétés actuellement opposées, n’en arrivent à se ressembler au prix d’un renoncement aux valeurs spirituelles et morales, ce dont les signes sont d’ores et déjà apparents. Le grand rassemblement d’aujourd’hui a pour objet de montrer que ces valeurs n’ont rien perdu de leur exigence.

L’autre nouvel aspect du Concile est qu’il se déroule sous le signe de l’unité chrétienne et même, par-delà le Christianisme, de l’unité de toutes les religions. Ce mouvement n’a pas pour but une fusion ou une conciliation des doctrines, mais de rassembler sous des principes communs tous les enfants de Dieu ; ce qui, au moment où tant de peuples sont appelés à se gouverner eux-mêmes, signifie qu’ils doivent le faire selon les principes de la loi divine à quelque confession qu’ils appartiennent – soit à tenter de réunir tous les hommes de foi dans l’observance de leur conception commune de la dignité de l’homme et de ses droits – ce qui explique la présence à Rome où ils ont été cordialement invités et accueillis, des représentants des diverses églises. Même les Soviets ont envoyé à Rome deux délégués de l’Eglise orthodoxe qu’ils contrôlent et dont leur politique se sert souvent. C’est montrer par-là l’importance internationale du Concile, la puissance d’attraction qu’il doit exercer sur les pays non engagés qui y sont représentés par leurs évêques.

L’aspect politique du Concile n’est pas moins important que son aspect moral et religieux. Les répercussions dans le monde ne seront pas visibles. Il ne se traduira sans doute par aucun fait notable, mais par un cheminement obscur et prolongé, il aura une influence sur les relations futures des peuples entre eux. Surtout parmi les nouveaux promus à l’indépendance dont l’orientation est indécise. C’est pourquoi les Russes ont tenu à être présents.

 

Le Déclin Spirituel

C’est un lieu commun déjà usé, que d’affirmer que l’homme moderne n’était pas préparé moralement à la jouissance des biens dont la science le comble.  Le « supplément d’âme » réclamé si souvent est de plus en plus nécessaire et de moins en moins évident. Il est difficile de dire s’il y a régression morale ou stagnation, ou même progrès. Cela dépend du point de référence, si l’on observe les élites ou au contraire si l’on s’en rapporte au niveau des masses, et surtout à l’histoire contemporaine si chargée d’horreurs. Quoiqu’il en soit, l’abîme s’élargit. La civilisation ne suit pas le progrès matériel. Bien plus, il semble que le progrès et les facilités qu’il offre, détourne les esprits des préoccupations spirituelles que la fragilité et les difficultés de l’existence rappelaient sans cesse à nos ancêtres. Tout cela est bien banal sans doute, mais n’en est pas moins dramatique. Comme l’a souligné Jean XXIII, le rôle de l’Eglise depuis vingt siècles est de ramener l’homme à la méditation de son destin qu’aucun changement d’ordre matériel ne peut modifier.

 

Le Déclin de l’Intelligence

Puisque nous consacrons cette chronique aux problèmes abstraits, il est un autre point, qui vient d’être soulevé par des savants et qui est à nos yeux d’égale importance. Il ne s’agit plus seulement de la vie spirituelle et de l’action morale, mais de l’intelligence tout court.

Deux récents Prix Nobel, le professeur Medawar, médecin anglais et le biologiste italien d’origine suisse, le professeur Bovet, ont soulevé la question. Medawar a écrit un livre sur la décadence intellectuelle de l’homme moderne. Plus instruit, plus informé, l’homme moderne a perdu sa force intellectuelle et surtout ressenti une diminution de qualité de cette intelligence. Les éducateurs ne le contrediront pas. Si la capacité d’assimilation des jeunes demeure égale, elle ne progresse pas d’une génération à l’autre de façon appréciable. Un changement par simple évolution d’ordre cérébral demanderait des siècles pour être observable. Par contre, la qualité de cette intelligence décline pour toutes sortes de raisons dont la dispersion de l’attention est la principale. Devant les horizons formidablement élargis en quelques années, la capacité de jugement, d’observation, de réflexion demeure d’autant plus faible qu’elle est plus sollicitée.

Le professeur Bovet n’hésite pas à affirmer en biologiste que l’intelligence de l’homme est en déclin et il s’élève contre ce mythe de la science moderne, encouragé par les Gouvernants à des fins militaires et de prestige : la conquête de l’espace, alors que l’on ignore beaucoup de ce qu’est l’homme et de ce que la science peut faire pour améliorer son activité psychologique et cérébrale, toutes les ressources disponibles vont à chercher d’atteindre la lune et les planètes où l’on sait par avance ne rien trouver d’intéressant pour l’homme lui-même.

 

Les Contradictions des Chefs d’Etat

Ce déclin de la qualité de l’intelligence n’affecte pas seulement l’humble citoyen. Il se manifeste en pleine lumière dans le comportement des dirigeants et nous rejoignons ainsi la politique internationale. Dispersés, eux aussi, ces grands hommes ou prétendus tels, en interminables palabres, en cérémonies et représentations futiles, sont manœuvrés par les événements qu’ils suivent sans presque les voir. Pour les discréditer à jamais, il suffirait de passer les disques sur lesquels on a enregistré leurs contradictions successives. Quel sottisier on collectionnerait ! La masse n’y prend pas garde. Elle a la mémoire courte ou plutôt s’intéresse à ses préoccupations  immédiates. Ceux-là qui prétendent suivre le sens de l’Histoire sont en réalité obsédés de mythes qu’ils ont assimilés dans leur jeunesse et qu’ils traduisent par de grands mots. En réalité, ils sont incapables de s’adapter à l’évolution, si difficile à suivre, d’un monde mouvant et de bonne foi ne s’aperçoivent même pas de leurs erreurs quand les faits les leur démontrent. On les croit doubles ou habiles, alors qu’ils suivent simplement le flot….

 

Le Renversement des Positions Politiques en Angleterre

Ces attitudes aboutissent parfois à des situations comiques. C’est le cas aujourd’hui en Angleterre. Le gouvernement MacMillan paraissait il y a un mois complètement désorienté. Obstinément attaché à l’idée de faire entrer son pays dans le Marché Commun, MacMillan n’était pas suivi par son propre parti et l’opinion se cherchait. Il a suffi que son adversaire politique, le chef du parti travailliste Gaitskell, au Congrès de Brighton, prit le contre-pied, et par un singulier renversement des traditions, se fit plus conservateur que les tories, en défendant le Commonwealth contre l’Europe, pour que le parti conservateur réuni à son tour à Landludons, refasse son unité et acclame son chef redevenu grand homme. Reste à savoir si les électeurs dans les prochaines élections partielles seront du même avis. Quoiqu’il en soit, il a suffi que l’opposition travailliste se prononce contre l’entrée dans le Marché Commun pour que les conservateurs, à l’unanimité, se déclarent pour. Dans une question aussi grave pour l’avenir de l’Angleterre, c’est en définitive l’esprit partisan qui aura décidé. On ignore à qui les événements donneront raison, d’abord si à Bruxelles les Anglais emporteront leur adhésion, et, si cette adhésion acquise, l’Angleterre en sera plus prospère et plus influente. Ce que personne ne saurait prédire.

En réalité, comme nous l’avons déjà dit, c’est dans l’esprit de MacMillan, le vieux mythe du blocus continental qui a joué : l’union de l’Europe continentale menace l’Angleterre. Pour y échapper, elle doit en être membre et étouffer toute tentative d’hégémonie d’une puissance du Continent. Or, rien ne ressemble moins à l’Europe de Napoléon que celle d’aujourd’hui. Mais le mythe demeure.

 

                                                                                                CRITON

Criton – 1962-10-06 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix -1962-10-06 – La Vie Internationale.

 

L’ambigüité dans les relations entre les Etats-Unis et l’U.R.S.S. que nous avons maintes fois signalée persiste : Lord Home, ministre anglais des affaires étrangères, vient de l’exprimer par ce mot : « Malgré les apparences, les rapports Est-Ouest se sont plutôt améliorés ». Les apparences en effet témoignent du contraire. A Berlin, comme à Cuba : les défis se multiplient et le ton monte. « Nous défendrons nos droits à Berlin au besoin par les armes atomiques », a dit McNamara, ministre de la défense américain. « Nous protègerons la révolution cubaine par tous les moyens » a dit Krouchtchev. Et voilà que l’on reparle d’une entrevue des deux K à New-York, et même d’invitation à Kennedy de visiter l’U.R.S.S.

 

Moscou et Pékin

Même ambiguïté dans les relations entre les deux grands du communisme, Moscou et Pékin. On a appris que les derniers consulats russes en Chine devront fermer, le départ des spécialistes russes qui travaillaient en Chine rendant leur maintien sans objet. Les échanges russo-chinois sont tombés à presque rien et le dernier traité de commerce signé entre les gouvernements se réduit à peu de chose. Aux fêtes de l’anniversaire de l’avènement du Communisme en Chine, les Russes n’ont envoyé qu’un fonctionnaire. Mais surtout à l’occasion de la visite du président de l’U.R.S.S. Brejnev au Maréchal Tito, Chou en Laï a prononcé un violent discours contre la clique titiste et les révisionnistes prêts à s’entendre avec les « impérialistes » et à briser l’unité du bloc oriental. La presse chinoise et albanaise avait auparavant multiplié les attaques contre le révisionnisme yougoslave vendu aux Américains et contre ceux qui le soutiennent.

Sans nommer Krouchtchev, tout le monde a compris. Ce qui n’a pas empêché celui-ci, à l’occasion de la fête chinoise, d’envoyer un chaleureux télégramme où il dit qu’il défendra la révolution chinoise comme la prunelle de ses yeux. On n’est pas plus confraternel. Qu’en conclure, sinon que les Russes ne veulent rompre ni avec Washington, ni avec Pékin, tout en cherchant par tous les moyens à affaiblir l’un et l’autre.

 

Un Port de Pêche Soviétique à Cuba

Entre temps, l’emprise russe sur Cuba se resserre. Ce sont les Soviets qui ont annoncé la construction près de La Havane, d’un soi-disant port de pêche qui doit servir de base dans les Caraïbes, à la flottille de bateaux espions qu’on signale partout où les Américains se livrent à des expériences spatiales ou nucléaires, et aussi aux sous-marins atomiques qu’on rencontre dans ces parages. En bonne règle, ce genre d’installation se fait sans publicité. Si Russes et Cuba nous l’on dit, c’est pour exaspérer la nervosité de l’opinion américaine et embarrasser le président.

 

L’Episode Sanglant de la Ségrégation au Mississippi

Le pauvre Kennedy n’avait pas besoin de cela. Le voici engagé dans le plus pénible épisode de la ségrégation raciale. Un étudiant noir a voulu s’inscrire à l’Université d’Oxford, au Mississippi, réservée aux blancs. Il n’en a pas fallu plus pour déclencher une émeute, mettre aux prises l’armée fédérale et les étudiants. Le sang a coulé. Ce qui nous semble un événement regrettable dans un conflit que le temps seul peut résoudre est, pour les Américains, un drame national.

Depuis la Guerre de Sécession, jamais les Américains ne s’étaient battus entre eux. D’un incident local peuvent découler d’importantes conséquences politiques. Car le Sud, même là où la ségrégation est désapprouvée, sentira comme un affront, l’intervention d’une armée, venue du Nord, dans leurs affaires.

Le Sud est par tradition démocrate, ce qui en fait, est plutôt une étiquette qu’une adhésion au parti même ; car les Démocrates du Sud sont plus conservateurs que les Républicains les moins libéraux. Mais cet apparentement compte dans la statistique électorale. Si le Sud s’allie franchement aux Républicains, la carte politique des Etats-Unis peut être changée et du même coup, les hommes au pouvoir en 1964. A Washington, on aurait pu et dû éviter une épreuve de force que personne ne souhaitait. Mais devant la montée des peuples de couleur et leur influence croissante à l’O.N.U., le gouvernement des U.S.A. ne pouvait pas paraître indulgent à un acte de ségrégation. Toute sa politique extérieure en serait ébranlée.

Les Russes peuvent liquider ou exécuter n’importe quel fonctionnaire musulman de leurs colonies asiatiques. Ils ne s’en sont pas privés ces temps-ci. Mais personne ne s’en indigne. Qu’un noir américain se voie refuser l’accès d’une école, le monde afro-asiatique se dresse. Les frères Kennedy ont pris une responsabilité qui les honore, mais qui peut leur coûter cher.

 

La Stratégie Militaire de l’U.R.S.S.

Vient de paraître à Moscou, un important ouvrage : « La stratégie militaire » sous les auspices de Sokolovski, l’ancien chef d’état-major de l’armée rouge. C’est la première fois qu’une étude de cette importance est consacrée à la tactique de guerre des Soviets. Elle rappelle exactement les travaux du grand état-major allemand depuis Clausewitz, non seulement par la forme, mais par la tactique.

Une guerre, y lit-on, serait à la fois une « guerre éclair » et une « guerre totale ». Le moyen fondamental serait l’emploi massif des fusées thermonucléaires, mettant des pays tout entiers hors de combat en détruisant les bases de leur potentiel militaire et économique et cela, non seulement à partir des rampes terrestres mais aussi des véhicules atomiques placés dans le Cosmos. Dès les premiers coups, les moyens stratégiques des adversaires les plus vulnérables seraient liquidés.

Telle est la substance du programme. Il est vraisemblable qu’il correspond aux plans établis. On ne voit d’ailleurs pas comment pour obtenir la victoire ils pourraient être différents. L’intérêt de ce texte c’est qu’il montre, si besoin en était, que l’Europe occidentale est absolument indéfendable si l’adversaire a la possibilité de frapper le premier ou si ses moyens ne sont pas détruits avant qu’il en puisse faire usage.

Ceci réduit à néant, ce que nous appelons la ligne Maginot atomique qu’on veut édifier à coût de milliards. Elle ne peut servir qu’à justifier l’agression. Le rôle d’une armée européenne, qu’elle soit à Berlin ou en France, ne peut avoir que deux rôles : le premier d’être le symbole d’une présence à laquelle on ne peut toucher sans provoquer la guerre, l’autre de contenir, au cas où la guerre éclair aurait échoué, l’assaut des forces dites conventionnelles de l’adversaire. Pour cette tâche, des bombes tactiques de petit calibre suffisent. Les autres doivent demeurer ailleurs, beaucoup plus loin.

 

La Révolution Militaire au Yémen

Un autre épisode en relation avec la guerre froide s’est ouvert au Yémen. Ce petit morceau d’Arabie qui touche au territoire britannique d’Aden était depuis longtemps l’objet de l’attention aussi bien de Nasser que des Russes et des Chinois. C’est pour le Moyen-Orient le point stratégique qui commande l’accès de la Mer Rouge où les Anglais demeurent. Il fait en quelque sorte pendant à Cuba dans les Caraïbes aux approches de Panama.

La révolution qui vient d’éclater au Yémen a l’appui et de l’Egypte et de l’U.R.S.S. qui se sont empressés de reconnaître le gouvernement formé par la junte militaire. La situation est encore obscure, mais la place d’Aden déjà menacée par les éléments troubles qui sont en place et que les Anglais ont peine à contenir serait pratiquement annulée si une force militaire adverse s’installait à proximité. Les autres positions stratégiques des Anglais au Kenya et à Zanzibar ne sont pas très éloignées et elles-mêmes entourées de peuplades hostiles.

Pas à pas, la stratégie soviétique se précise, c’est ce que les Anglo-saxons appellent la conquête par tranches de salamis. Cuba et Aden en sont de belle taille.

 

                                                                                      CRITON

Criton – 1962-09-29 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-29 – La Vie Internationale.

 

Il y a toujours, entre la situation réelle telle qu’un observateur impartial la juge et la description qu’en font les hommes d’Etat responsables, de sérieuses divergences. C’est, pour ne parler que de lui, ce que fait le président Kennedy quand il affirme que le Dollar n’a jamais été aussi solide, ou que depuis son avènement, le communisme a reculé partout, et en particulier à Cuba.

 

L’Inquiétude des Américains au Sujet de Cuba

Les Américains, à quel que parti qu’ils appartiennent, en jugent autrement et la situation à Cuba, où les renforts d’armes et de spécialistes soviétiques affluent, suscite un état d’inquiétude croissante. Au point que le Sénat, traduisant l’état d’esprit du pays, a voté à l’unanimité moins une voix qui la trouvait trop faible, une résolution enjoignant au Gouvernement de mettre fin à ce péril par tous moyens, même militaires. Le Secrétaire d’Etat Rusk, pour apaiser l’opinion, a dû s’engager à intercepter par la force toute livraison d’armes aux pays du Continent américain et à intervenir à Cuba au cas où la sécurité des Etats-Unis serait directement menacée, ce qui, d’après lui, n’est pas le cas pour le moment. Comme à Berlin, les Soviets vont pousser à l’extrême bord du précipice. Mais les Américains sont beaucoup plus sensibles à ce qui se passe à leurs portes, et leur gouvernement ne peut indéfiniment laisser faire sans réagir.

Si habitués que nous soyons à ces situations périlleuses, on sent qu’une fausse manœuvre de part ou d’autre pourrait avoir de graves conséquences, justement parce que l’opinion est alertée et ne supporterait pas un recul manifeste. Quoi qu’il en soit, Cuba est maintenant un pistolet soviétique braqué sur les Etats-Unis et le demeurera, ce qui exclut toute détente, et les affaires aussi bien que la tenue du Dollar s’en ressentent. C’est pour le moment tout ce que cherchent les Russes, inquiets du contraste entre la prospérité de l’Occident et leur situation difficile après le nouvel échec de l’agriculture dont nous parlions précédemment qui a motivé des limogeages dans la direction du Kazakhstan en particulier.

 

La Réunion du Fonds Monétaire International

La réunion du Fonds Monétaire International n’a abouti à aucune résolution, comme on le prévoyait. On peut même dire qu’elle a été plus négative qu’on ne pensait, car elle a mis en lumière que sur le plan monétaire, les égoïsmes nationaux sont aussi intraitables que sur d’autres. Les Américains veulent conserver la suprématie du Dollar dans les échanges mondiaux et ne peuvent admettre que d’autres monnaies soient mises sur le même plan. Les Anglais veulent que la Livre demeure à côté du Dollar une monnaie internationale et ne renoncent pas à convertir en or les Dollars qu’ils reçoivent. M. Mandling, le Chancelier de l’Echiquier, avait proposé un système qui eut permis à la Livre de conserver son rôle en disposant, auprès du Fonds, des réserves mises à sa disposition par les Instituts monétaires du Continent. Il a été fraîchement accueilli.

De bonnes monnaies comme le Franc suisse, la Couronne suédoise et autres, sont de trop faible surface, dit-on, pour contribuer de façon appréciable au renforcement des réserves mondiales. Quant au Franc français, sa stabilité est trop récente et son passé trop chancelant pour qu’on lui fasse confiance. On en dit plus ou moins autant de la Lire italienne et du Mark allemand. On voit que la coopération des banques d’émission, si souvent vantée, a des limites, celles de l’intérêt immédiat qui est d’éviter des brusques perturbations préjudiciables à tous, ce qui implique des concours passagers, mais rien ne sera fait pour aller au-delà, c’est-à-dire pour créer une véritable monnaie internationale définitivement au-dessus de toute discussion, ce qui serait profitable au Monde libre tout entier et accroîtrait énormément son prestige.

 

La Coopération Economique

Nous insistons sur cette question car nous estimons que c’est dans cet ordre monétaire que l’entente serait, à première vue, plus facile alors que dans d’autres domaines, celui du Marché Commun européen ou de son extension à l’Angleterre et aux pays américains. Là où de gros intérêts commerciaux sont en jeu, les nations ne cèderont jamais à cause des pressions de leur industrie et de leur agriculture. On l’a vu à Londres ces jours-ci et hier à Bruxelles, et on le verra encore demain. Quand ce n’est pas l’intérêt qui commande, c’est le prestige qui joue.

 

Kennedy et l’Aide aux Sous-Développés

Même ambiguïté, pour être poli, dans les déclarations de Kennedy au sujet de l’autre brûlante question de l’aide aux pays sous-développés. Nous pourrions, a-t-il dit, rétablir notre balance des paiements du jour au lendemain, en cessant de fournir cette aide. Il omet de dire que les trois quarts des sommes que les Etats-Unis y consacrent sont des fournitures de l’industrie américaine. Privée de ces exportations, la balance serait peut-être soulagée sur le moment, mais à plus long terme, la dépression qui s’en suivrait rendrait la situation pire. Qui plus est, il tire argument de l’assistance américaine pour demander aux autres pays de prendre une plus grande part du fardeau. Mais les Allemands, eux aussi, lient leur aide à des fournitures de leur propre industrie. Les dirigeants de l’agence d’aide pour le développement, de leur côté, suggèrent que l’aide, au lieu d’être comme actuellement surtout bilatérale, soit multilatérale, autrement dit, que les pays industriels mettent en commun les ressources qu’ils consacrent aux pays sous-développés.

Ce vœu n’a pas eu d’écho comme l’on pense. Chaque pays voulant conserver ses protégés autant à des fins politiques que commerciales. On ne voit pas, par exemple, la France remettant à un organisme collectif les 3 milliards de NF, qui vont à ses anciennes possessions d’Afrique noire. En pratique, on ne fait appel aux organismes internationaux que pour suppléer à l’insuffisance des crédits dont on dispose en faveur des pays où l’on veut conserver une position privilégiée, ce qui aboutit à des marchandages complexes et souvent difficiles, pour le Fonds Européen, par exemple.

 

L’Industrialisation des Pays Sous-Développés

Autre aspect du problème. Les pays sous-développés reçoivent des crédits pour s’industrialiser, mais lorsque ces industries sont en mesure d’exporter, comme en Inde, les pays développés se défendent par des barrières douanières et des contingentements pour éviter que leurs propres industries ne ressentent la concurrence. De même pour les matières premières dont ces pays sous-développés sont les principaux fournisseurs. Les prix ne font que baisser, ce qui annule et au-delà les avantages qu’ils retirent de l’assistance qu’ils reçoivent. On parle sans cesse de revaloriser les produits de base, de les stabiliser tout au moins, mais aucun effort sérieux n’a été fait dans ce sens, parce que les pays industriels profitent de ces bas prix, ce qui leur permet d’élever les salaires de la main-d’œuvre sans trop augmenter leur prix de revient.

 

Le Vote du Congrès Américain sur les Tarifs Douaniers

Il y a plus : le président Kennedy vient d’obtenir du Congrès le droit d’abaisser de 50%, ou même d’annuler dans certains cas, les droits de douane sur des classes entières de produits, si, de leur côté, les pays européens et l’Angleterre en font autant. On a cru voir dans ce vote favorable un succès pour la libéralisation des échanges. Mais si l’on regarde de près la liste des produits en question, on s’aperçoit que n’y figurent que ceux où les Etats-Unis y ont avantage parce que leurs prix sont concurrentiels ou même plus bas que ceux de leurs partenaires. Pour le cas où ils ne le seraient pas, on inclut une clause échappatoire où on prévoit un système de subventions aux industries en difficulté. Chacun dit vouloir le libre-échange, à condition d’en être le bénéficiaire. Le nationalisme économique ne recule pas plus que l’autre.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1962-09-22 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-09-22 – La Vie Internationale.

 

Bien que les diplomates et hommes d’Etat n’aient guère pris de vacances, la grande saison diplomatique va officiellement commencer. Session annuelle de l’O.N.U., réunion annuelle du Fonds Monétaire International, colloque des Six à Bruxelles, Assemblée Européenne de Strasbourg. Cela nous promet beaucoup de discours et de discussions. Bien que les grands problèmes à résoudre ne manquent pas, on s’accorde à ne pas attendre grand résultat de ces réunions. Ce scepticisme vient-il de ce que les événements dépassent les hommes ou bien plutôt que dans un monde plus que jamais divisé ? Les possibilités de coopération sont limitées : l’un et l’autre assurément.

 

La Conférence du Commonwealth à Londres

La confrontation des 15 ministres du Commonwealth avec MacMillan a pris fin ; elle n’a pas manqué d’intérêt ; on peut en résumer ainsi les phases : à l’ouverture, un véritable réquisitoire de la plupart des premiers ministres contre l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun auquel ils ont donné toute la publicité voulue. Puis une défense patiente et passionnée du Premier britannique en faveur de ses projets. Le rideau est ensuite tombé pour les conversations privées entre les négociateurs de Bruxelles et leurs partenaires du Commonwealth. Enfin, une certaine détente a suivi. Certains demeurant intraitables, comme les Canadiens, la plupart des autres considérant sans doute que l’obstination de MacMillan est irréductible, se sont montrés prêts à consentir pourvu qu’on tienne compte de leurs intérêts.

 

Le Lien du Commonwealth

Ce débat de Londres a révélé d’abord un aspect sentimental. Si composite et varié qu’il soit, si différents que soient les intérêts de ses membres, le Commonwealth demeure quelque chose d’un lien familial, un monde à part qui se révolte de voir la mère-patrie déserter la Communauté pour s’intégrer à une autre : l’Europe continentale, et cela était manifeste des dominions blancs, comme des noirs et des asiatiques. En second lieu, on a pu voir l’obstination bien britannique à se refuser à revenir sur une décision longuement murie malgré tous les obstacles, les oppositions intérieures et extérieures qui auraient conseillé de renoncer. MacMillan jouera sa carte jusqu’au bout même si elle le mène à l’échec et à la défaite de son parti.

 

La Véritable Raison de MacMillan

Nous croyons que MacMillan a révélé la raison ultime de sa volonté d’intégrer l’Angleterre à l’Europe quand il a dit, que si au cours de ce premier demi-siècle son pays avait fait partie de l’Europe, les tragédies de 1914 et de 1939 auraient pu être évitées. Propos bien discutable, car il semble que c’est précisément pour avoir paralysé les efforts de ses alliés continentaux que ces drames ont pu éclater. Ce qu’il a voulu dire, c’est que l’intégration de l’Angleterre à l’Europe empêchera à l’avenir les continentaux de provoquer un troisième conflit. L’alliance franco-allemande lui fait peur. La mission de l’Angleterre est de prévenir une explosion sur l’Elbe, d’empêcher un conflit auquel elle serait obligée de prendre part.

Là-dessus, MacMillan est d’accord avec Gaitskell et aussi avec Kennedy. Les Anglo-saxons n’ont confiance qu’en eux-mêmes et veulent conserver un droit de veto sur toute initiative qu’ils n’auraient pas approuvée. L’histoire ne leur a rien appris ; ils ont laissé Staline s’emparer de la moitié de l’Europe, et Krouchtchev s’installer à Cuba. Cela ne les empêche pas d’être sincèrement convaincus que le maintien de la paix doit dépendre exclusivement d’eux.

 

Les Divergences en Allemagne Fédérale

On devine déjà ce qui va se passer. Le vice-chancelier Erhard, rival et successeur éventuel d’Adenauer est allé à Washington conférer avec Kennedy. En Allemagne, le parti pro-anglais dont il est le directeur fait échec au vieux Chancelier à qui beaucoup d’Allemands font encore confiance. L’opposition française à l’entrée de l’Angleterre sera plus difficile à surmonter. Mais les Anglais sont patients et ils peuvent compter sur l’appui de la plupart des grandes organisations industrielles allemandes et anglaises. Les futurs débats de Bruxelles seront mouvementés.

 

Que Peut-on en Penser ?

Qu’en pensez-vous vous-mêmes, nous dira-t-on ? La question est embarrassante et c’est pourquoi nous tâcherons d’y répondre. Il nous semble qu’un compromis est possible : nous dirions aux Anglais : vous souhaitez faire partie de notre communauté, fort bien. Mais vous reconnaissez que vous ne pouvez actuellement souscrire aux obligations du Traité de Rome. De notre côté, nous ne pouvons le modifier ; il nous a donné trop de peine à élaborer puis à compléter, surtout pour l’agriculture, pour le remanier en votre faveur. De plus, notre association est encore trop récente et trop fragile. Elle a bien des caps difficiles à franchir. Une intrusion aussi considérable que la vôtre dans le mécanisme risque de tout bouleverser, sinon même de tout détruire. Qu’il soit donc entendu que vous serez des nôtres quand le moment sera propice, c’est-à-dire quand de notre côté notre association aura fait ses preuves. D’ici là, de votre côté, prenez progressivement les mesures appropriées dans l’ordre économique pour que, le jour venu, il n’y ait plus d’obstacle majeur à votre admission.

C’est ce qui nous semblerait sage. Car, ou bien le Marché Commun, favorisé jusqu’ici par la conjoncture, se disloquera dans quelque tempête et le problème cessera de se poser, ou bien le succès du Marché Commun se poursuivra et s’affirmera et dans ce cas il est inévitable que l’Angleterre s’y joigne. Mais vouloir le faire maintenant nous paraît dangereux pour les Six, comme pour l’Angleterre. Surtout pour l’Angleterre, parce qu’elle devra bouleverser ses relations avec le Commonwealth et peut-être briser ce qui reste de ce lien pour des avantages économiques bien problématiques qui en tout cas ne résoudraient que très partiellement ses difficultés présentes.

 

La Réunion du F.M.I.

Les experts financiers du monde libre vont se réunir à New-York autour de M. Jocobssen, directeur du Fond Monétaire International. Lui-même et d’autres grands personnages, comme M. Marjolin, ont donné leur avis sur les perspectives du commerce international et du rôle des réserves monétaires. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la finance n’est pas une science. Jamais nous n’avons connu pareille confusion dans les thèses des économistes qui ont partout la réputation solide de différer d’avis et de se tromper souvent.

Faut-il réévaluer l’or ou le dévaluer ou encore même s’en passer ? Les réserves monétaires des grands organismes nationaux et internationaux, banques centrales, et F.M.I., sont-elles suffisantes ou non pour soutenir l’accroissement des échanges commerciaux entre nations ? On n’en sait rien. Faut-il dans ces réserves, à côté de l’or, du dollar et de la livre, inclure les autres devises fortes, comme le franc français, le franc suisse et le mark ? On n’est pas d’accord. Les Américains doivent-ils stimuler leur économie coûte que coûte, sans se préoccuper du déficit budgétaire, au risque d’aggraver la défiance à l’égard du dollar ? Marjolin dit oui. Les orthodoxes disent non. Faut-il relever les taux d’intérêt à long terme aux Etats-Unis ou maintenir l’argent bon marché ? On se le demande.

Devant ces embarras, les Sages réunis autour du F.M.I. ne prendront pas de grandes résolutions. Ils sont par profession des optimistes : tout s’arrangera, la crise du dollar est passagère. Et puis si cela ne s’arrange pas, il sera toujours temps d’aviser.

 

                                                                                                CRITON