Criton – 1962-11-24 – La Vie Internationale

ORIGINAL-Criton-1962-11-24  pdf

Le Courrier d’Aix – 1962-11-24 – La Vie Internationale.

 

Les problèmes de la politique intérieure des Etats européens viennent aujourd’hui s’ajouter aux complications de l’extérieur. La crise en Allemagne fédérale, les élections françaises auront des incidences sur le développement des relations internationales. L’évolution s’accélère de tous côtés. Il n’est pas exagéré de dire que toutes les questions qui se posaient il y a moins d’un mois sont à réviser.

 

L’Affaire du « Spiegel »

Nous n’avons pas parlé jusqu’ici de l’affaire du « Spiegel ». Des affaires de ce genre, tous les pays en connaissent qui passionnent l’opinion et d’ordinaire s’oublient vite. Les Anglais eux-mêmes, ont la leur avec le cas d’espionnage Vassal Galbraith qui secoue leur vie politique. Les poursuites engagées contre l’hebdomadaire allemand vont plus loin, car elles mettent en cause non seulement le parti et les hommes au pouvoir, mais l’avenir de la démocratie allemande et son orientation internationale.

Il est très difficile de juger objectivement d’une affaire intérieure dont les dessous sont toujours mystérieux, surtout lorsqu’elle touche un pays étranger. Il nous est arrivé de lire de temps à autre le « Spiegel » avant qu’elle n’éclate. C’était un des hebdomadaires à scandales, comme il en existe partout, où des campagnes sournoises visent un homme politique et qui sont au service de puissances anonymes. Comme l’opinion est friande de ce genre de campagnes, ces publications, comme l’a dit le Chancelier Adenauer au Bundestag, font de l’argent même avec la trahison ; car c’est en principe de divulgations de secrets militaires qu’on accuse les rédacteurs du « Spiegel ». En réalité, c’est le ministre de la défense, Strauss qui est visé et derrière lui le Chancelier lui-même. Strauss s’est vengé de l’hebdomadaire en faisant arrêter directeur et rédacteurs dans des conditions d’une légalité douteuse. On en a fait en Allemagne et au-dehors, une question de liberté de la presse, ce qui est pour le moins excessif. Il s’agit d’une lutte politique cherchant à ruiner la carrière d’un homme ambitieux qui visait la Chancellerie. La succession d’Adenauer est en effet ouverte et le vice-chancelier Erhard normalement devait prendre sa place, mais il a perdu peu à peu ses chances devant l’hostilité du vieux Chancelier. C’est aujourd’hui le ministre des affaires étrangères Schroeder qui n’est pas étranger aux manœuvres contre Strauss, qui paraît favori.

Mais il y a au fond de cette lutte de personnes et de parti – le libéral contre les Démocrates chrétiens – une question de politique étrangère : l’alliance franco-allemande. Le voyage de De Gaulle en Allemagne a divisé les politiciens allemands. Strauss était favorable à l’armement atomique européen indépendant de celui des anglo-saxons et par conséquent à une puissance militaire continentale franco-allemande. Le Chancelier Adenauer, quoique plus prudent, avait une faiblesse pour l’axe Paris-Bonn. Il n’était pas plus favorable que son partenaire français à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, surtout à l’ingérence anglaise dans une union politique des deux grands du continent. Par contre, les libéraux et les Sociaux-démocrates, sont hostiles à cet isolement de l’Allemagne dans le tête-à-tête franco-allemand et tiennent avant tout à l’entente étroite avec les Etats-Unis et à l’Alliance atlantique. Les milieux d’affaires, de leur côté, sont hostiles à un Marché Commun fermé sans participation anglaise.

Enfin, les uns et les autres se méfient de la politique française et ne veulent pas être dupes de ses desseins. Ils sont néanmoins embarrassés, car ils sentent bien que ce qui est en jeu, c’est la coopération européenne tout entière et le Marché Commun lui-même que Paris n’hésiterait pas à bloquer s’il n’évoluait pas selon ses désirs. Il semble bien que la tendance atlantique l’emportera en Allemagne et que l’épisode Strauss-Spiegel est le tournant qui l’y mène. Le futur Chancelier sera plus attentif aux directives de Londres et de Washington que le vieil Adenauer dont l’ère touche à sa fin, et avec lui le mythe de l’alliance continentale.

 

Les Elections Françaises

Le résultat des élections en France a surpris et impressionné les observateurs étrangers. Elles sont largement commentées en Angleterre et aux Etats-Unis. On ne s’y trompe pas ; c’est la fin, ou à tout le moins l’éclipse, de la démocratie parlementaire en France. On ne la croyait pas aussi discréditée dans l’opinion. L’événement s’insère d’ailleurs dans un courant plus vaste.

Au milieu de l’âpre lutte que se livrent les Nations, avec l’exaspération des nationalismes des jeunes Etats, la formule des partis multiples et les conflits intérieurs qu’ils provoquent, sont un élément de faiblesse ; même en Angleterre et aux Etats-Unis, où les rivalités de partis sont retenues par une certaine discipline, le pouvoir est cependant gêné aussi bien dans son action extérieure que dans la poursuite du développement économique. En Italie et en Allemagne, la démocratie parlementaire fonctionne mal et l’autorité du pouvoir est sans cesse remise en question. La démocratie cherche une issue, ou plutôt une formule, entre la paralysie et la dictature. Cette formule est encore à trouver.

 

La Démocratie Corporative

Un journaliste suisse de la Radio alémanique avait récemment interrogé un certain nombre de Parisiens pris au hasard, sur la question ; la réponse était intéressante. Tous étaient hostiles à la démocratie parlementaire, au régime des partis et des députés, qui disent-ils ne servent à rien. Leur préférence allait à un pouvoir tempéré par une assemblée corporative où seraient représentés toutes les professions et groupements d’intérêts nationaux, formule voisine de celle esquissée par le régime de Vichy pendant l’occupation. On n’en est pas là, il s’en faut.

On comprend aisément ce qui trouble les observateurs et les hommes politiques anglo-américains. Les relations avec la France déjà difficiles le seront davantage. Les négociations de Bruxelles relatives à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun  parvenues au stade critique risquent d’échouer définitivement surtout depuis que les divergences entre les Six eux-mêmes réapparaissent plus vives qu’auparavant, particulièrement en ce qui touche à la politique agricole. La coopération atlantique dans le domaine du commerce international qu’espéraient Londres et Washington et la plupart des membres de la petite zone de libre-échange se heurtera à l’obstruction française et l’unité européenne ne pourra sans doute pas franchir l’étape douanière à demi-réalisée pour s’étendre aux questions économiques et politiques. Cela est d’autant plus à redouter, que la menace venue de l’Est qui servait de lien entre les Occidentaux et de stimulant à la coopération s’est beaucoup atténuée depuis les événements de Cuba, la retraite soviétique et le conflit de plus en plus manifeste entre Moscou et Pékin.

 

                                                                                                CRITON