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Le Courrier d’Aix – 1962-10-27 – La Vie Internationale.
La marée change de sens, pour parler comme Churchill. Après quinze ans d’atermoiements et de négociations stériles, les Etats-Unis prennent le risque d’un conflit. La décision est brusque. Il faut bien en comprendre la raison : jusqu’au dimanche 21 octobre, les Américains n’avaient pas la certitude que des rampes de lancement de fusées à moyenne portée, c’est-à-dire offensives, étaient installées à Cuba ; Gromyko interrogé l’avait nié ; Krouchtchev également. Or, ce jour même, des documents photographiques ont prouvé qu’ils mentaient, on s’en doutait, mais la preuve manquait. C’est là le fait capital : en effet, lancées depuis l’U.R.S.S., les missiles mettent 30 minutes à atteindre leur objectif. Quinze suffisent pour tenter de les intercepter. Lancées depuis Cuba, il est impossible de les atteindre. Une attaque surprise dans ces conditions laisserait les Etats-Unis sans défense. Voilà l’élément déterminant d’une crise qui, depuis le 18 septembre dernier, se dessinait.
Le Tournant de Septembre
Jusque là, en effet, les Etats-Unis croyaient possible un modus vivendi ; l’ancien ambassadeur à Moscou, Thomson, s’en disait convaincu. En Asie du Sud-Est, en Indonésie, au Laos, en Inde, la politique des U.S.A. et de l’U.R.S.S. ne s’étaient pas opposées, au contraire. Sur les questions brûlantes Berlin et Cuba, les Soviets avançaient avec précaution et renvoyaient les échéances fixées. Il y a un peu plus d’un mois, le tableau a changé. Krouchtchev comme nous l’avons vu, a pris Cuba en charge et annoncé que le règlement de Berlin ne pouvait plus être différé. C’est le 18 septembre que Krouchtchev fit part de ses intentions au député belge Scheyven. On demanda à celui-ci de taire les termes de l’interview, en accord, semble-t-il, avec Washington. On vient seulement de les publier. En substance, Krouchtchev avait décidé, si les Américains se refusaient à céder sur le statut de Berlin, de porter l’affaire devant les Nations-Unies, après les élections du 6 novembre. Il y présenterait son projet de traité avec l’Allemagne de l’Est.
Le Traité de Paix avec Pankow
Les points essentiels seraient : 1° reconnaissance définitive des deux Etats allemands ; 2° Mise sous commandement des Nations Unies de contingents symboliques américains, anglais et français dans la ville déclarée « ville libre » ; 3° Adjonction d’un contingent russe pour « garantir cette liberté et le libre accès à la ville ».
Ce qui signifie que Berlin-Ouest serait coupée de ses liens avec l’Allemagne fédérale ; tombant rapidement en décadence et sans doute vidée peu à peu de ses habitants, elle s’acheminerait vers l’ultime étape, l’incorporation dans la République de Pankow. Ces propositions ne présentaient rien de bien nouveau, mais Krouchtchev avait ajouté qu’en cas de refus des Etats-Unis, un conflit nucléaire était possible, dont ils porteraient la responsabilité.
C’est la première fois que la menace était ouvertement formulée. Ces déclarations furent confirmées à la suite de l’entrevue qu’eut à Moscou avec Krouchtchev le nouvel ambassadeur américain Kohler. C’est alors que le président Kennedy fit savoir qu’il défendrait les positions occidentales à Berlin, avec les armes nucléaires, au besoin.
Les Raisons d’Ordre Intérieur
Défis verbaux, disait-on ; personne ne croyait qu’on en viendrait là. Les Anglais pensaient que ces prises de position l’étaient à des fins de politique intérieure ; le président Kennedy, pour soutenir son parti aux prochaines élections, les Russes pour détourner l’attention de leurs échecs particulièrement des déconvenues de la dernière récolte. Les apparences leur donnaient raison.
Mais si pour Berlin, l’opinion américaine se montrait patiente, la présence militaire des Soviets à Cuba faisait monter la fièvre. Des sondages avaient récemment révélé qu’une majorité de citoyens exigeait que l’abcès fut vidé, coûte que coûte. Un quart allait jusqu’à demander une expédition militaire ; un plus grand nombre préconisait le blocus. A la veille d’élections, le président Kennedy ne pouvait, sans risquer la défaite de son parti, se montrer faible ou hésitant. De leur côté, les chefs militaires affirmaient qu’on ne pouvait plus attendre et le 22 octobre, Kennedy fit à la nation le discours que l’on sait.
Le blocus de Cuba est effectif. A l’heure où nous écrivons, on attend la rencontre des cargos russes et des patrouilleurs américains. La situation a donc pris un tour aigu sur la gravité de laquelle on s’accorde. Pour l’avenir, la réponse est simple : ou bien Krouchtchev, contre tout bon sens, a décidé de sauter le pas, et les Etats-Unis ne pouvant reculer le conflit suivra son cours ; ou bien, ce qui paraît probable sinon certain, Krouchtchev sait qu’il demeure maître de la situation quel que soit le degré de tension qu’atteindra la crise. Au moment le plus critique, il pourra toujours l’arrêter et s’en attribuer le mérite. Il n’a pas comme Kennedy d’opinion à ménager ; le recul tactique figure dans les instructions de Lénine lorsqu’il y a péril à aller plus loin.
C’est dans cette conviction que les Américains estiment enfin le moment venu de passer à l’offensive. Ils en ont mesuré les risques qui sont grands, mais pas tels qu’il faille céder encore, ce qui, comme l’expérience l’a prouvé, ne sert de rien. De plus, Kennedy a reçu l’appui formel de tous les membres de l’organisation des Etats américains. Ce succès lui assure une autorité morale considérable.
Les mobiles soviétiques
Il n’est pas difficile de déceler les raisons qui ont déterminé Krouchtchev à abandonner la ligne de coexistence pacifique sur laquelle il s’était engagé. Cette politique reposait sur l’idée exprimée par le XXII° Congrès du parti, que l’U.R.S.S. rattraperait un jour l’Amérique. Ce slogan a disparu des résolutions de cette année. Le public n’y croit plus. On n’ose plus le répéter. On a dû augmenter le prix des denrées alimentaires ; un mois après la récolte on fait déjà la queue pour se procurer des pommes de terre ; l’industrie, faute de capitaux dévorés par la course aux armements et à l’espace, ralentit son rythme d’expansion. Celui de l’Occident s’est accéléré et on a remarqué qu’au cours des discussions de Moscou sur le Marché Commun, les économistes communistes ont dû le reconnaître. Et puis il y a le schisme albanais et chinois ; l’influence de la doctrine sur le tiers monde est en recul marqué. On l’a vu au Festival de la Jeunesse d’Helsinki. L’aide aux sous-développés est maigre, les satellites sont mécontents. Les masses soviétiques récriminent. Des révoltes sanglantes ont même éclaté en Ukraine.
Il faut donc, par tous les moyens paralyser cet essor de l’Occident. En portant la tension au paroxysme, on jettera le trouble dans les affaires. Ce sont les Etats-Unis qui sont le plus vulnérable. Leur économie stagne ; le chômage persiste et surtout le dollar reste discuté. Une crise internationale aigüe peut le faire sombrer. En décourageant les initiatives, on précipitera le tassement déjà sensible de l’expansion européenne et comme en définitive on ne risque que ce que l’on veut bien, il y a tout à gagner en provoquant la panique.
Les Raisons de Rester Calme
Nous pensons que ce serait faire le jeu de Krouchtchev que de s’y abandonner. Il faut demeurer persuadé que la lutte entre les deux mondes est sans merci. La réaction américaine d’aujourd’hui était tôt ou tard inévitable. Elle doit être salutaire. Il n’y a pas de fou au Kremlin et ces hommes rusés et astucieux tiennent à leur pouvoir. Et surtout il y a la Chine qui les guette et qui les dévorerait s’ils étaient affaiblis.
Le Conflit Sino-Indien
La Chine qui maintenant fait délibérément la guerre à Nehru ; Nehru qui prétendait bien connaitre les gens de Pékin et croyait au neutralisme et à la coexistence pacifique. Le conflit sur les hauteurs himalayennes demeurera limité, mais la menace chinoise persistera. Malgré la famine et l’épuisement des masses, la Chine rouge a encore assez de soldats pour bousculer les faibles défenses indiennes. Ce conflit a son côté positif ; il éclairera si besoin en était, les pays du tiers monde sur le pacifisme des communistes. Quant à Nehru et à son ministre de la guerre, Krichna Menon, la leçon qui leur est infligée est méritée. Quand il s’est agi de ravir aux Portugais ces enclaves minuscules de Goa et annexes, ils n’ont pas hésité à employer la force. En quoi cette présence paisible, comme celle de Pondichéry, dans un coin d’un immense empire, gênait-elle la souveraineté de l’Inde ? Elle apportait au contraire un élément précieux de civilisation chrétienne qui s’était harmonisé depuis des siècles sans heurt avec les traditions hindoues. L’agression chinoise vient comme le châtiment de ce reniement de la non-violence prêchée par Gandhi. Tant pis.
CRITON