Criton – 1962-11-03 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-11-03 – La Vie Internationale

 

La marée a bien changé de sens et plus vite qu’on ne pensait. Devant la détermination américaine, les Soviets ont capitulé. On n’en est pas encore revenu, tant l’événement a été soudain. On a peine à s’expliquer, en effet, comment un politique aussi avisé que Krouchtchev a pu commettre une telle erreur et la reconnaître aussi complètement. On dit communément qu’il ne croyait pas les Américains capables de risquer un conflit nucléaire ; il l’avait dit à l’un d’entre eux. La légende du « tigre de papier » propagée par les Chinois après l’échec des Etats-Unis en Corée, était-elle réellement acquise en U.R.S.S. ? Les Russes ignoraient-ils l’état d’esprit de l’opinion américaine sensibilisée au plus haut point par la menace toute proche à Cuba ? Ils ont trop d’informateurs sur place pour cela. A notre sens, l’explication est à la fois simple et plus complexe.

 

Le Jeu d’Echecs

Simple d’abord le coup sur l’échiquier : les Etats-Unis sont en pleine campagne électorale. Pendant cette période, leur politique ne peut être que prudente. Le moment est donc excellent pour avancer les pions. L’objectif soviétique n’est pas Cuba, mais Berlin. En édifiant en toute hâte les rampes de fusées à Cuba, on aura le 7 novembre une position déterminante pour un échange : nous démantèlerons ces installations qui vous effraient, si vous acceptez nos conditions à Berlin et de votre côté, vous renoncez à vos bases en Turquie et à Guantanamo. Les armes nucléaires pointées sur la Floride depuis l’île de Castro sont prêtes ; à vous de décider.

La manœuvre était hardie et tentante. Son succès aurait été d’une immense portée. D’un coup, le prestige soviétique subjuguait le Tiers Monde et démoralisait l’Occident. Mais l’échec aussi pouvait être catastrophique et il l’est effectivement. Les Américains sauront-ils l’exploiter à fond ? C’est là que subsiste un doute.

 

La Confusion à Moscou

Ce qui est plus complexe, c’est d’expliquer la confusion, les fausses manœuvres, enfin la capitulation soudaine, qui, en trois jours, ont surpris le monde. La lecture des journaux russes de ces journées montre qu’il n’y a eu aucune liaison entre les rédacteurs et le Kremlin. Les « Izvestia » se déchaînaient contre les agresseurs américains. Les caricatures montraient un Castro l’arme au poing repoussant l’envahisseur, et un commentateur ridiculisait toute idée d’échange entre Cuba et les bases américaines en Turquie au moment où Krouchtchev le proposait. Celui-ci dût être averti par Kennedy lui-même que, si les bases de Cuba n’étaient pas démantelées, l’invasion de l’île serait immédiate. Et Krouchtchev pris de court, céda et qui mieux est, en informa aussitôt par radio son propre peuple. Celui-ci, qui ne s’étonne pas des mystères et des contradictions de ses maîtres, n’en a pas été déconcerté ; au contraire, il s’en réjouit alors que la veille il voyait les démonstrateurs en cortège à Moscou crier devant l’ambassade américaine « bas les mains à Cuba ».

Le sentiment populaire a dû jouer son rôle dans l’affaire, car Krouchtchev le sent et s’en sert. La peur de la guerre est plus vive en U.R.S.S. qu’ailleurs, à cause des souvenirs qu’elle a laissés et personne ne se souciait de mourir pour Cuba ; d’autant que les gens de couleur, c’est–à-dire tous ceux qui ne sont pas comme eux, ne sont guère populaires chez les Soviétiques.

 

La Déclaration de Krouchtchev

Mais le véritable mystère n’est pas là. Il faut lire la déclaration de Krouchtchev à Kennedy ; l’homme hier menaçant se fait humble : « J’exprime ma satisfaction et ma reconnaissance devant votre compréhension de la responsabilité que vous portez pour le maintien de la paix. J’éprouve respect et confiance à l’égard de votre déclaration selon laquelle il n’y aura pas d’attaque contre Cuba. Nous sommes prêts à nous mettre d’accord pour constater la réalité du démantèlement que j’ai ordonné, etc… »

On ne voit pas Staline s’exprimer en ces termes pour s’excuser d’une bévue. Il aurait manœuvré dans le secret. Mais Krouchtchev est russe et Staline ne l’était pas. On se souvient peut-être avec quelle platitude Krouchtchev s’était incliné devant Tito lors de leur première entrevue, quand il avait cherché à le ramener au bercail du bloc oriental. C’est là que nous découvrons le secret de l’âme russe que les grands romanciers du XIX° siècle ont si bien décrite. Menteurs, arrogants s’ils sentent l’adversaire à leur merci ; humbles et même repentants s’ils le voient résolu. C’est ce sentiment qui est pour nous insaisissable ; l’erreur reconnue crée un état de culpabilité dont il faut absolument se décharger en se confessant publiquement.

Cela d’ailleurs n’exclut pas la ruse qui reparaît sitôt après l’aveu et le repentir. Dans la lettre de Krouchtchev il y a l’idée de sauver Castro de la défaite et de demeurer à Cuba pour s’en servir quand le temps sera redevenu propice. Il y a aussi l’espoir en flattant Kennedy d’endormir sa méfiance et de l’embrouiller à nouveau dans des négociations sans issue. Il faudra plus de courage et de détermination à Kennedy pour achever son succès que pour avoir réussi le premier pas.

 

Le Sort de Castro

La pierre de touche de ce retour en force, sera le sort de Castro. Les Américains s’interdisent de l’attaquer de front et ils ont raison. Ils en feraient un martyr de « l’impérialisme yankee » alors qu’il ne s’agit que d’un vulgaire pistolero sans conviction ni idées, dont l’unique ambition est d’occuper la scène et d’entendre son nom répété par les échos. Démocrate hier, communiste aujourd’hui, neutraliste demain, comme Tito l’y invite, peu importe, le thème pour haranguer la foule est toujours bon. Il était si peu sûr de son sort, qu’on rapporte de bonne source que ces temps-ci, ses proches et ses acolytes déposaient leurs fortunes dans les banques européennes. Mais Castro tient en main une force explosive, comme Lumumba naguère au Congo. Il est l’idole et le modèle de tous les pistoleros d’Amérique latine, (de ceux qui, par exemple, font la guerre au président Bétancourt et ont fait sauter ces jours-ci des installations pétrolières au Vénézuela). Ce n’est que lorsqu’il aura disparu de la scène que les Etats-Unis pourront se sentir délivrés du cauchemar cubain.

 

La Guerre Sino-Indienne

Ce grand événement nous oblige à négliger l’autre : l’infiltration chinoise en Inde. On pourrait aussi faire des remarques sur l’âme hindoue telle que la personnifie Nehru. « Nous devons reconnaître, a-t-il dit à son peuple, que nous avons vécu en dehors des réalités ». Ici la candeur et le calcul se mêlent de façon peu intelligible pour nous. Nationaliste et pacifiste, et plus profondément anglicisé qu’il ne l’avoue, Nehru avait, en effet, le sentiment que son idéalisme avait assez de force pour conjurer le malheur et que sa personne conférait à son peuple une sorte d’inviolabilité. Le voilà éveillé à la réalité.

La tactique chinoise est encore à sa première ébauche ; regardons la carte, ce que semble-t-il les commentateurs négligent habituellement : nous voyons à l’Est de la péninsule indienne un large pan de territoires qui va de l’Himalaya oriental jusqu’aux approches du Golfe du Bengale et qui ne sont séparés de celui-ci que par un court morceau de Birmanie, la vallée du fleuve Kaladan, 250 kilomètres environ. Ce morceau de l’Inde est séparé de la péninsule par le Pakistan oriental et ne communique avec elle que par un étroit couloir entre ce dernier pays et le Népal. De plus, ces régions sont habitées de tribus qui n’ont que peu d’affinités avec l’Inde et lui sont hostiles. On voit en regardant la carte combien la défense de ces territoires est difficile pour l’Inde et ce que convoitent les Chinois : l’accès à l’Océan Indien. Toute la péninsule Indo-chinoise serait tournée.

Nehru devra-t-il abandonner son neutralisme pour faire face ? Il demande des armes à l’Angleterre et aux Etats-Unis. Les Russes n’osent pas leur en fournir. Si le neutralisme perd sa tête et son inspirateur, les autres, qui se taisent, pourraient bien suivre un jour.

CRITON