Criton – 1962-11-10 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-11-10 – La Vie Internationale.

 

Un événement aussi éclatant que le démantèlement des fusées soviétiques à Cuba ne va pas sans remous, au Kremlin en particulier. Les relations Est-Ouest ne seront plus ce qu’elles ont été depuis la guerre, à condition toutefois que Krouchtchev demeure. Que d’âpres controverses se déroulent entre les murs du mystérieux palais, cela se devine. Mais comme toujours, les hypothèses sont gratuites.

Le fait que Krouchtchev a fait intervenir pour sa défense, dans les colonnes de la « Pravda », le vieux maréchal Vorochilov, hier condamné avec Molotov et consorts, prouve que le maître de la politique russe affronte de sérieuses critiques. Est-ce parce qu’il a fait une fausse manœuvre ou bien, comme on le dit généralement, parce qu’il a dévié de la ligne dure en face de l’Occident ? Mais comme il a une grande maîtrise des intrigues de palais, comme on ne lui connaît pas d’adversaire de sa taille et que, dans la mesure où elle compte, l’opinion des masses approuve toute politique de paix, la chute de Krouchtchev ne paraît pas probable, sous toutes réserves, bien entendu.

Au reste, la politique russe, comme toute autre, reste commandée par l’évolution des choses. L’impérialisme chinois est là, qui grandit et déborde ses frontières. La Russie avec ses nombreuses nationalités hétérogènes n’est pas assez solide pour affronter à la fois le monde libre et les masses chinoises en marche. La paix avec l’Occident, par-delà les polémiques verbales, s’impose à tout dirigent de l’U.R.S.S. quel qu’il soit. Après avoir si longtemps mis ses lecteurs en garde contre les dissensions sino-russes, Walter Lippmann est obligé aujourd’hui d’en reconnaître les profondes répercussions.

 

La Liquidation de l’Affaire de Cuba

L’affaire de Cuba n’est pas réglée, malgré le désir évident des Américains et des Russes de la liquider au plus tôt. Pour l’heure, Castro regimbe ; il est dans son rôle et ne risque rien. Les Russes ne peuvent l’abandonner à son sort, il a l’appui chinois ce qui matériellement ne vaut guère, mais moralement le soutient. Il ne pourra être abattu ni du dehors, ni par un soulèvement populaire, mais seulement par l’un de ses proches quand son prestige à l’intérieur aura suffisamment décliné. Pour cela, les Américains devront attendre ; le moment critique étant passé, ils le peuvent.

 

L’Isolement de l’Europe

Cette crise cubaine qui fera date, a permis de préciser la tendance persistante de la politique internationale. La question concernait le monde libre en son ensemble et, s’il y avait eu guerre, l’Europe aurait été visée en même temps que les Etats-Unis, peut-être même avant. Or le conflit s’est joué exclusivement entre l’U.R.S.S., les U.S.A. et l’O.N.U. Les Européens, pas même les Anglais, n’ont été consultés. Sans doute, Kennedy a-t-il multiplié les politesses à l’égard de ses partenaires, mais il s’est borné à leur faire part des faits accomplis. En outre, c’est M. Thant et l’O.N.U. puis encore la Croix-Rouge Internationale qui ont pris l’affaire en mains, sans doute pour la forme, puisque les deux antagonistes étaient d’accord. Néanmoins, il est instructif de voir que Krouchtchev, qui jusqu’ici cherchait à paralyser l’O.N.U. avec son projet de troïka, s’est empressé d’inviter M. Thant à servir de médiateur.

Ces faits méritent réflexion : les pays du continent européen, hier puissances mondiales, n’ayant plus d’empire ne sont plus considérés que comme des Etats à intérêts limités. Même l’Angleterre, qui a conservé quelques points d’appui de par le monde, sent très vivement qu’elle a perdu le droit à la parole dans les litiges planétaires. C’est une des raisons, la principale sans doute, pour laquelle elle se résigne à se faire européenne, si on le lui permet.

Seule une Europe, sinon unie, c’est trop demandé, mais formant un bloc cohérent, peut retrouver une influence. L’Europe des Etats ou des patries, comme l’on veut, c’est l’Europe des Balkans, soumise aux vicissitudes des Grands qui sont deux et peuvent plus tard être trois. D’autre part, le dédain de l’assemblée internationale du « machin » a sans doute ses raisons, mais tourne exactement le dos à la tendance actuelle. L’O.N.U. sera présente partout où il se passera quelque chose. Il faudra soi-même y être, ne fut-ce que pour s’opposer à ses excès de zèle.

 

La Guerre Sino-Indienne

Cela dit, la guerre sino-indienne est bien une guerre et donne beaucoup de soucis aux Russes. Ils ne peuvent ni désavouer la Chine dont l’agression est patente, ce qui dessert manifestement la cause du communisme surtout depuis que Nasser lui-même envoie des armes à Nehru. Ils ne peuvent davantage soutenir les Chinois qui leur tirent dans le dos à Cuba. Ils cherchent à s’en tirer en demandant un « cessez le feu » pour prouver leur souci de la paix. Mais cela n’aurait de sens que si les Chinois se retiraient sur leurs bases de départ, ce qui est invraisemblable. Il serait intéressant de voir quelle serait la réaction de Moscou, si Tchang Kaï Chek débarquait en Chine continentale. L’hypothèse est pour le moment inimaginable, mais un jour peut-être pourrait l’être moins.

 

L’Algérie, un Cuba en puissance

Il est un autre point du monde où une autre affaire de Cuba pourrait bien surgir, c’est l’Algérie : la dictature de Ben Bella est en fait une dictature militaire. Les Russes, les Chinois, la fournissent en armes, Nasser vient de lui offrir une flotte tout juste pour promener le pavillon vert sur la Méditerranée, mais symbolique quand même. Ben Bella est allé embrasser Castro et a dit combien il comptait s’inspirer de son exemple. Il a dit aussi son intention de fournir des volontaires aux révoltés d’Angola et a déjà envoyé des saboteurs en Afrique du Sud. Quant aux accords d’Evian, ils passeront en proverbe.

Tout cela inquiète les Américains à juste titre, quoiqu’ils y aient leur part de responsabilité. Si l’affaire de Cuba n’avait pas mal tourné pour les Russes, il est presque certain qu’ils auraient prochainement offert à Ben Bella d’installer des rampes de fusées quelque part entre la Tunisie et le Maroc. Il y a longtemps d’ailleurs que les gens avertis voyaient venir le péril. Pour le moment, les Etats-Unis ont renoncé à fournir des dollars au dictateur algérien. Peut-être cette dictature Ben Bella est-elle fragile et l’anarchie qui est, si l’on peut dire, dans l’ordre des choses là-bas, la réduira un jour à l’impuissance. Quoi qu’il en soit, ceux qui se flattent de voir la question d’outre-Méditerranée définitivement réglée pourraient bien être un fois de plus trompés.

Pendant ce temps, l’autre affaire sérieuse, celle du Yémen, suit son cours. Appuyé par l’armée égyptienne, le général Sallal cherche à installer son pouvoir et il était clair, dès le début, qu’il y parviendrait malgré la résistance de l’émir El Badr, renforcée par les troupes des deux rois Seoud d’Arabie et Hussein de Jordanie. Les Anglais ont fait ce qu’ils ont pu par intervention indirecte pour s’opposer au nouveau régime, sans illusion d’ailleurs. Le problème qui se pose à présent pour Londres et aussi pour les Etats-Unis, c’est d’empêcher une collusion Egypto-Yéménite de porter la guerre en Arabie Séoudite pour renverser Séoud. Nasser n’a pas renoncé à s’emparer des gisements pétroliers du Moyen-Orient. Les Anglais l’ont prévenu qu’ils s’y opposeraient. On verra.

 

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