Criton – 1955-03-19 – Polémiques Parlementaires

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Le Courrier d’Aix – 1955-03-19 – La Vie Internationale.

 

Polémiques Parlementaires

 

Le Débat de la Chambre des Communes

Les paroles de M. Attlee, leader travailliste et ancien Premier Ministre anglais, à la Chambre des Communes ont soulevé en France une certaine émotion. Il est regrettable, en effet, qu’un homme responsable puisse dire que la France ne peut plus « prétendre à jouer dans ce monde le rôle de grande puissance », et que l’on n’a pas à attendre pour négocier avec les Russes sur la bombe H que les parlementaires français aient surmonté leurs hésitations à ratifier les Accords de Paris.

Nous étions habitués de longue date à l’hostilité des Travaillistes anglais depuis les incartades de M. Snowden. On pourrait rappeler à M. Attlee que les brillantes qualités dont il a fait preuve comme Premier Ministre justifient au contraire les réflexions prolongées d’un parlement sur des traités qui donnent en fait à l’Angleterre le rôle d’arbitre dans la nouvelle union de l’Europe Occidentale. L’intention de M. Churchill d’asseoir comme cinquième grand l’Allemagne de Bonn dans les Conseils de l’Alliance Atlantique au même titre que la France, justifierait aussi une certaine réserve. Dans la lettre de Churchill à Mendès-France, dont le ton était un peu comminatoire, on peut se demander si, dans leur hâte de réarmer l’Allemagne, les Anglais ne desservent pas leur cause.

 

Les Chances d’une Conférence Anglo-Soviétique

La manière dont M. Attlee a réclamé, dans le même discours, une conversation immédiate avec Boulganine, si elle est autre chose qu’une manœuvre démagogique, montre aussi la perspicacité politique du leader travailliste, Il faudrait, en effet prendre les Russes pour des naïfs – et Molotov en particulier – pour espérer les convaincre de renoncer à l’épouvantail de la bombe H qui sert si bien leur politique. Les journaux et la radio russes  ne cessent de parler des progrès extraordinaires de leur équipement nucléaire tant militaire que civil, et des risques de destruction totale que ces engins sont capables de faire courir aux « impérialistes ». Bluff sans doute, mais qui prend.

Cette menace qui se développe avec le temps est le meilleur moyen d’agir sur les opinions publiques, libre  de s’exprimer, et de les pousser à faire pression sur les gouvernements pour les empêcher de répondre aux empiètements du communisme. Churchill, lui, ne se fait pas d’illusion et veut répondre à la menace dans la fabrication de bombes équivalentes à celles que les Russes prétendent posséder. Ce n’est pas en effet la nomination de 12 nouveaux maréchaux en U.R.S.S. qui fait bien augurer des conférences du désarmement dont entre parenthèse « La Pravda » d’hier annonçait le prochain échec.

 

L’Affaire de Yalta

Les Américains avaient projeté de publier les Minutes de Yalta, c’est-à-dire le compte-rendu des débats entre Roosevelt, Staline et Churchill, où les Occidentaux ont virtuellement abandonné l’Europe orientale et centrale aux Soviets. Churchill s’y est opposé, bien que la plupart des délibérations de l’époque soient déjà connues. Les Américains ont passé outre. Churchill craint en effet que son rôle apparaisse aussi peu flatteur que celui de Roosevelt, que l’Administration républicaine vise par cette publication.

A vrai dire, Churchill n’avait pas plus qu’aujourd’hui d’illusion sur les intentions soviétiques, mais comme Roosevelt (c’était en février 1945), il était hanté par les bombardements des V2, et poussé par une opinion publique anxieuse et épuisée, prêt à terminer la guerre au plus tôt, même au prix de concessions faite à Staline moins pressé d’aboutir. Concessions qui paraissent aujourd’hui extravagantes, mais qu’il serait injuste de juger ainsi quand le dénouement est connu.

 

L’Incident des Escorteurs Allemands

Un petit incident assez savoureux : les Allemands ont commencé à construire, comme les traités leur en donne droit, trois petits navires de 1.500 tonnes destinés à la police de la Mer du Nord. Ces escorteurs qui ne devaient pas dépasser la vitesse de 30 nœuds ont été jugés par les Anglais susceptibles d’en faire 45 et, de plus, de porter des canons lourds. Ils n’ont pas hésité à en interdire l’achèvement, puis, se ravisant, vont tout simplement  les faire achever à leurs frais et pour leur propre compte.

On voit que les Britanniques, en matière d’armes navales, ne perdent pas de vue leurs intérêts. Si nous nous montrons aussi attentifs aux armements terrestres dont l’Allemagne va disposer, on verra surgir de belles querelles.

 

Les Intrigues en Orient

Cet accès de mauvaise humeur des Anglais vient sans doute des tentatives faites par la diplomatie française en Orient, auxquelles nous faisions allusion samedi dernier.

Le projet de la Grande Syrie qui réunirait la Syrie et la Jordanie à l’Irak, aujourd’hui associé au Pakistan et à la Turquie, pacte auquel les Anglais ont manifesté l’intention de se joindre eux-mêmes, rencontre en Syrie une opposition, surtout dans les milieux militaires, qu’il sera difficile de surmonter. La France, qui conserve en Syrie, des influences, appuie cette résistance, comme en témoigne la récente interview d’un responsable Syrien dans un quotidien français. Le Liban est également hostile à un bloc qui unirait les Anglo-Saxons au Monde Arabe. L’Egypte résiste, ouvertement appuyée par l’Arabie Séoudite, si bien que la France apparaît aujourd’hui comme le soutien de l’indépendance des pays arabes ! Ce que nous voudrions bien monnayer contre certains apaisements en Afrique du Nord.

Le jeu est-il payant ? Nous en doutons. Américains et Anglais paraissent bien accordés en Orient, et Eden va se rendre prochainement à Ankara ; l’intérêt du Monde libre est évidemment que l’Islam se range dans son camp. Il ne faudrait pas donner l’impression que nous allons à l’encontre.

 

La Spéculation à Wall-Street

Nos lecteurs se souviennent peut-être du coup de frein donné en janvier à la hausse des cours de la bourse de New-York. Entre temps, la spéculation et l’épargne ont repris leurs positions et la cote s’est encore élevée. Un nouveau coup vient d’être porté à l’indice des valeurs par une enquête sénatoriale sur le rôle de la spéculation ; l’effet a été brutal et le public a pris peur. L’Administration qui pense aux élections de 1956, ne voudrait pas qu’à l’euphorie actuelle succède une dépression au moment où l’électeur se rendra aux urnes. D’où son souci de modérer la hausse. Il ne faut pas cependant inquiéter l’opinion, et les responsables sont agités de préoccupations contraires. Qui l’emportera de la sagesse ou de l’optimisme sans nuance ?

L’issue de ce débat financier n’intéresse pas que les Etats-Unis, mais le Monde libre en général et la France également. L’économie libre a donné depuis un an des preuves brillantes de sa vitalité et de ses ressources, mais un excès de confiance pourrait compromettre le succès, qui doit être continu et par là même prudent. La technique réussira-t-elle à imposer cette modération ? On est curieux de le savoir.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-03-12 – Les Ides de Mars

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Le Courrier d’Aix – 1955-03-12 – La Vie Internationale.

 

Les Ides de Mars

 

Le dernier acte de la ratification des Accords de Paris s’ouvre sous de fâcheux auspices. Il demeure sans doute probable que les votes seront finalement acquis ce mois-ci, mais il est à la fois significatif et singulier que le chancelier Adenauer ait cru bon, pour rallier une majorité au Bundestag, de ranimer autour du statut de la Sarre une polémique qu’il semblait opportun d’éviter.

 

La Sarre, Trait d’Union ou Enjeu

Il est certain que l’opinion allemande n’est pas convaincue de payer du prix de la Sarre, un réarmement qui l’indispose et dont elle ne voit pas nettement les avantages, et une souveraineté qui en tout état de cause serait acquise à plus ou moins bref délai par la faveur des Anglo-Saxons. Même l’approbation finale de traités ne tranchera pas le différend sarrois qui par l’échec de la C.E.D. restera entre la France et l’Allemagne une pomme de discorde. Il y a dans l’intervention du Chancelier quelque chose d’un défi qui met les Anglo-Saxons dans l’embarras et les Français dans un état de sourde inquiétude. Une part de responsabilité revient au précédent gouvernement qui n’a pas fixé très clairement les objectifs français. Mais le refus de considérer, même jusqu’au problématique traité de paix, le statut provisoire de la Sarre comme inattaquable, montre assez que l’Allemagne se sent assez forte pour ne pas renoncer, même momentanément, à revendiquer son unité territoriale.

 

L’Opinion du Peuple Sarrois

Le souvenir du plébiscite en 1935 demeure pour les Allemands de 1955 un précédent à observer. Les avantages évidents que le peuple sarrois retire de son inclusion dans le système économique français ne sont pas définitifs. Il y a d’un côté, l’appel sentimental de la solidarité ethnique avec l’Allemagne ; d’autre part, la satisfaction d’amour propre que la Sarre escomptait d’un statut européen avec les institutions internationales dont elle devait être le siège, satisfactions morales qui eussent peut-être été plus fortes que son attachement au Reich, ne paraissent plus réalisables pour le moment.

De plus, l’appartenance à une communauté instable économiquement, et sans autorité ni direction assurée comme le nôtre, n’inspire pas aux Sarrois une grande confiance en l’avenir. Enfin, le prestige du redressement continu de l’Allemagne qui ne tardera pas, si ce n’est déjà fait, à devenir la troisième et même la seconde puissance économique du Monde libre, joue contre la France. Si bien qu’il est aujourd’hui certain que les Sarrois, tout comme les Allemands, préfèrent ne pas engager définitivement leurs relations extérieures, et comme personne ne croit à un futur traité de paix avec la collaboration des Russes, on voudrait se réserver le droit de réviser la situation quand les circonstances auront changé.

Cet opportunisme d’une petite communauté se conçoit fort bien.

 

L’Importance Économique de l’Allemagne

Enfin, des Allemands de l’Ouest reviennent peu à peu au sentiment de leur puissance. Non plus puissance militaire, dont on ne sait pas trop ce qu’elle signifie à l’âge nucléaire, mais puissance économique et politique indispensable à l’équilibre du Monde libre. Pour la France même et pour ses dépendances, l’Allemagne de Bonn est aujourd’hui le premier client et le second fournisseur, donc un partenaire sans lequel l’équilibre déjà précaire de nos échanges serait bouleversé. Comme nous le disions la semaine passée, ces considérations n’échappent pas aux Français avertis et ont leur répercussion au Parlement. Il est probable, en définitive, que les excès de langage du chancelier Adenauer auront l’effet qu’il cherchait et pousseront plutôt le Conseil de la République à ratifier les Accords qu’à leur faire obstacle. Mais cette résignation mutuelle n’est pas de bon augure.

 

L’Épuration en Hongrie et en U.R.S.S.

Sur les autres scènes de la politique mondiale nous n’avons pas de surprises à enregistrer, au contraire. Nagy en Hongrie, qui avait repris le pouvoir à Rákosi grâce à la protection de Malenkov, a fait la chute prévue. Le voilà « déviationniste de droite » ! Certains signes font prévoir que Malenkov lui-même n’a encore franchi qu’une étape de sa disgrâce. Il pourrait, comme son confrère hongrois, passer au rôle de bouc émissaire. On nous dit que son Commissariat à l’énergie électrique, dont il a eu à peine le temps de reconnaître les bureaux, marche de plus en plus mal. Comme après la liquidation plus brutale de Beria, les créatures de Malenkov disparaissent des charges importantes et sont remplacés par les soutiens des nouveaux maîtres. Mais nous persistons à penser que le nouvel état de choses n’est pas stable. Des divisions redoutables subsistent dans l’armée, et la caste des hauts –fonctionnaires intrigue contre la caste supérieure qui règne sur le Kremlin. Nous méditons souvent sur cet invraisemblable et pourtant évident résultat de cette grande « révolution prolétarienne » qui a mis au-dessus d’un peuple moins libre et plus exploité que jamais, des castes hermétiques et inaccessibles comme l’Inde n’en connaît plus !

 

L’Affaire Segura

Ce qui se passe en Espagne mérite attention – disons l’affaire Segura -. Le vieux cardinal-archevêque de Séville, sorte d’ultra, héritier de l’Inquisition, résiste à un ordre du Vatican de se démettre. Il avait fait contre Franco obstruction à la collaboration hispano-américaine, et malgré les efforts de Mrs. Boothe Luce, ambassadrice catholique à Rome et fort écoutée par la Compagnie de Jésus, Segura avait réussi à susciter contre les U.S.A. des sentiments xénophobes qui ne sommeillent jamais longtemps en Espagne, xénophobie moins à l’égard des Américains que du protestantisme que les sujets des Etats-Unis étaient accusés d’introduire avec leurs mœurs.

Les Américains, par ailleurs un peu découragé par l’hostilité de la phalange et de l’administration, et aussi par la médiocrité de la technique espagnole, tant ouvrière que patronale, ne sont plus très pressés de faire de l’Espagne une base supplémentaire, et au besoin de rechange pour leur marine et leur aviation. D’ailleurs, les progrès extrêmement rapides des engins téléguidés, la multiplication des types et l’extension de leur portée, peuvent rendre bientôt superflues des bases nombreuses et rapprochées de l’ennemi éventuel. L’économie espagnole qui a grand besoin d’apports extérieurs, ne peut que souffrir de la négligence des Etats-Unis, et Franco déjà aux prises avec des difficultés politiques sur la question monarchique, pourrait rencontrer de divers côté des hostilités nouvelles.

 

La France et l’Orient

Réservons les complications du Proche et Moyen-Orient pour un autre jour dans l’espoir généralement déçu d’y voir plus clair. Les Anglais et les Américains mieux d’accord qu’ils ne veulent le faire paraître, ne veulent pas que la Ligue Arabe se réforme contre les pactes récemment signés entre les voisins de l’U.R.S.S., Turcs, Irakiens et Pakistanais auxquels se joindrait la Perse. La diplomatie française rentrerait, dit-on, dans le jeu avec ce qu’elle a gardé d’amitié et de prestige au Liban, et même en Syrie et, qui sait, peut-être essayerait-elle d’un rapprochement avec l’Egypte, en conflit indirect avec les Anglo-Saxons et menacée par Israël. C’est une tentation irrésistible pour des diplomates de carrière de se mouvoir dans les intrigues orientales. A défaut d’un succès tangible, souhaitons-leur de bien s’amuser.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1955-03-05 – Aux Quatre Coins du Monde

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Le Courrier d’Aix – 1955-03-05 – La Vie Internationale.

 

Aux Quatre Coins du Monde

 

Les sujets d’intérêt ne manquent pas : la ratification des Accords de Paris par le Bundestag, les suites de la Conférence de Bangkok, la nouvelle crise de la Livre, le sérieux incident Egypto-israélien, les élections japonaises et, de moindre importance, la construction de la bombe H en Angleterre, les heurts hispano-américains, les nouveaux remaniements dans les hautes sphères soviétiques. Rien de tout cela d’ailleurs ne modifie sensiblement l’aspect des relations internationales.

 

La Ratification des Accords de Paris

Adenauer a triomphé à Bonn, malgré le flot d’éloquence auquel il a eu à faire face et la petite crise ministérielle qui marque le différend entre chrétiens-démocrates et libéraux au sein de la coalition gouvernementale ;  même l’accord sur la Sarre a été voté à 60 voix de majorité alors qu’on n’en espérait que 40. La parole est au Conseil de la République qui ne pourra guère se dérober. Il serait temps de clore ce chapitre si l’on veut éviter que les relations franco-allemandes ne retournent à l’aigreur traditionnelle.

Dans certains milieux français, on semble l’avoir compris. En Allemagne on le souhaite également. Une nouvelle crise n’est plus possible. Les Russes en prendront leur parti, assure le Chancelier allemand. Il y a longtemps, sans doute, qu’ils l’ont dû prendre. Nous avons toujours pensé, compte-tenu des thèmes qu’ils fournissent à la propagande, que les Soviets n’ont jamais songé à acheter par des concessions, la renonciation au réarmement allemand qui, dans l’état présent des forces, ne les gênera guère.

 

Après la Conférence de Bangkok

On s’est plu à minimiser la portée de la Conférence de Bangkok. Elle n’a pas fourni, en effet, des communiqués spectaculaires. Une carrosserie sans moteur a-t-on dit. Il faut y voir de plus près.

La tournée entreprise après Bangkok par Foster Dulles, en Birmanie, au Laos, au Cambodge et à Saïgon n’a pas été de pure courtoisie. C’est au Laos que la pression communiste est la plus forte puisque les rouges occupent deux provinces du Nord, en dépit des Accords de Genève. C’est là que les Américains négocient un traité d’assistance économique et militaire destiné à garantir l’indépendance du petit royaume qui commande la route du Mékong vers le Sud. Les Américains ne sont pas décidés à abandonner le Sud-Est asiatique au communisme, et les Anglais, malgré les divergences de vues qui les opposent en principe aux Etats-Unis, sont en réalité d’accord. Mais il faut ménager la susceptibilité des pays du groupe de Colombo. Le Siam aurait bien voulu obtenir aussi des garanties américaines et leur offraient même des bases militaires, mais Foster Dulles préfère s’engager au point même où couve le feu.

La nouvelle stratégie américaine comporte deux plans connexes : une force tactique mobile susceptible de se porter avec le maximum de rapidité par air et par mer au point attaqué, et une puissance combinée aéronavale capable de frapper sur tous les endroits vulnérables en représailles d’une agression locale. Cette double menace donne à réfléchir aux Chinois qui paraissent d’ailleurs s’être assagis. Rien de grave ne s’est passé dans le détroit de Formose, et Pékin négocierait la libération des aviateurs américains prisonniers. Moscou sans doute n’est pas préparé à appuyer une aventure qui serait particulièrement coûteuse, la riposte américaine ne faisant guère de doute.

 

Les Conséquences pour la France

Ce qui est affligeant c’est de voir l’influence française décliner avec rapidité en Asie, alors que nous avons résisté des années durant aux offres d’appui que les Etats-Unis auraient fourni avec notre collaboration quand il était temps de redresser la situation au Vietnam.

Dans le domaine militaire, le corps expéditionnaire qui a connu la défaite est réduit à 50.000 hommes rassemblés autour de Saïgon ; dans l’ordre économique, nos exportations ne jouissent plus d’aucun avantage contre une concurrence avec laquelle on ne peut lutter. Dans l’ordre culturel seulement, espérons-nous conserver quelques positions provisoires ; le bilan ne pouvait guère être plus négatif. La politique française dans tous les domaines n’a jamais su céder à temps quelques privilèges pour garder l’essentiel. Elle a tenu jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à tout perdre. L’exemple de l’Indochine risque de n’être pas le dernier.

 

La Crise de la Livre Sterling

Nous avions été jusqu’à l’an passé, très pessimiste sur la situation économique et financière de l’Angleterre. Le « boom conservateur » qui dure depuis un an, favorisé par le redressement général des économies de l’Europe occidentale nous avait apparemment donné tort : relèvement des réserves de devises, fin des restrictions alimentaires, réouverture des marchés à terme des matières premières, augmentation de la production, plein emploi de la main-d’œuvre, perspectives de convertibilité de la Livre, ce tableau était brillant.

En réalité, cette prospérité brusquement retrouvée portait en elle-même les signes d’une rechute. Le public anglais, sevré si longtemps, s’est rué aux achats ; l’industrie, pour faire face à la demande intérieure et continuer à exporter, a eu recours au crédit pour développer son équipement et a dû importer massivement les matières premières nécessaires à cette production accrue. La balance des comptes n’a pas tardé à chavirer ; le déficit en janvier a pris des proportions alarmantes. La Livre transférable a baissé sur les marchés extérieurs, dérobant ainsi au trésor les dollars nécessaires aux importations. M. Butler a dû, malgré l’approche des élections, donner un coup de frein brutal : hausse de l’escompte de 3 à 4 1/2, restrictions au crédit bancaire et à la consommation, intervention à la banque d’Angleterre sur les marchés de Livres transférables. Le retour à une certaine austérité paraît inévitable. Les Anglais, pourtant fort experts en matière financière, nous semblent avoir commis une erreur qu’il sera difficile de réparer.

Il est à notre avis, impossible de rouvrir des marchés mondiaux de matières premières, même sous certaines restrictions, sans monnaie convertible. Tant que la Livre a paru s’orienter vers une convertibilité prochaine, le système a fonctionné d’autant mieux que le prix des marchandises montait. Cependant, nous n’étions pas seuls à penser qu’il s’agissait d’un bluff et que la Livre ne serait même pas convertible dans cinq ans, au train où vont les choses, bien entendu. Dès que les commerçants du monde se sont rendus compte des perspectives, les capitaux flottants ont fui l’Angleterre et la Livre a baissé. De nouvelles restrictions aux échanges seront inévitables. La politique de prestige veut qu’on opère à coup sûr, sinon la marche arrière est pire dans ses effets qu’un scepticisme prudent. Le Gouvernement conservateur va connaître des temps difficiles.

 

L’Incident Egypto-Israélien

Après la conclusion du Pacte Irako-Pakistanais et la désagrégation de la Ligue Arabe, le Caire avait besoin d’un incident dramatique pour rappeler au Monde arabe l’existence du péril israélien. Si l’on adopte l’adage « Is fecit cui prodest », on verrait la main de l’Egypte dans le combat qui a coûté la vie à 50 de ses soldats. Cependant, les rapports neutres semblent jusqu’ici accuser Israël. On ne voit pas pourquoi les Juifs auraient commis en ce moment une telle maladresse qui va leur aliéner la sympathie déjà chancelante des Etats-Unis. L’histoire n’est pas claire. En Orient elle l’est rarement.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-02-26 – Des Voix Autorisées

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Le Courrier d’Aix – 1955-02-26 – La Vie Internationale.

 

Des Voix autorisées

 

Paul Reynaud vient de dire avec raison que le 30 août 1954, jour du rejet de la C.E.D. par le Parlement français, marquait la plus grave erreur historique de l’après-guerre. A l’examen des discussions et des courants d’opinion qui s’expriment en Allemagne, on comprend mieux qu’alors la portée de cette affirmation. On voit clairement les risques que comportent les Accords de Paris, présentés comme le succès de la politique qu’on a voulu substituer à la Communauté européenne.

 

Les Nouvelles Tendances en Allemagne

En effet, il n’est plus possible aujourd’hui, sans isoler pour longtemps la France dont le crédit est déjà si affaibli, de rejeter à leur tour ces accords. Or, le chancelier Adenauer, tout comme l’opposition socialiste, sont d’accord pour négocier avec les Soviets, soit avant, soit après la ratification. Lorsque celle-ci sera chose faite, l’Allemagne fédérale aura recouvré sa souveraineté. Mais elle ne sera réarmée en fait que dans deux ans, au plus tôt. Entre temps, rien n’empêchera Bonn, si l’U.R.S.S. l’accepte, d’échanger la réunification contre une neutralisation permanente. Rien dans les Traités de Paris ne s’oppose à cette solution puisqu’aucun lien organique impliquant un abandon de souveraineté ne la lie à l’Occident.

Certes, il est peu probable que le chancelier Adenauer s’engage dans cette voie. Si à mots couverts, il ne l’exclut pas, c’est pour rallier le plus grand nombre d’Allemands aux Traités de Paris, et contrecarrer la propagande de ses adversaires. Mais qui peut garantir que la politique intérieure allemande et les hommes qui la dirigent ne changeront ni de titulaires ni d’opinion dans les années qui viennent ? La souveraineté accordée à l’Allemagne de l’Ouest, sans condition, laisse toute liberté à ses représentants d’orienter leur action dans un sens nouveau. Si les Russes le veulent, ils ont tous les moyens de détacher peu à peu l’Allemagne de l’orbite occidentale.

Dans un autre sens, à l’opposé, l’entrée de cette Allemagne dans l’O.T.A.N., et surtout sa présence dans le « Standing Group » à égalité de droits avec les Etats-Unis, l’Angleterre et la France, lui permettra à mesure que se reconstituera sa puissance militaire, de jouer un rôle prépondérant dans l’organisation atlantique au cas où la politique allemande opterait ou serait contrainte d’opter pour cette voie.

Dans l’un et l’autre cas, la sécurité de la France et son rôle en Europe, à longue échéance, seraient menacés. Ceux qui ont favorisé les Traités de Paris au nom du nationalisme se sont trompés. Ce n’est pas la première fois. Ils ont préparé l’abaissement de la France et non, comme ils le pensaient, préservé sa « grandeur ». Quand on entend le tout puissant ministre allemand de l’économie Erhard, affirmer que la Sarre sera ramenée dans le cadre de l’Allemagne par le prestige et la puissance de l’organisation économique de celle-ci, on devine à quelles amères pensées ces propos correspondent. Déçus dans leurs espoirs de construire l’Europe, les Allemands autorisés reviennent plus ou moins délibérément aux rêves impérialistes qui demeurent latents en eux-mêmes.

 

Le Demi-Échec des Adversaires des Traités

Un autre fait, c’est l’échec relatif de la propagande bruyante menée par les Socialistes contre la ratification des Accords de Paris. L’opinion d’abord entraînée par l’espoir d’une réunification plus aisée sans les accords, s’est ressaisie et croît dans son ensemble que le Chancelier a raison de penser souveraineté d’abord et égalité de droits avant de négocier avec l’Est, le danger majeur étant une entente des quatre Grands aux dépens de l’Allemagne. La pente qui se dessine nous semble aujourd’hui fatale : l’Allemagne souveraine sera un jour ou l’autre amenée à jouer de sa position et de sa puissance économique pour trouver sa place entre l’Est et l’Ouest. Elle se fera peut-être avec prudence et modération, mais les précédents ne nous autorisent malheureusement pas à l’affirmer.

 

La Conférence de Bangkok

A la Conférence de Bangkok, dont nous sommes pratiquement absents, M. Foster Dulles a prononcé un des discours les plus clairvoyants de sa carrière. Il a admis en substance que le Monde libre avait perdu constamment du terrain en Asie, depuis la guerre de Corée, mais que la puissance soviétique s’était étendue au-delà de ses possibilités. La course aux armements atomiques coûte de plus en plus cher aux Soviets.  – Ce que nous n’avons cessé de signaler ici. – Pour répondre aux besoins de la Chine communiste, la Russie est obligée, dit Dulles, de pressurer ses satellites européens à un degré qui devient dangereux. Cette accumulation d’efforts est au-dessus des forces de l’Union Soviétique et ne pourra se poursuivre sans à-coups intérieurs.

 

La Politique Soviétique en Chine

Cela est d’autant plus exact que depuis la mort de Staline la politique soviétique à l’égard de la Chine, surtout depuis la visite de Boulganine et de Krouchtchev à Pékin, a pris un tour nouveau. Staline aidait la Chine au compte-goutte, pour l’opposer aux Occidentaux tout en la maintenant sous sa dépendance. Mais Mao Tsé Tung depuis ses succès en Corée s’est fait de plus en plus exigeant. Les Russes ont dû abandonner Darien et Port-Arthur, liquider les sociétés mixtes et renoncer à l’exploitation à leur profit des richesses du Singkiong ( ?). Ils ont dû fournir du matériel et des techniciens en grand nombre pour équiper la nouvelle industrie chinoise. Ils ont dû augmenter les crédits, jusque-là dérisoires, à la Chine. Peu à peu, l’emprise russe a fait place à une coopération plus égale, plus onéreuse aussi pour l’U.R.S.S. Il est possible de prévoir le moment où les deux partenaires devenus égaux exerceront une pression l’un sur l’autre, ce qui ne diminuera en rien leur alliance, mais constituera pour l’U.R.S.S. une charge que ses difficultés économiques aggraveront.

 

Les Surplus Agricoles aux Etats-Unis

Le président Eisenhower a offert ses surplus agricoles à l’U.R.S.S. Celle-ci les acceptera-t-elle ? Ce serait l’aveu d’un échec et c’est sans doute pourquoi les Etats-Unis les proposent – sans conviction sans doute mais dans un but de propagande. – D’autre part, ces surplus qui s’accumulent et représentent aujourd’hui plus de 7 milliards de dollars deviennent une charge intolérable. La suite de la tractation sera curieuse à suivre, surtout dans l’opinion américaine.

Dans l’ordre économique également un autre fait mérite attention. Les Américains, pour équilibrer la situation de plus en plus critique du Japon et le soustraire aux offres tentatrices de l’U.R.S.S. et de la Chine, proposent d’abaisser les tarifs à l’entrée des marchandises aux Etats-Unis pour les pays qui admettront chez eux des contingents plus élevés de produits japonais. Cela s’adresse à des pays largement importateurs et qui craignent à l’intérieur une hausse de leurs prix, comme la Suisse. Cette sorte de marché triangulaire est une nouveauté intéressante. On peut se demander si l’effet en sera sensible.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-02-19 – Faisceaux d’Intrigues

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Le Courrier d’Aix – 1955-02-19 – La Vie Internationale.

 

Faisceaux d’Intrigues

 

La crise politique française par sa durée et sa confusion commence à inquiéter l’opinion internationale. On se résigne peu à peu à ne plus compter sur la France pour jouer un rôle essentiel dans le Monde libre, que ce soit en Europe ou en Asie. On est assez découragé à Washington. A Bonn, à la veille du débat de ratification du Traité de Paris, l’incertitude à Paris gêne la politique d’Adenauer et attise les polémiques. Il n’y a qu’à Londres que, sans l’exprimer, on prend assez volontiers son parti de notre carence.

 

L’ « Economist » et la disgrâce de Malenkov

Le coup d’état de Moscou continue à susciter des commentaires. Citons cet article de l’ « Economist » qui vient confirmer l’opinion exprimée ici la semaine dernière.

« Krouchtchev ne semble pas être du tout le genre de personne qui puisse rester longtemps au sommet de la hiérarchie soviétique : exubérant et imprudent dans ses paroles, touche à tout, manquant du bagage théorique qui est la fierté de tout communiste de haut rang, il a gagné quelque impopularité chez les paysans et chez les bureaucrates. La victoire a été remportée par les « durs » du Parti contre leurs rivaux naturels, les techniciens, directeurs d’usine et bureaucrates. »

On fait remarquer également que, selon la coutume, dès que les faiblesses de l’oligarchie communiste apparaissent au grand jour, le langage des porte-parole officiels se fait menaçant afin de détourner les esprits des conclusions défavorables sur l’état de l’U.R.S.S.

Conserver l’initiative en faisant peur au Monde libre, c’est la tactique qui a jusqu’ici toujours réussi. Ce que retient le peuple russe, c’est que l’avènement du paradis collectiviste est remis à des jours meilleurs. Qu’en pense M. Lauré dont nous avons rapporté un jour les prédictions et qui n’hésitait pas à affirmer qu’en 1960, les masses soviétiques commenceraient à dépasser notre niveau de vie ?

 

Les Répercussions chez les Satellites

La crise soviétique a de plus des répercussions, encore confuses mais certaines, sur la politique des Satellites. La Hongrie et la Tchécoslovaquie qui, il y a quelques mois, mettaient l’accent sur le développement de la production de biens de consommation proclament le nouveau programme donnant la priorité à l’industrie lourde ; des changements de personnes et des démissions spectaculaires ne vont pas tarder. Nagy en Hongrie figure au tableau.

Il y a tout de même quelque chose de changé. Les Soviets suivent maintenant la manière bourgeoise et, au lieu d’exécuter les vaincus après des accusations infâmantes de trahison au profit des impérialistes occidentaux, ils se contentent d’une petite autocritique sur le forum et donnent au repenti une douce sinécure. On se croirait à Paris. Mais à la place de Malenkov et consorts, nous ne nous y fierions pas. Sans doute un personnage plutôt populaire comme Malenkov ne pouvait être liquidé comme un Beria, chef de la politique redouté et haï, mais après quelque temps de silence et d’oubli…

 

L’Ascension de Joukov

On se demande aussi s’il est exact que le coup d’état marque le triomphe des militaires, de certains tout au moins. L’ascension de Joukov pourrait le faire croire. Mais ce soldat populaire au titre de vainqueur de Berlin, sert peut-être d’écran protecteur à ceux qui le sont moins. L’avenir des généraux n’est pas bien assuré. Ils meurent souvent d’assez bonne heure.

 

La Conférence de Bangkok

La Conférence de Bangkok qui doit décider de la défense du Sud-Est asiatique va se tenir ces jours-ci sans la présence d’un ministre français. Sir Eden, lui, y sera.

Il s’agit pour les Anglais, avec la collaboration américaine et celle des  Dominions intéressés dans cette partie du monde, de s’accorder sur un plan de défense de la Malaisie. C’est pourquoi les Anglais, dans l’affaire de Formose, tout en jouant les médiateurs, s’efforcent de ne pas mécontenter les Américains sans lesquels la défense des riches territoires producteurs d’étain et de caoutchouc serait indéfendable. On vient même de découvrir en Malaisie du Nord des gisements de fer qui seront précieux pour cette partie du monde qui s’industrialise et qui en manquait jusqu’ici.

Les Anglais qui ont abandonné volontiers l’Indochine et se résigneraient à voir passer au communisme la Birmanie et le Siam où leurs intérêts sont minimes, espèrent établir un barrage sur l’étroite bande de terre qui ferme la Malaisie au Nord. Ils comptent, avec l’aide de Nehru, arriver à un compromis qui laisserait Formose sous contrôle américain, ou mieux encore international, en tous cas, hors de portée du communisme chinois, et interdire à celui-ci l’accès de la Malaisie. On pense à Londres qu’en persuadant les Américains de laisser l’Indochine à Mao Tsé Tung, on serait débarrassé de la présence française en Asie, et par là du principal obstacle à une solution de partage d’influence.

Les Etats-Unis qui ont pris dans le Sud-Viet-Nam, les responsabilités que la France, par petites étapes, leur cède, se laisseront-ils convaincre que la Malaisie seule importe à la sauvegarde du Monde libre ? La tendance à la résignation qui semble prévaloir à Washington peut laisser croire à Sir Anthony Eden qu’Eisenhower, à la longue, se rangera à ses vues quand l’opinion américaine aura suffisamment évolué.

 

Nehru, Tito et Nasser

L’étoile du Pandit Nehru continue à monter ; il est présentement au Caire en conférence avec Abd el Nasser. Ne parle-t-on pas de l’axe Yougoslavie-Inde-Egypte ? Un axe assez inattendu et plutôt en zigzag, peu propice à un fonctionnement normal. Les trois dictateurs sont plus unis par la vanité que par des intérêts communs. Mais malgré les brutalités subies par les communistes dans les pays qu’ils contrôlent, Moscou leur prodigue éloges et flatteries. Tito doit venir à Paris où il devrait s’entretenir confidentiellement avec Mendès-France. Ce serait en effet un beau quatrième pour la nouvelle partie. Mais d’ici là, qui règnera au Quai d’Orsay ?

 

La Fin de la Ligue Arabe

La conclusion du Pacte Turco-Pakistanais et la décomposition de la Ligue arabe a été pour le Caire un échec pénible, d’autant qu’Abd-el-Nasser n’a pas rencontré beaucoup d’appuis à Damas et à Beyrouth et même à Amman et à Ryad. Les Arabes étaient surtout liés par leur commune hostilité à Israël et par la crainte d’une expansion juive. Il est probable qu’ils ont reçu de ce côté des apaisements par la voix des Américains. Pour le reste, ils ont trop de liens avec la finance occidentale pour risquer, comme Mossadegh en Iran, leurs riches redevances pétrolières pour plaire au maître de l’Egypte. Ils sentent aussi au Caire un ferment de modernisme qui pourrait par contagion troubler leur domination séculaire sur des populations sans ambition matérielle. En se tournant vers l’Inde pour s’intégrer à la grande politique, Abd-el-Nasser semble renoncer à la direction du monde islamique. Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1955-02-12 – Changement de Décor

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Le Courrier d’Aix – 1955-02-12 – La Vie Internationale.

 

Changement de Décor

 

La chute de Malenkov a été dans toutes les capitales occidentales une surprise. Elle n’en a pas été une pour nos lecteurs. Depuis un mois les signes précurseurs de cette disgrâce ne manquaient pas. Les commentaires, même dans les milieux autorisés sont aussi confus que contradictoires. Certes, les rivalités au Kremlin ne sont pas faciles à démêler. Il n’y a cependant pas que des inconnues. Quelques points peuvent être éclaircis.

 

Boulganine

Beaucoup de commentateurs présentent le nouveau Premier ministre de l’U.R.S.S. comme un militaire ou tout au moins comme leur porte-parole. Maréchal d’occasion, comme Staline, il faut et demeure, à titre de commissaire du Parti aux armées, le policier préposé au contrôle des maréchaux de carrière. Il avait ses favoris et ses ennemis, opposait les ambitions et signait les faveurs et les disgrâces, celles-là souvent fatales. L’élimination récente de certains maréchaux du Conseil Suprême montre assez que l’armée est divisée à son égard. Il semble par ailleurs que l’ascension de Boulganine au premier plan de la hiérarchie ne lui confère pas plus qu’à Malenkov, le Pouvoir suprême. Derrière lui, l’ambition de Krouchtchev se déploie, et nul ne doute que celui-ci ne soit le véritable maître à l’heure actuelle. Cette prépondérance sera-t-elle durable ? C’est fort douteux.

 

Krouchtchev

Krouchtchev nous paraît très différent du type de politiciens prudents et rusés qui, avec Staline, ont fait carrière. Il a du type slave certains traits qui rappellent plutôt ceux qui furent dans le passé les victimes de Staline. Un peu utopiste, de grandes idées, des desseins chimériques ; capable de réalisations spectaculaires et d’erreurs énormes. L’échec récent des « agrovilles » est son fait. Il s’emploie aujourd’hui à un vaste programme de défrichement en Sibérie et dans les provinces musulmanes de l’U.R.S.S.

 

La Popularité de Malenkov

Un autre point mérite attention : avec Malenkov disparaît le seul personnage populaire en U.R.S.S. Après l’immense soulagement qui suivit la mort de Staline, on disait dans le peuple, de Malenkov « on za delo » (traduisons : il s’occupe de nous), et de fait, il avait accompli de nombreuses tournées pour relever les doléances des petites gens. Il avait promis plus de bien-être, une production plus adéquate des biens de consommation dont la pénurie est parfois tragique. Cette politique adroite, faite de plus de promesses que de réalisations avait calmé les inquiétudes et comblé les espérances de tous ceux que la disparition du vieux tyran avait secoués. On allait enfin vers une vie meilleure et la transition entre la dictature d’un homme et celle d’un groupe s’était effectuée sans remous.

 

Le Retour au Stalinisme

Aujourd’hui le Parti, repris en mains par Krouchtchev, qui a pu, sans crise majeure, se débarrasser de Beria, puis de Malenkov et de Mikoyan, se sent assez fort pour reprendre la politique stalinienne : sacrifier le bien-être pour développer le potentiel de l’industrie lourde et de l’appareil militaire. La course aux armements coûte cher à un pays pauvre comme l’U.R.S.S. Le budget total ne représente pas, selon nos calculs, plus de 1.200 milliards de nos francs dont l’industrie lourde et l’armement doivent absorber 50 sinon 60 pour cent directement ou indirectement, c’est-à-dire que le potentiel économique de l’U.R.S.S. n’excède pas en gros trois fois le nôtre ou celui de l’Allemagne de Bonn et deux fois celui de l’Angleterre, ou le tiers de celui des Etats-Unis. C’est peu pour faire vivre 200 millions d’hommes, rivaliser avec les ressources de l’alliance occidentale et soutenir, tant bien que mal, la Chine et ses ambitions et les Satellites européens. L’abandon d’une politique de relèvement du niveau de vie des populations est simplement la constatation d’une impossibilité matérielle sur laquelle Malenkov lui-même ne devait pas avoir d’illusion.

 

Plus d’Homme Populaire

Cependant, le fait qu’il n’y a plus d’homme populaire en U.R.S.S. chez un peuple habitué à cultiver les idoles, peut avoir une grande importance. Désormais, toute révolution de palais laissera la masse étonnée mais indifférente, ce qui ouvre la porte à n’importe quelle aventure. Nous ne sommes pas au bout des « surprises ».

 

La Politique Extérieure

Quant à la politique extérieure de l’U.R.S.S. Molotov reste en place, ce qui montre que, de ce côté, il n’y a rien de changé. Molotov est l’homme qui change le moins, et il faut reconnaître que sa tactique parfois simpliste a merveilleusement réussi, surtout en 1954, à Pan Mun Jon puis à Genève, et a poussé partout les avantages du bloc communiste.

Krouchtchev a sans doute été tenté de s’en débarrasser bien que Molotov, plus âgé et de santé mal assurée, n’ait d’autre ambition que de diriger la politique extérieure. On ne pourrait, pour l’abattre, l’obliger à confesser son incompétence ! Pour conclure donc, en matière internationale, la guerre froide continue et il n’y a eu de détente que dans l’imagination des commentateurs.

Malenkov, nous l’avons dit souvent n’était qu’un figurant comme le sera Boulganine, Krouchtchev est le maître, mais son pouvoir peut être éphémère, car il n’a de titres et d’appuis qu’auprès des forces du Parti dont les leviers de commande peuvent, sans créer de remous, passer à un autre.

 

La Confusion des Alliés

Que dire de ce qui se passe de ce côté-ci du rideau de fer ? La position des Grands est si incertaine que la vedette va aux neutralistes dont Molotov a fait l’éloge ; le destin du monde semble plutôt orienté par le Pandit Nehru que par Eisenhower ou Churchill et même par l’astucieux Tito, qui, sentant le vent, joue sa partie dans la troisième force. Ce qui entre parenthèses, ne l’empêchera pas de recevoir prochainement un milliard et demi de francs de subsides après pas mal d’autres, payés par la France, c’est-à-dire par le contribuable français pour lui permettre de poursuivre l’expérience économique, d’ailleurs désastreuse, du collectivisme en Yougoslavie. Si les Américains sont assez riches pour s’offrir ce genre de placement à fonds perdus, il nous semble qu’il y a assez de tâches urgentes pour nous en France et en Union Française pour que nous leur laissions, ainsi qu’aux Anglais, le privilège de ce genre de largesse.

 

Formose

L’affaire de Formose tournera-t-elle au conflit ? Conflit limité bien entendu. Certains pensent que les Chinois de Pékin n’ont pas menacé de s’emparer de Formose coûte que coûte pour ne pas essayer de tenir parole, même au risque d’incidents sérieux. Nous serions assez de cet avis. Les Chinois peuvent toujours mesurer jusqu’où ils peuvent aller pour mettre les Américains à l’épreuve, quitte à freiner si la réaction devient trop forte. Il faudrait être d’un optimisme irréductible pour imaginer que Pékin se contentera de discours et de manœuvres diplomatiques sans chercher à jouer sur les nerfs des Occidentaux, ne fut-ce que pour peser sur la conjoncture et contrarier le développement économique qui dans les pays libres a été largement relancé par le sentiment vague et mal fondé de la détente internationale. N’oublions pas que le communisme ne renoncera jamais à compter sur une grande crise pour disloquer le Monde occidental.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-02-05 – L’Europe et l’Asie

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Le Courrier d’Aix – 1955-02-05 – La Vie Internationale.

 

L’Europe et l’Asie

 

L’avenir de l’Europe est plus que jamais dans la balance. Confusion à Paris où la chute du ministère pourrait entraîner l’échafaudage de sa politique ; bataille de propagande en Allemagne occidentale où s’est formée, en face du bloc gouvernemental, une coalition d’opposants qui réunit les Socialistes, les syndicats et diverses personnalités, théologiens protestants et universitaires et anciens politiciens de Weimar, qui de Francfort ont lancé un manifeste contre les Accords de Paris et se préparent à organiser un référendum privé dans trois villes témoins de la République fédérale. Le chancelier Adenauer doit répliquer par trois grands discours pour défendre l’unité occidentale, sans être sûr qu’elle sera approuvée par les participants. Le public allemand, habitué à suivre des directives impérieuses, paraît hésitant.

 

La Réaction de l’Opinion Allemande

Effectivement, les conclaves des politiciens socialistes et syndicalistes n’ont pas entraîné de manifestation de foule. On voit trop qu’ils attendent d’une réunification de l’Allemagne surtout, l’occasion d’enlever le pouvoir à la coalition chrétienne et libérale et la masse a peur de perdre la protection des troupes américaines qui les garantit d’une nouvelle invasion russe insidieuse ou brutale. Si déçue qu’elle soit par les Occidentaux, et en fait par l’attitude française, elle craint plus encore d’être un « no man’s land » entre deux blocs armés.

Beaucoup d’Allemands sentent aussi qu’une réunification de leur pays dans les circonstances prévisibles remettrait en cause le bien-être si chèrement payé par sept ans d’efforts, s’il fallait rééquiper la zone orientale démantelée par dix ans d’occupation soviétique. Enfin, les conditions que mettraient les Russes à une réunification ne leur paraissent ni claires ni rassurantes. Cette perplexité devant la ligne à suivre est ce que l’Allemand déteste plus que tout. Il est difficile de prévoir ce que sera la conclusion des débats. Elle dépend plutôt de notre politique future.

 

Une Allocution de Sir Gladwyn Jebb

Dans un récent discours, Sir Gladwyn Jebb demandait :

« Quelle est la raison profonde de la campagne frénétique menée par les Russes, d’abord contre la C.E.D. et maintenant contre les Accords de Paris ? Ce n’est pas la crainte d’être envahis à nouveau, mais tout autre chose. Depuis la crise de 1929, le communisme n’a cessé d’affirmer que les Etats capitalistes renferment en eux-mêmes le germe de leur décadence et se trouvent voués à une fin misérable et prochaine. Quand l’union de l’Europe occidentale sera effective, cette théorie déjà injustifiable à l’heure actuelle, sera totalement indéfendable … Les idées sont plus puissantes que les armes et rien ne pourrait être d’une plus haute importance que l’écroulement de l’idée maîtresse de la doctrine communiste. Ce n’est pas une attaque que redoute l’U.R.S.S., mais l’écroulement d’un mythe. Le système soviétique serait alors réduit à ses proportions réelles : il n’apparaîtrait plus comme la préfiguration du monde à venir, le type inévitable et scientifique de la société industrielle future, mais comme l’exécutant brutal d’une industrialisation réalisée dans un pays arriéré qui n’a jamais profité des bienfaits de la liberté ! »

 

Les Offres Soviétiques d’Aide à l’Extérieur

Ces considérations qui correspondent aux nôtres peuvent se vérifier : malgré ses difficultés économiques, l’U.R.S.S. veut montrer aux peuples en voie d’industrialisation qu’elle peut les aider et faire mieux que les Occidentaux. Les Soviets n’ont-ils pas offert à l’Inde de monter une aciérie géante dépassant ce qui avait été fait jusqu’ici, et à la Turquie trois usines textiles avec des crédits allant jusqu’à trente ans, et payables en marchandises ? N’invite-t-elle pas les Occidentaux eux-mêmes à visiter une usine électrique atomique miniature qu’ils ont édifiée à cet effet ?

Les craintes que les Soviets éprouvent devant leurs échecs économiques et sociaux les préoccupent, non tant pour leur peuple mais pour leur prestige à l’extérieur. Ils sentent qu’une étroite coopération des pays de l’Europe occidentale avec l’expansion qu’elle amènerait fera sentir dangereusement leur insuffisance.

 

Diviser l’Europe

Pour empêcher cela, il faut avant tout isoler l’Allemagne. La France, repliée dans son protectionnisme, continuera à se débattre dans ses difficultés traditionnelles. Les Russes iront-ils pour cela jusqu’à abandonner la République orientale et le Gouvernement de Pankow ?

Dans un récent article, la « Pravda » admettait expressément que l’U.R.S.S. pourrait accepter le plan Eden pour des élections libres et la réunification de l’Allemagne tels qu’ils avaient été formulés à la Conférence de Berlin et que les Russes avaient alors repoussés. Cette offre est-elle sincère ? Nous avons mille raisons d’en douter. Les Russes ne le font sans doute que pour mettre le comble à la confusion en Allemagne, comme en France, et ils y réussiront sans peine. Mais peut-être préfèreraient-ils, en dernier ressort, ce recul en Europe à la constitution d’une puissante unité industrielle et agricole dans un climat de liberté dont les réalisations seraient telles qu’elles entraîneraient l’adhésion de tous et dans une certaine mesure, la collaboration des classes sociales au succès commun. Ne s’était-elle pas produite jusqu’à ces derniers mois en Allemagne de l’Ouest devant les progrès fulgurants de l’Économie, et en France même, le redressement plus modeste mais indéniable, n’a-t-il pas changé le climat dans le monde du travail ? La « coexistence compétitive » marquerait bien alors la fin d’un mythe.

 

L’Affaire de Formose

Le monde a plutôt en ce moment, les yeux fixés sur l’affaire de Formose et des îles côtières chinoises. C’est en effet un beau débat pour les diplomates et les juristes. La partie est compliquée à souhait ; les assauts oratoires et les escarmouches militaires, les intrigues et les manœuvres des politiques et des États-Majors vont s’entrecroiser. On attend avec anxiété la réponse de Pékin à l’invitation de se rendre à New-York. Iront-ils, n’iront-ils pas ? Cela a-t-il tant d’importance ?

Les Chinois savent bien qu’ils ne pourront prendre Formose, car personne, pas même les Anglais, ne s’y résignerait ne fut-ce qu’à cause du massacre en masse qui accompagnerait l’arrivée des communistes dans l’île. Les Américains et Tchang-Kaï-Chek sont décidés à évacuer les (îles) Tachen. Restent en litige au fond, les îlots de Quemoy et de Matsu. Les hypothèses à leur sujet ne sont pas nombreuses. Ou bien les Chinois – ce qui est probable – laisseront le feu allumé et multiplieront les incidents avec la flotte américaine pour entretenir la peur d’un conflit et le malaise entre les Alliés et leurs opinions publiques, ou bien les Américains les abandonneront à leur sort qui ne vaut pas un conflit, au risque de perdre un peu plus la face, ce qui ne serait pas la première fois.

De part et d’autre, malgré les prises de position de propagande et de prestige, on ne paraît pas disposé à mener les choses au pire. Quant à prévoir un règlement pacifique et formel, cela bouleverserait nos idées les mieux arrêtées. Alors, souhaitons-le de tout cœur.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1955-01-29 – Désillusions

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Le Courrier d’Aix – 1955-01-29 – La Vie Internationale.

 

Désillusions

 

La preuve est faite aujourd’hui que les Accords de Paris ne constituaient pas une solution de rechange à la C.E.D. La lenteur et les complications de la procédure de ratification ont mis en lumière l’inconsistance d’une solution qui ne satisfait personne, ni les Européens, ni leurs adversaires, ni les Français, ni les Allemands. Dans ces conditions, les Soviets n’auront pas grand peine à rendre caducs ces accords, qu’ils soient ratifiés ou non, à une minorité de faveur et à ajouter un succès de plus à ceux qu’ils ont remporté depuis Genève sur le terrain diplomatique.

 

Un article de l’ « Observer »

Un article très remarqué de l’« Observer » propose la seule solution qui en présence de l’opposition croissante aux traités, peut mettre fin à l’équivoque que nous dénonçons depuis deux mois. Il faut ajourner, non la ratification des accords, si elle est encore possible, mais la mise en train des clauses relatives au réarmement, tant que l’on n’aura pas obtenu de l’U.R.S.S. des précisions et des engagements sur ce que les Russes entendent par des élections libres dans toute l’Allemagne, comme ils l’ont proposé. Il faut mettre les Soviets au pied du mur et savoir s’il s’agit de propagande ou d’intentions réelles, ce qui aurait dû être fait depuis longtemps.

On ne peut, dit l’«Observer » laisser aux Allemands le sentiment qu’ils renoncent à la réunification de leur pays pour l’avantage d’armer douze divisions qui, de l’aveu même du chancelier Adenauer dans sa réponse aux Socialistes, ne donnera pas à l’Allemagne de Bonn une force véritable. Il sera toujours temps d’en arriver là quand on aura la certitude que les Russes ne cèderont en rien. C’est le bon sens même et la très forte opposition, qui grandit chaque jour, des Allemands de l’Ouest contre une solution qui coupe les ponts avec Moscou sans leur apporter d’avantages sérieux, est pleinement justifiée. Comme nous le disions ici, l’«Observer » préconise de fixer un délai pour que les intentions russes soient tirées au clair. L’habileté des diplomates consistera à les obliger à le faire dans un temps aussi court que possible.

 

Les Craintes Occidentales

Mais le veut-on réellement ? On craint à Bonn comme à Londres et à Washington que toute solution russe du problème allemand n’implique la neutralisation de l’Allemagne réunifiée, ne rejette les Alliés derrière le Rhin et les Russes derrière l’Oder, neutralisation qui jouerait bientôt contre les Occidentaux et mettrait par-delà la France, « no man’s land », au premier rang d’éventuels combats. C’est pourquoi les Russes ont beau jeu. Ils peuvent pousser leur campagne alléchante aussi loin qu’ils le veulent sans risquer d’être pris au mot, et laisser finalement l’Allemagne de Bonn, malgré la répugnance de l’opinion mutilée, comme avant-garde de la coalition atlantique.

Un fait est acquis. Les manœuvres du Président du Conseil français contre la C.E.D., les marchandages autour de la Sarre ont convaincu les Allemands qu’ils ne seraient, dans l’Europe de demain, que des otages et non des partenaires, et même s’ils croient maintenant à la sincérité des désirs de réconciliation franco-allemande, ils n’y voient pas le gage d’une véritable égalité morale.

 

L’Agence des Armements

De même, le Pool des armements que l’on a tout fait ici pour accréditer, ne rencontre l’adhésion de personne. Le ministre allemand de l’économie, Ludwig Erhard, y voit, non sans raison, un instrument d’oppression de la liberté industrielle, une lourde machine dirigiste au service d’un monopole pluri-étatique. Sauf peut-être les Italiens qui ont tout à gagner là et rien à perdre, tous les partenaires atlantiques y sont hostiles.

Les Allemands ne sont d’ailleurs pas du tout favorables à la reconstitution d’une industrie de guerre. Elle leur imposerait des investissements coûteux et gênerait l’expansion présente de leur économie. Ils préfèreraient acheter à l’extérieur au meilleur prix les engins que les Américains ne leur fourniraient aps. Nous ne sommes plus du tout à l’époque où les marchands de canons faisaient vivre l’industrie germanique au détriment du bien-être national.

L’erreur capitale de la récente politique française et qui se traduira par un échec total – nous n’hésitons pas à le prévoir – est d’avoir cherché dans tous les domaines, Sarre, armements, échanges et coopération économique, des solutions de marchands alors qu’on attendait des solutions humaines. La décomposition des Accords de Paris est la sanction de cette politique.

 

Lippmann et les deux Chines

Les journalistes marquent un autre point sur les diplomates. W. Lippmann qui n’est pas tendre pour le président Eisenhower dont il a souvent marqué les contradictions et les faiblesses, critique le dernier message du Président sur la défense de Formose. Il lui reproche une erreur juridique. Le Président présente la défense des îles tenues par Tchang-Kaï-Chek comme une nécessité militaire pour la sauvegarde du Monde libre.

Or, il faut distinguer entre les îles côtières qui ont toujours été chinoises et dont la possession est affaire intérieure entre Chinois communistes et nationalistes, ce qui ne regarde pas les U.S.A., et Formose et ses dépendances qui étaient japonaises et demeurent sous le contrôle des vainqueurs, malgré la promesse faite de les restituer un jour à la Chine, promesse qui ne vaut que si les habitants sont d’accord, pour décider de leur sort.

L’argument « militariste » présenté par Eisenhower est fâcheux alors que l’argument juridique suffisait. Le message du Président laisse en outre dans l’équivoque l’étendue des engagements pris ou à prendre dans le domaine militaire et de ce fait ouvre la voie à un conflit qui ferait bien l’affaire des Soviets. Les U.S.A. se battront-ils pour Quemoy et Matsu ? Bombarderont-ils le continent chinois si les communistes s’opposent à l’évacuation de ces îles par la VII° Flotte américaine ? Si l’on espère intimider Pékin par ces menaces, on se trompe. L’événement le prouvera. Le message du Président est plutôt de nature à provoquer le conflit qu’à l’écarter et, s’il se produit, à quoi, disent ses adversaires, aura-t-il servi de céder la Corée du Nord à Pan Mun Jon, et le Tonkin à Genève ?

 

L’Évolution de la Politique Intérieure en U.R.S.S.

Marquons encore un point à l’actif des journalistes. L’évolution de la politique intérieure russe confirme ce qui n’était dans nos précédentes chroniques, qu’une impression. Le retour au stalinisme s’accélère en U.R.S.S. Les trois maréchaux, Joukov, Vassilevski et Boudienny ne figurent plus sur la liste du Conseil Suprême ; Mikoyan, ministre de l’économie est écarté. Les éléments militaires et les civils, qui avaient collaboré au renversement de Beria et de son appareil policier paraissent retourner à l’ombre où Staline les avait placés. Un article significatif de Chapilov dans la « Pravda » sonne la fin de la politique Malenkov qui cherchait à développer l’industrie légère pour élever le niveau de vie de la population. L’accent est mis au contraire sur la nécessité de renforcer l’industrie lourde et par là, la défense militaire comme l’avait toujours fait Staline. De là à prévoir le prochain retour à la dictature d’un homme qui serait Krouchtchev, il n’y a pas loin. Si cet événement se produisait, la paix du Monde, ou tout au moins la coexistence pacifique et la fin de la guerre froide, pourrait bien être remise en question. Bien des illusions s’évanouiraient.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1955-01-22 – Nouvelles Manoeuvres

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Le Courrier d’Aix – 1955-01-22 – La Vie Internationale.

 

Nouvelles Manœuvres

 

L’habileté des Soviets est de frapper au point faible. Ce point c’est maintenant l’Allemagne. Non qu’ils se fassent illusion sur les chances d’empêcher la ratification des Accords de Paris, mais pour affaiblir Adenauer et donner aux Allemands le sentiment qu’en suivant le Chancelier, ils renoncent à l’espoir d’une réunification qu’on leur fait mine de proposer.

 

L’Offre Soviétique

Cette offre d’une réunification de l’Allemagne après des élections libres sous contrôle international qui rejoint le plan Eden de la dernières Conférence de Berlin, n’a pas été faite par voie diplomatique, mais par le truchement de la presse convoquée à cet effet. Le but de propagande auprès des Allemands est atteint, sans que la position diplomatique soit compromise par un engagement qu’il faudrait définir. Cette nuance n’a échappé à personne. Pour protester contre les Accords de Paris, Moscou s’adresse aux Chancelleries ; pour influencer l’opinion allemande, on convoque les journalistes.

 

Les Embarras de Bonn

Bonn s’attendait à la manœuvre ; d’autres sans doute suivront. Adenauer ne peut que les repousser : même l’orage qui gronde dans la République fédérale n’en sera que plus violent ; les Syndicats de Bavière viennent de proposer un plébiscite contre le réarmement. Le Parti socialiste multiplie les meetings de protestation contre les Accords de Paris et les ultra-nationalistes et quelques libéraux visent l’accord sarrois.

Les Socialistes allemands cependant ne sont pas tellement satisfaits de l’offre soviétique. S’ils l’accueillent en effet, les voilà soupçonnés de faire le jeu de Moscou, et la méfiance à l’égard des Russes est générale en Allemagne. Après avoir réclamé une négociation avec les Soviets avant tout accord avec l’Occident, ils se trouvent au pied du mur. Moscou offre également d’entretenir avec le Gouvernement de Bonn qui était jusqu’à hier, la clique revancharde d’Adenauer, des relations diplomatiques et des conversations économiques et culturelles. Mais alors, les deux Allemagnes seraient également représentées à Moscou, ce qui serait inadmissible à tous les Partis occidentaux. Cependant, le Chancelier s’était à plusieurs reprises – pour faire passer les Accords de Paris – engagé à négocier directement avec les Soviets. Peut-il se dérober ? On voit ainsi la confusion qui règne en Allemagne, malgré la sérénité apparente des officiels. Le pion russe sur l’échiquier a été placé au point sensible.

 

Les Entretiens de Rome et de Baden-Baden

S’il n’est rien sorti de précis des entretiens de Baden-Baden entre M. Mendès-France et le Chancelier, il est indéniable que l’atmosphère fut cordiale, plus peut-être qu’à Rome où les Italiens semblent avoir attendu mieux. Le désir d’une entente durable entre les deux pays ennemis d’hier, une collaboration économique plus étroite, a paru sincère. Si les Traités de Paris sont conduits à bon port au Conseil de la République, M. Mendès-France aura fait aux yeux des Allemands de Bonn la preuve de sa bonne foi. Il en était grand besoin. De plus, l’intention du Président du Conseil de remettre le portefeuilles des Affaires étrangères à M. Edgar Faure qui l’aurait accepté, est une garantie que la teneur des Accords de Paris ne sera pas remise en cause sans entente préalable entre les deux gouvernements, ce qui veut dire que, si les Russes, contre toute vraisemblance, se décidaient à demander la suspension du réarmement allemand en échange de la réunification, les négociations à cet effet ne se feraient qu’en commun avec les Allemands et les Occidentaux, Angleterre et Etats-Unis compris. Eden a d’ailleurs pris soin dans un exposé qu’il a fait à dessein radiodiffuser, de mettre la ratification des accords une fois de plus comme condition préalable à toute conversation avec Moscou.

L’Occident ne peut, France comprise, se déjuger sur ce point sans perdre la face. Et si les Soviets se souciaient de la face, ils renonceraient, comme ils l’ont répété, à négocier après la ratification. Heureusement, ils n’en sont pas à une contradiction près  ce qui, en un sens, est une force – . Quant à notre opinion, elle n’a pas varié depuis dix ans. Il n’y aura rien de changé pas plus après qu’avant. Tant que Molotov sera en place, l’armée russe occupera Weimar.

 

Le Traité Turco-Irakien

Les Occidentaux, en l’espèce les Américains et les Anglais dont l’entente en Proche-Orient paraît complète, ont marqué un point d’importance dans la guerre froide. L’Irak de Nouri Saïd a adhéré au Pacte turco-pakistanais, ce qui veut dire que la chaîne de l’Alliance occidentale s’enrichit d’un maillon.

L’importance stratégique de l’Irak est secondaire dans la mesure où déjà par accord antérieur les Anglais y stationnaient, mais l’influence du Pacte sur le reste du monde arabe sera sérieuse. Le Ministre turc après son succès à Bagdad est allé à Beyrouth. Le Liban préfère jouer les honnêtes courtiers entre le monde de l’Islam et l’Occident et n’adhèrera sans doute pas à l’Alliance, mais il ne pourra éviter de la soutenir implicitement. Quant à Damas, on le dit hostile. Mais depuis l’exécution au Caire des Frères Musulmans, la Syrie, en mauvais termes avec l’Egypte, va se trouver isolée, surtout si l’Egypte à son tour se rallie au Bloc occidental. On dit que la Junte du Caire est divisée sur ce point capital. Nasser serait pour et Sala Salem contre. Si Nasser demeure le maître, il apparaît que l’attitude de l’Egypte se rapprochera de celle des Occidentaux ; la Ligue Arabe, instrument du neutralisme dans le Proche-Orient, sera morte, en fait sinon en droit.

On peut reconnaître là l’action occulte de Mohammed Ali du Pakistan qui, tout en paraissant suivre le groupe de Colombo n’a d’ambition que de faire échec à Nehru. Et la main de Washington n’est pas loin. Le sort du monde ne dépend pas heureusement de toutes ces intrigues en quelque sorte traditionnelles.

 

Économie et Politique

La situation économique du monde libre demeure bonne ; elle n’a jamais été meilleure, et toutes les statistiques vont de l’avant avec ensemble. La spéculation à la hausse sur toutes les bourses du monde profitait du mouvement pour s’emballer. New-York qui commençait à avoir peur de revoir les excès de 1929 a cassé les reins à la spéculation, dès que l’indice Dow Jones, le thermomètre des cours à Wall Street, a passé la cote fatidique de 400.

L’incident aurait peu d’intérêt en soi s’il ne mettait à l’épreuve les possibilités de contrôle dont disposent les autorités aussi bien privées que publiques pour maintenir dans l’ordre les mouvements d’échanges, qu’ils soient financiers ou commerciaux. On ne saurait, en effet, prétendre tenir en main le développement de l’économie, si l’on permettait aux marchés de se laisser aller à des excès dans un sens ou dans l’autre.

Il est certes, plus facile de freiner la hausse que d’endiguer la baisse, et il faut du doigté pour calmer l’empressement des acheteurs sans les décourager. On verra si, dans les prochains mois, les indices financiers se règlent sur le mouvement des affaires, sans anticiper sur les progrès futurs et sans que non plus le volume des échanges se réduise outre mesure. Dans ce cas, ce serait une preuve de plus des possibilités de manœuvre des techniques modernes sur la conjoncture, gage de stabilité et de progrès dans la mesure. Sous réserve, bien entendu, d’une nouvelle guerre en Extrême-Orient qui menace.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-01-15 – Énigmes et Certitudes

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Le Courrier d’Aix – 1955-01-15 – La Vie Internationale.

 

Enigmes et Certitudes

 

On ne saurait accuser la politique française de manquer de dynamisme. On lui reprocherait plutôt le contraire ; voyages, conférences et plans se succèdent sans que l’on puisse voir où l’on veut aller. Si bien que les commentaires étrangers sont souvent contradictoires.

 

Énigmes

Doit-on voir dans le pool des armements un pas vers une nouvelle C.E.C.A., c’est-à-dire un retour à la ligne désavouée de la Communauté de Défense ? Ou bien une tentative pour assurer un contrôle supplémentaire du réarmement allemand et, en même temps, écarter l’Angleterre de cette Union européenne occidentale créée justement pour lui permettre d’en faire partie, car les Anglais se refusent à soumettre leur industrie militaire à un pouvoir supranational ?

Les Allemands se méfient. Les Hollandais s’insurgent. Les Belges demandent à réfléchir. D’autres vont plus loin : les Accords de Paris n’ont été ratifiés que par l’Assemblée Nationale et le Conseil de la République peut ébranler un vote acquis de justesse. Ne cherche-t-on pas simplement à gagner du temps pour amorcer la négociation parallèle avec les Russes qui rendrait peut-être caducs les accords ?

On voit que la méfiance persiste, et que l’équivoque qui pèse sur notre politique depuis six mois, n’est à aucun degré dissipée.

 

Les Entretiens de Rome

Les entretiens franco-italiens ont eu principalement pour objet de préparer un sondage diplomatique à Moscou. Les milieux avertis ne doivent cependant pas se faire d’illusion sur un changement d’attitude soviétique dans les mois qui viennent. On croit en effet, que la lutte pour le pouvoir a repris en U.R.S.S.

L’oligarchie qui dirige l’U.R.S.S. est un paradoxe dans ce pays par nature autocratique, le régime même suppose un maître. Des bruits qui courent, on peut conclure que Malenkov n’a pas grand pouvoir, et que Krouchtchev en prend chaque jour davantage. On dit aussi que le maréchal Vassilevski joue un rôle prépondérant, et que Molotov est près de la disgrâce. En tous cas, ce n’est pas le moment que choisirait le Kremlin pour reconsidérer ses rapports avec l’Occident. La plupart des indices portent à croire que le parti des durs est en ce moment plus influent que celui des conciliants. D’autre part, ce n’est pas la confusion et la défiance qui règnent entre partenaires européens qui pourraient décider Moscou à se montrer plus souple.

 

Le Plan Vanoni

Les plans économiques à longues perspectives qui étaient jusqu’en ces dernières années le monopole des Soviets avec leurs « Piatiletki » a gagné les Démocraties. Nous avons eu un plan de dix-huit mois que les circonstances ont favorisé. Les Italiens mettent en chantier un plan décennal de grand format dont l’objectif serait ni plus ni moins que la création de quatre millions d’emplois pour les chômeurs et les ruraux de la Péninsule. Ce plan repose d’ailleurs sur l’aide que l’on compte recevoir de l’extérieur. Les Etats-Unis viennent, en effet, de conclure avec l’Italie des accords qui seront suivis d’autres dans le domaine économique, et qui montrent l’intérêt que Washington met à sauver l’Italie du communisme, très menaçant il y a quelques mois. En échange du gros effort de Scelba pour le combattre, les Américains vont consentir une aide étendue. Ce qui caractérise cette aide, c’est qu’elle sera beaucoup plus privée que gouvernementale.

La politique américaine en ce domaine définie par le message d’Eisenhower, s’oriente vers des accords qui, du côté étranger, offriraient des garanties et des facilités en capital privé américain pour s’investir, et du côté des Etats-Unis des assurances et des exemptions d’impôts pour stimuler ces investissements. Les Italiens dans ce domaine offriront tout ce qu’on attend d’eux. Mais ce type d’arrangement se proposera partout et l’aide américaine, sauf en matière d’armements,  se fera sous forme de participation privée au développement des pays qui manquent de capitaux. Les candidats ne manquent pas.

 

Le Message d’Eisenhower au Congrès

Le message du président Eisenhower au nouveau Congrès américain est fort instructif. IL montre que les Démocrates tendent vers un même politique économique et sociale qui rend les controverses purement doctrinales sans objet.

De même que l’on a vu en France notre Président du Conseil porté au pouvoir par le « gauchisme » suivre sans y rien changer la politique de ses prédécesseurs en la matière, inversement le Président américain poussé par les Conservateurs il y a deux ans, définit une politique qui ne diffère pas sensiblement de celles de Roosevelt et de Truman. D’abord le dogme de l’équilibre budgétaire est renié. Le déficit continuera. L’Etat fera un nouveau pas vers le Welfare State jadis si décrié aux Etats-Unis ; on augmente les fonctionnaires, on prévoit un vaste programme décennal de constructions et de réfection du système routier ; de nombreuses mesures d’assurance sociale, des constructions de logements économiques, etc…

Les contacts avec les réalités du pouvoir mettent en présence des nécessités qui s’imposent et des courants sociaux qui ne peuvent être remontés. Il faut élever sans cesse le pouvoir d’achat des consommateurs pour que la production croissante trouve des débouchés. Il faut convoiter ( ?)  l’aspiration à la sécurité requise par les masses. Il faut que l’Etat intervienne pour assurer les besoins que l’initiative privée ne peut satisfaire, faute d’y trouver profit.

Par contre, il faut laisser à l’économie de marché toute liberté pour déployer et apporter l’initiative et le dynamisme, le goût du risque que l’autorité publique ne peut suppléer puisque là où elle s’exerce, la concurrence cesse de jouer. L’absurde serait de brimer un système économique sans avoir les moyens de le remplacer. Le président Eisenhower recommande, malgré toutes les oppositions, un abaissement des tarifs douaniers et un élargissement des échanges internationaux sans lesquels le système libéral s’étiole. Il ne fait que rejoindre là les tendances qui s’expriment en Europe.

Le Monde libre ne connaîtra d’expansion durable que lorsque les monnaies seront convertibles et les marchandises échangeables, sans restrictions injustifiées. Les experts sont d’accord sur ces points, et si la nouvelle technocratie a ses défauts, il faut lui reconnaître le mérite d’avoir mis en évidence les conditions mêmes du progrès économique et d’avoir mis fin à bien des controverses.

Sans doute, cela n’ira pas sans planification, mais cela ne vaut-il pas mieux que les doctrines et les passions qui les soutiennent ? Et d’ailleurs, un plan qui serait appliqué à l’échelle mondiale cesserait d’avoir les inconvénients du planisme compartimenté, surtout si, accepté par tous les producteurs, il leur laissait le soin de le réaliser par leur propre discipline, que les Etats auraient pour seule tâche de faire respecter.

On n’en est pas encore là, il s’en faut. Il y a cependant entre tous les plans gouvernementaux récemment présentés avec plus ou moins de précision, un ensemble de moyens communs. Les dirigeants ont pris conscience des seules méthodes propres à assurer à la prospérité une continuité sans à-coups majeurs.

 

                                                                                            CRITON