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Le Courrier d’Aix – 1955-03-19 – La Vie Internationale.
Polémiques Parlementaires
Le Débat de la Chambre des Communes
Les paroles de M. Attlee, leader travailliste et ancien Premier Ministre anglais, à la Chambre des Communes ont soulevé en France une certaine émotion. Il est regrettable, en effet, qu’un homme responsable puisse dire que la France ne peut plus « prétendre à jouer dans ce monde le rôle de grande puissance », et que l’on n’a pas à attendre pour négocier avec les Russes sur la bombe H que les parlementaires français aient surmonté leurs hésitations à ratifier les Accords de Paris.
Nous étions habitués de longue date à l’hostilité des Travaillistes anglais depuis les incartades de M. Snowden. On pourrait rappeler à M. Attlee que les brillantes qualités dont il a fait preuve comme Premier Ministre justifient au contraire les réflexions prolongées d’un parlement sur des traités qui donnent en fait à l’Angleterre le rôle d’arbitre dans la nouvelle union de l’Europe Occidentale. L’intention de M. Churchill d’asseoir comme cinquième grand l’Allemagne de Bonn dans les Conseils de l’Alliance Atlantique au même titre que la France, justifierait aussi une certaine réserve. Dans la lettre de Churchill à Mendès-France, dont le ton était un peu comminatoire, on peut se demander si, dans leur hâte de réarmer l’Allemagne, les Anglais ne desservent pas leur cause.
Les Chances d’une Conférence Anglo-Soviétique
La manière dont M. Attlee a réclamé, dans le même discours, une conversation immédiate avec Boulganine, si elle est autre chose qu’une manœuvre démagogique, montre aussi la perspicacité politique du leader travailliste, Il faudrait, en effet prendre les Russes pour des naïfs – et Molotov en particulier – pour espérer les convaincre de renoncer à l’épouvantail de la bombe H qui sert si bien leur politique. Les journaux et la radio russes ne cessent de parler des progrès extraordinaires de leur équipement nucléaire tant militaire que civil, et des risques de destruction totale que ces engins sont capables de faire courir aux « impérialistes ». Bluff sans doute, mais qui prend.
Cette menace qui se développe avec le temps est le meilleur moyen d’agir sur les opinions publiques, libre de s’exprimer, et de les pousser à faire pression sur les gouvernements pour les empêcher de répondre aux empiètements du communisme. Churchill, lui, ne se fait pas d’illusion et veut répondre à la menace dans la fabrication de bombes équivalentes à celles que les Russes prétendent posséder. Ce n’est pas en effet la nomination de 12 nouveaux maréchaux en U.R.S.S. qui fait bien augurer des conférences du désarmement dont entre parenthèse « La Pravda » d’hier annonçait le prochain échec.
L’Affaire de Yalta
Les Américains avaient projeté de publier les Minutes de Yalta, c’est-à-dire le compte-rendu des débats entre Roosevelt, Staline et Churchill, où les Occidentaux ont virtuellement abandonné l’Europe orientale et centrale aux Soviets. Churchill s’y est opposé, bien que la plupart des délibérations de l’époque soient déjà connues. Les Américains ont passé outre. Churchill craint en effet que son rôle apparaisse aussi peu flatteur que celui de Roosevelt, que l’Administration républicaine vise par cette publication.
A vrai dire, Churchill n’avait pas plus qu’aujourd’hui d’illusion sur les intentions soviétiques, mais comme Roosevelt (c’était en février 1945), il était hanté par les bombardements des V2, et poussé par une opinion publique anxieuse et épuisée, prêt à terminer la guerre au plus tôt, même au prix de concessions faite à Staline moins pressé d’aboutir. Concessions qui paraissent aujourd’hui extravagantes, mais qu’il serait injuste de juger ainsi quand le dénouement est connu.
L’Incident des Escorteurs Allemands
Un petit incident assez savoureux : les Allemands ont commencé à construire, comme les traités leur en donne droit, trois petits navires de 1.500 tonnes destinés à la police de la Mer du Nord. Ces escorteurs qui ne devaient pas dépasser la vitesse de 30 nœuds ont été jugés par les Anglais susceptibles d’en faire 45 et, de plus, de porter des canons lourds. Ils n’ont pas hésité à en interdire l’achèvement, puis, se ravisant, vont tout simplement les faire achever à leurs frais et pour leur propre compte.
On voit que les Britanniques, en matière d’armes navales, ne perdent pas de vue leurs intérêts. Si nous nous montrons aussi attentifs aux armements terrestres dont l’Allemagne va disposer, on verra surgir de belles querelles.
Les Intrigues en Orient
Cet accès de mauvaise humeur des Anglais vient sans doute des tentatives faites par la diplomatie française en Orient, auxquelles nous faisions allusion samedi dernier.
Le projet de la Grande Syrie qui réunirait la Syrie et la Jordanie à l’Irak, aujourd’hui associé au Pakistan et à la Turquie, pacte auquel les Anglais ont manifesté l’intention de se joindre eux-mêmes, rencontre en Syrie une opposition, surtout dans les milieux militaires, qu’il sera difficile de surmonter. La France, qui conserve en Syrie, des influences, appuie cette résistance, comme en témoigne la récente interview d’un responsable Syrien dans un quotidien français. Le Liban est également hostile à un bloc qui unirait les Anglo-Saxons au Monde Arabe. L’Egypte résiste, ouvertement appuyée par l’Arabie Séoudite, si bien que la France apparaît aujourd’hui comme le soutien de l’indépendance des pays arabes ! Ce que nous voudrions bien monnayer contre certains apaisements en Afrique du Nord.
Le jeu est-il payant ? Nous en doutons. Américains et Anglais paraissent bien accordés en Orient, et Eden va se rendre prochainement à Ankara ; l’intérêt du Monde libre est évidemment que l’Islam se range dans son camp. Il ne faudrait pas donner l’impression que nous allons à l’encontre.
La Spéculation à Wall-Street
Nos lecteurs se souviennent peut-être du coup de frein donné en janvier à la hausse des cours de la bourse de New-York. Entre temps, la spéculation et l’épargne ont repris leurs positions et la cote s’est encore élevée. Un nouveau coup vient d’être porté à l’indice des valeurs par une enquête sénatoriale sur le rôle de la spéculation ; l’effet a été brutal et le public a pris peur. L’Administration qui pense aux élections de 1956, ne voudrait pas qu’à l’euphorie actuelle succède une dépression au moment où l’électeur se rendra aux urnes. D’où son souci de modérer la hausse. Il ne faut pas cependant inquiéter l’opinion, et les responsables sont agités de préoccupations contraires. Qui l’emportera de la sagesse ou de l’optimisme sans nuance ?
L’issue de ce débat financier n’intéresse pas que les Etats-Unis, mais le Monde libre en général et la France également. L’économie libre a donné depuis un an des preuves brillantes de sa vitalité et de ses ressources, mais un excès de confiance pourrait compromettre le succès, qui doit être continu et par là même prudent. La technique réussira-t-elle à imposer cette modération ? On est curieux de le savoir.
CRITON