Criton – 1955-03-05 – Aux Quatre Coins du Monde

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Le Courrier d’Aix – 1955-03-05 – La Vie Internationale.

 

Aux Quatre Coins du Monde

 

Les sujets d’intérêt ne manquent pas : la ratification des Accords de Paris par le Bundestag, les suites de la Conférence de Bangkok, la nouvelle crise de la Livre, le sérieux incident Egypto-israélien, les élections japonaises et, de moindre importance, la construction de la bombe H en Angleterre, les heurts hispano-américains, les nouveaux remaniements dans les hautes sphères soviétiques. Rien de tout cela d’ailleurs ne modifie sensiblement l’aspect des relations internationales.

 

La Ratification des Accords de Paris

Adenauer a triomphé à Bonn, malgré le flot d’éloquence auquel il a eu à faire face et la petite crise ministérielle qui marque le différend entre chrétiens-démocrates et libéraux au sein de la coalition gouvernementale ;  même l’accord sur la Sarre a été voté à 60 voix de majorité alors qu’on n’en espérait que 40. La parole est au Conseil de la République qui ne pourra guère se dérober. Il serait temps de clore ce chapitre si l’on veut éviter que les relations franco-allemandes ne retournent à l’aigreur traditionnelle.

Dans certains milieux français, on semble l’avoir compris. En Allemagne on le souhaite également. Une nouvelle crise n’est plus possible. Les Russes en prendront leur parti, assure le Chancelier allemand. Il y a longtemps, sans doute, qu’ils l’ont dû prendre. Nous avons toujours pensé, compte-tenu des thèmes qu’ils fournissent à la propagande, que les Soviets n’ont jamais songé à acheter par des concessions, la renonciation au réarmement allemand qui, dans l’état présent des forces, ne les gênera guère.

 

Après la Conférence de Bangkok

On s’est plu à minimiser la portée de la Conférence de Bangkok. Elle n’a pas fourni, en effet, des communiqués spectaculaires. Une carrosserie sans moteur a-t-on dit. Il faut y voir de plus près.

La tournée entreprise après Bangkok par Foster Dulles, en Birmanie, au Laos, au Cambodge et à Saïgon n’a pas été de pure courtoisie. C’est au Laos que la pression communiste est la plus forte puisque les rouges occupent deux provinces du Nord, en dépit des Accords de Genève. C’est là que les Américains négocient un traité d’assistance économique et militaire destiné à garantir l’indépendance du petit royaume qui commande la route du Mékong vers le Sud. Les Américains ne sont pas décidés à abandonner le Sud-Est asiatique au communisme, et les Anglais, malgré les divergences de vues qui les opposent en principe aux Etats-Unis, sont en réalité d’accord. Mais il faut ménager la susceptibilité des pays du groupe de Colombo. Le Siam aurait bien voulu obtenir aussi des garanties américaines et leur offraient même des bases militaires, mais Foster Dulles préfère s’engager au point même où couve le feu.

La nouvelle stratégie américaine comporte deux plans connexes : une force tactique mobile susceptible de se porter avec le maximum de rapidité par air et par mer au point attaqué, et une puissance combinée aéronavale capable de frapper sur tous les endroits vulnérables en représailles d’une agression locale. Cette double menace donne à réfléchir aux Chinois qui paraissent d’ailleurs s’être assagis. Rien de grave ne s’est passé dans le détroit de Formose, et Pékin négocierait la libération des aviateurs américains prisonniers. Moscou sans doute n’est pas préparé à appuyer une aventure qui serait particulièrement coûteuse, la riposte américaine ne faisant guère de doute.

 

Les Conséquences pour la France

Ce qui est affligeant c’est de voir l’influence française décliner avec rapidité en Asie, alors que nous avons résisté des années durant aux offres d’appui que les Etats-Unis auraient fourni avec notre collaboration quand il était temps de redresser la situation au Vietnam.

Dans le domaine militaire, le corps expéditionnaire qui a connu la défaite est réduit à 50.000 hommes rassemblés autour de Saïgon ; dans l’ordre économique, nos exportations ne jouissent plus d’aucun avantage contre une concurrence avec laquelle on ne peut lutter. Dans l’ordre culturel seulement, espérons-nous conserver quelques positions provisoires ; le bilan ne pouvait guère être plus négatif. La politique française dans tous les domaines n’a jamais su céder à temps quelques privilèges pour garder l’essentiel. Elle a tenu jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à tout perdre. L’exemple de l’Indochine risque de n’être pas le dernier.

 

La Crise de la Livre Sterling

Nous avions été jusqu’à l’an passé, très pessimiste sur la situation économique et financière de l’Angleterre. Le « boom conservateur » qui dure depuis un an, favorisé par le redressement général des économies de l’Europe occidentale nous avait apparemment donné tort : relèvement des réserves de devises, fin des restrictions alimentaires, réouverture des marchés à terme des matières premières, augmentation de la production, plein emploi de la main-d’œuvre, perspectives de convertibilité de la Livre, ce tableau était brillant.

En réalité, cette prospérité brusquement retrouvée portait en elle-même les signes d’une rechute. Le public anglais, sevré si longtemps, s’est rué aux achats ; l’industrie, pour faire face à la demande intérieure et continuer à exporter, a eu recours au crédit pour développer son équipement et a dû importer massivement les matières premières nécessaires à cette production accrue. La balance des comptes n’a pas tardé à chavirer ; le déficit en janvier a pris des proportions alarmantes. La Livre transférable a baissé sur les marchés extérieurs, dérobant ainsi au trésor les dollars nécessaires aux importations. M. Butler a dû, malgré l’approche des élections, donner un coup de frein brutal : hausse de l’escompte de 3 à 4 1/2, restrictions au crédit bancaire et à la consommation, intervention à la banque d’Angleterre sur les marchés de Livres transférables. Le retour à une certaine austérité paraît inévitable. Les Anglais, pourtant fort experts en matière financière, nous semblent avoir commis une erreur qu’il sera difficile de réparer.

Il est à notre avis, impossible de rouvrir des marchés mondiaux de matières premières, même sous certaines restrictions, sans monnaie convertible. Tant que la Livre a paru s’orienter vers une convertibilité prochaine, le système a fonctionné d’autant mieux que le prix des marchandises montait. Cependant, nous n’étions pas seuls à penser qu’il s’agissait d’un bluff et que la Livre ne serait même pas convertible dans cinq ans, au train où vont les choses, bien entendu. Dès que les commerçants du monde se sont rendus compte des perspectives, les capitaux flottants ont fui l’Angleterre et la Livre a baissé. De nouvelles restrictions aux échanges seront inévitables. La politique de prestige veut qu’on opère à coup sûr, sinon la marche arrière est pire dans ses effets qu’un scepticisme prudent. Le Gouvernement conservateur va connaître des temps difficiles.

 

L’Incident Egypto-Israélien

Après la conclusion du Pacte Irako-Pakistanais et la désagrégation de la Ligue Arabe, le Caire avait besoin d’un incident dramatique pour rappeler au Monde arabe l’existence du péril israélien. Si l’on adopte l’adage « Is fecit cui prodest », on verrait la main de l’Egypte dans le combat qui a coûté la vie à 50 de ses soldats. Cependant, les rapports neutres semblent jusqu’ici accuser Israël. On ne voit pas pourquoi les Juifs auraient commis en ce moment une telle maladresse qui va leur aliéner la sympathie déjà chancelante des Etats-Unis. L’histoire n’est pas claire. En Orient elle l’est rarement.

 

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