Criton – 1955-06-18 – Ordre et Désordre

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Le Courrier d’Aix – 1955-06-18 – La Vie Internationale.

 

Ordre et Désordre

 

La stratégie de la détente est marquée de bonnes intentions. Les deux parties et les honnêtes courtiers qui les visitent s’emploient à créer un climat nouveau. Le sourire est partout. Mais dès que l’on passe du cœur à l’esprit, l’optimisme s’obscurcit. De quoi parlera-t-on pour s’entendre ?

 

Difficultés des Problèmes à Résoudre

Les problèmes en suspens depuis dix ans sont au même point et ceux qui ont été résolus, comme l’accord sur l’Autriche, n’étaient qu’affaire de bonne volonté. Les autres malheureusement demandent des concessions mutuelles et déjà les vetos s’élèvent : ne touchez pas aux satellites, dit Moscou ; ne nous parlez pas de neutralité allemande, dit l’Occident. L’Occident en effet, n’a rien à offrir. Tout ce qui pouvait être objet de marché a été acquis par les Russes qui ne peuvent rien céder sans contre-partie. Il y a cependant dans ce double mur une légère faille ; les derniers événements nous ont appris, si nous ne devinions déjà, que les Soviets perdaient volontiers la face et ne craignaient pas de se contredire. C’est là-dessus que repose tout espoir.

 

L’Étoile de Krouchtchev pâlit-elle déjà ?

A force de réfléchir sur le nouveau cours des choses, on en vient à se poser clairement la question : qui gouverne à Moscou ? Molotov est passé au rôle de feu Vichinsky sans rien perdre de ses attributions officielles. Cependant, il prend tranquillement le bateau quand les grands problèmes se débattent entre Nehru et les officiels du Kremlin. Il a d’ailleurs, à Vienne, fait clairement allusion à sa prochaine retraite.

Jusqu’au voyage de Belgrade, on voyait en Krouchtchev le maître de l’heure ; mais depuis, des bruits circulent de son déclin. Et tôt ou tard, les bruits à Moscou finissent par être confirmés. Malenkov, puis Molotov, Krouchtchev serait-il à son tour, sans changer de fonction (il est secrétaire du Parti) éliminé du pouvoir suprême ? Pendant que les débats se poursuivent, le maréchal Joukov continue avec son « vieux compagnon d’armes » Eisenhower une correspondance amicale et mystérieuse. Pour qu’il se permettre de le faire et surtout d’en parler, il faut qu’il n’ait pas grand monde à craindre au-dessus de lui ; l’influence grandissante des militaires – des vrais qui ont combattu – est en tous cas indéniable, plutôt d’ailleurs que d’une rivalité, on a l’impression à Moscou d’un certain désordre. La hiérarchie suprême est assez confuse.

Selon les observateurs occidentaux qui depuis quelque temps sont très souvent conviés aux réceptions et aux agapes qui les suivent, la détente prend parfois l’aspect de la pagaïe ; pour nous qui ne voyons les choses que de loin et à travers les textes, nous commençons à douter qu’il y ait un plan établi par les Russes pour les prochaines entrevues ; la détente bien sûr ; à propos de quoi, on ne sait pas trop. On verra bien.

 

Le Rôle des Experts

Si l’on n’y voit pas plus clair, ce n’est pas faute d’experts qui se réunissent aux quatre coins du monde pour parler de tout et dresser des plans. On disait autrefois que lorsque les experts s’en mêlaient, on était sûr que la question serait enterrée. Ce n’est plus tout-à-fait vrai, car il n’y a plus de diplomate sans sa cohorte d’experts. Sans doute les succès sont rares ; mais enfin à Vienne du moins, ils n’ont pas réussi à trouver la question insoluble ; ou plutôt, ils en ont trouvé plusieurs, mais les Russes ont préféré céder et ont passé outre ; les Occidentaux n’ont eu qu’à suivre. Mais quand il sera question du désarmement !

 

Le Contrat de l’Automobile aux U.S.A.

Réduits comme nous le sommes à des considérations si peu concluantes, revenons à quelque chose de précis : l’accord entre le Syndicat de l’automobile aux Etats-Unis et deux des trois grandes compagnies, Ford et la « General Motors ». On conteste de part et d’autre d’ailleurs la portée du nouveau contrat où il est stipulé que les Compagnies verseront à un fonds de garantie correspondant à 5 cents de l’heure de travail, une somme suffisante pour arriver à payer pendant six mois, en cas de chômage, 60 à 65 pour cent de leur salaire aux ouvriers ; cela sans préjudice des secours versés par les Pouvoirs publics. Ce qui est nouveau et choque certains traditionnalistes, c’est qu’aux Etats-Unis on va désormais payer des gens qui ne travailleront pas. Qu’on les aide à supporter la crise, fort bien, encore qu’ils devraient s’assurer eux-mêmes. Mais qu’on les paye ! Il est certain que la Société Ford qui a toujours été le pionnier de l’évolution du capitalisme en Amérique n’a pas signé l’accord sans raisons profondes ; car elle aurait pu, s’y refuser et tenir les risques – elle l’a fait déjà dans le passé. Cette raison qui l’a emporté est celle-ci : l’ouvrier est avant tout pour le monde des affaires un consommateur ; le jour où son pouvoir d’achat tombe, c’est la crise qui de locale devient générale. Ce n’est pas dans le cas présent, le travailleur que l’on paye quand il ne fait rien, mais le consommateur dont on garantit le pouvoir d’achat. Si l’on se rappelle que ce pouvoir est la base de toute l’économie de vente à crédit et que c’est l’insolvabilité des acheteurs à crédit qui a donné à la crise de 1929-32 tant de gravité, on comprendra qu’en assurant la sécurité de l’emploi, on consolide l’édifice même de l’économie.

Les adversaires de l’accord de l’automobile en voient par contre les dangers : son caractère inflationniste d’abord. En élevant le prix de revient, c’est la monnaie qui perd de sa valeur. D’autre part, cette charge nouvelle risque de ruiner les petites entreprises déjà marginales qui ne pourront supporter ce que peuvent les Grands. On craint aussi que cette sécurité de l’emploi et les obligations qu’elle comporte ne freine l’esprit d’entreprise chez l’employeur et le goût du risque et la mobilité de la main-d’œuvre. On y voit aussi une cause de chômage ; car les employeurs tendront à ne s’assurer que le minimum de travailleurs de peur d’avoir à subventionner ensuite ceux qui seraient en surnombre. On y voit en somme le début d’une sclérose de l’économie dont les succès éclatants reposent sur l’initiative, le risque et même l’intrépidité. Le jour où l’économie américaine sera fonctionnarisée, dit-on, qu’aurons-nous à opposer au socialisme ? On en arrivera à une économie de rente comme en Angleterre et en France ; avec elle, la médiocrité ; la prospérité des Etats-Unis ne sera qu’un souvenir.

Ces critiques sont fondées, mais plus en apparence qu’au fond. On ne va pas contre les grands courants de l’évolution sociale et Ford voit juste ; il n’y aura plus de crise économique le jour où le travailleur saura qu’il ne peut en être la première victime. Outre la justice sociale qui y trouve son compte, la mesure, malgré les inconvénients qu’on y voit, est la meilleure garantie d’une prospérité durable ; elle en freinera peut-être, sans doute même, le rythme ; mais après tout, faut-il s’en plaindre ? C’est la rapidité de progrès qui est aujourd’hui son plus grand risque.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-06-11 – Changement de Décor

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Le Courrier d’Aix – 1955-06-11 – La Vie Internationale.

 

Changement de décor

 

Ce titre exprime exactement pour nous l’état présent de la situation internationale ; au théâtre, lorsqu’un acte est achevé et que les machinistes montent le cadre du suivant ; les machinistes en l’occurrence sont Krouchtchev et Boulganine. Le rideau est tombé sur la ratification des Accords de Paris et les menaces de représailles soviétique ; l’O.T.A.N. rouge de Varsovie. Une courte pause ; puis l’invitation du Chancelier autrichien à Moscou ; le traité signé et paraphé en un tournemain après huit ans d’obstruction, sitôt après un plan de désarmement très raisonnable en apparence ; puis ce fut le voyage à Belgrade et la réconciliation avec Tito ; la tournée mystérieuse à Sofia et à Bucarest de Krouchtchev et Boulganine ; l’accueil triomphal de Nehru en U.R.S.S. Enfin, hier la note qui demande d’urgence Adenauer à Moscou pour renouer des relations normales avec la République fédérale. A remarquer que cette note, curieuse dans la forme n’est pas du style Molotov ; tout cela en Occident ; en Extrême-Orient la libération de quatre prisonniers américains par Pékin et la trêve de fait dans le détroit de Formose. Dans ce cadre imposant on va tourner la Conférence des Quatre Premiers ministres à Genève le 18 juillet.

 

L’Attitude des Occidentaux

L’Occident n’a pu devant ces événements que prêter son concours, un peu désorienté mais au fond assez uni. Prudence et discrétion sur des contre-propositions encore vagues, aux offres soviétiques dont on ignore la nature et surtout l’étendue. Eisenhower et Pinay ont déclaré en des termes concordants que l’acte qui s’ouvre serait long, plein d’embûches et de difficultés, mais l’optimisme est de rigueur et beaucoup de patience avec, bien entendu. Pour une fois, force est à tous, chroniqueurs ou diplomates, d’adopter la formule anglaise « wait and see ».

 

Qu’y a-t-il de Changé ?

Les commentateurs sont d’accord sur un point : il y a quelque chose de changé ; ils ne le sont plus pour dire quoi. Voyons un peu. Un nouveau style est un changement de personne. L’équipe Molotov se préoccupait d’abord de propagande ; mettre l’Occident sans répit sur la défensive et le rendre responsable des obstructions que les Soviets s’arrangeraient à rendre inévitables.

Tactique qui dure depuis des années et qui a fini par s’user. Les imbéciles eux-mêmes n’y croyaient plus et les fanatiques étaient gênés ; le style Krouchtchev est entièrement neuf. Poli, prolixe ; on peut entendre dans ses propos toutes sortes de beaux espoirs de collaboration dans tous les domaines, politiques, économiques, culturels. Il ouvre toutes les portes sans qu’on sache sur quoi exactement. Mais chacun y trouve une perspective favorable à ses vues personnelles et à la rigueur Nehru comme Eden y peut loger ses propres vues.

La tactique est ainsi très favorable pour créer une atmosphère d’intérêt, voire de sympathie, et rendre du crédit à la diplomatie soviétique qui en avait grand besoin. On peut s’attendre aussi bien à des coups de théâtre, genre traité autrichien, qu’à des pourparlers pour rien, comme naguère au Palais Rose ; les chances sont égales. L’attention en tous cas est ranimée, ce qu’il fallait. Il y a cependant un dilemme qui se présente pour Krouchtchev. Il ne peut pas décevoir longtemps l’attente de son public. Il faut qu’il se passe avant longtemps quelque chose sur la scène de vraiment inédit. Or les Occidentaux ne prendront à Genève des initiatives que pour la forme. Il faudra donc que Krouchtchev fasse comme à Vienne des offres concrètes, par conséquent des sacrifices ; sinon, la déception venue, la méfiance qui est encore chaude serait plus lourde que jamais. Or Washington a un peu ouvert son jeu ; si vous voulez que nous reculions en Europe, il faut libérer les satellites et les neutraliser ; le prix pour Moscou est gros.

 

Les Résultats du Voyage à Belgrade

C’est comme nous l’avons dit avant le voyage le but de la visite, humiliante à nos yeux d’Occidentaux, de Krouchtchev et Boulganine à Belgrade. On sait maintenant que les conversations préliminaires entre Tito et les Russes avaient été très détaillées ;  un ingénieur yougoslave viendrait de livrer aux services secrets américains, les plans du dernier moteur d’aviation de chasse soviétique offert par les Russes à Tito il y a quelques mois, petit cadeau préparatoire à une entente qu’on voulait, à Moscou, totale. Tito ramené dans l’orbite d’un communisme élargi et même quelque peu hétérodoxe – Krouchtchev et Boulganine n’ont pas sur le marxisme léninisme des idées très arrêtées. – Entre deux verres de vodka, on peut concilier bien des dogmes. Mais Tito est abstinent et il se sait surveillé et même filé de près par l’Intelligence Department américain et n’entend pas renoncer aux dollars. Il ne s’est pas laissé conter par une sorte de fédération danubienne dont il aurait été l’inspirateur, mais non le maître, un délégué de Moscou plutôt présidant le groupe d’états soi-disant neutres, la ceinture rose d’un communisme adouci. Il aurait été prisonnier de son alliance avec l’U.R.S.S. L’indépendance a été pour lui fructueuse, mais il a laissé venir les Russes jusqu’à lui et sans les décevoir tout à fait, n’a rien promis de définitif. Il est aussi habile que ses anciens maîtres.

Comment dès lors, sans être sûr de Tito, les Russes pourront-ils offrir à l’Occident un plan qui bouleverse le statut actuel de l’Europe et comporte la réunification de l’Allemagne quelles que soient les modalités imaginables de cette reconstitution germanique ?

 

Le Rôle du Chancelier Adenauer

Le chancelier Adenauer qui maintenant, en marge des quatre Grands, est un cinquième qui compte de plus en plus, ne se laissera pas facilement circonvenir. Il a fermement axé sa politique sur l’Alliance américaine, et l’opinion allemande le suit et le suivra. Même si l’Alliance Atlantique devait subir une nouvelle crise, l’Allemagne de Bonn resterait seule dans la ligne de Washington. C’est un roc que Moscou aura peine à faire sauter et le Chancelier ne vendra pas sa position contre une réunification pleine de restrictions, qui au surplus, il n’a peut-être pas tellement hâte de voir s’accomplir. Le risque pour la nouvelle politique soviétique est de retourner à l’ornière d’antan ; l’opinion aurait tôt fait de conclure qu’elle est demeurée la même et que la faute lui incombe. Ce qui pour des raisons assez diverses et faciles à deviner est sans doute le secret espoir des Occidentaux.

 

L’Accord U.A.W. – Ford

Le syndicalisme américain dans les conclusions de l’accord entre les ouvriers de l’automobile et Ford a réalisé, dans une certaine mesure, son objectif : assurer à ses membres la sécurité de l’emploi. On voit là un tournant dans l’évolution du système social américain, une nouvelle orientation de la politique de la libre entreprise. D’aucuns parlent déjà d’un premier pas vers une façon de socialisme. Il est certain que dans le domaine social, les Etats-Unis malgré leurs traditions, ne peuvent que suivre le mouvement qui tend dans tout le monde industriel à substituer à la lutte pour la vie, un système d’assurance contre ses risques et d’abord contre le chômage.

L’accord en question n’est pas une révolution en marche, car dans l’esprit des Américains, sa portée sera limitée, sinon nulle en fait si comme chacun l’espère, de nouvelles dépressions tragiques sont exclues à l’avenir. Ce qui est changé est ceci. Le système dit capitaliste ne peut, sans être bouleversé dans ses principes et ses méthodes, se maintenir que par une expansion continue plus ou moins rapide, mais sans retour en arrière. Sinon, un nouvel ordre social s’imposerait, ce qui n’irait pas sans drame. Le risque est gros.

 

Les Élections en Sicile

Les Américains viennent de réussir assez bien les élections siciliennes. La Démocratie chrétienne avance fortement et les communistes reculent un peu. A la veille du scrutin, les accords Etats-Unis-Italie avaient été signés qui prévoient 70 millions de dollars pour le redressement économique de la Péninsule dont la moitié pour la Sicile. L’Île a déjà fait des progrès remarquables grâce aux prêts et dons antérieurs, et la misère a reculé, pas assez cependant pour que la propagande moscovite perde ses arguments. Au contraire même, car la propagande révolutionnaire est sans prise sur la misère lorsqu’elle est trop profonde. Staline le savait bien.  A un certain degré de dénuement, l’être humain ne réagit pas. Comme dans tout le midi italien, le point critique était atteint où les individus ont assez de ressort pour prendre conscience de ce qui leur manque et pour suivre les appels à la révolte s’ils ne voient pas tout de suite s’améliorer leur sort. Le peuple sicilien a cependant senti qu’il était prudent d’attendre de nouveaux progrès après tous ceux qui s’étaient accomplis, et les promesses précisées en temps opportun ont fait leur effet. A Rome comme à Washington l’alerte était sérieuse. On respire.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-06-04 – La Troisième Force

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Le Courrier d’Aix – 1955-06-04 – La Vie Internationale.

 

La Troisième Force

 

L’énigme des entretiens de Belgrade rend perplexes non seulement les commentateurs, mais semble-t-il, les chancelleries. A Washington en particulier, on se demande pourquoi Krouchtchev et Boulganine se sont exposés à cette humiliation. Une conférence entre les Occidentaux et Tito sera fort opportune après la conclusion des entretiens soviéto-yougoslaves.

 

La Disgrâce de Molotov

Qu’il y ait quelque chose de changé dans la politique soviétique, cela est indéniable. On annonce presque chaque jour la démission de Molotov. Qu’elle devienne officielle ou non, il reste que s’il dirige encore les bureaux – la dernière note adressée aux Occidentaux est encore de son style – il n’a plus la haute main sur l’orientation générale de la politique extérieure. Krouchtchev à Belgrade a montré son caractère impulsif et brouillon ; il a mis délibérément la querelle entre le Kominform et Tito sur le dos de Beria qui n’a jamais joué aucun rôle dans cette affaire, mais Jdanov ; comme chacun sait, des mensonges aussi puérils discréditent un politicien. De l’avis des témoins oculaires, les Soviétiques à Belgrade, ont fait piètre figure. Un journaliste italien disait que c’était Tito qui paraissait avoir derrière lui les 300 divisions de Moscou.

Nous nous trouvons donc devant une situation assez paradoxale : la direction de la politique étrangère de l’U.R.S.S. coupée en deux : d’une part les bureaux et les fonctionnaires, l’appareil de propagande qui poursuivent leur jeu habituel, et d’autre part des maîtres un peu fantaisistes dont on ne connaît absolument pas les vues. Cela ajoute évidemment à l’embarras des Occidentaux, mais par contre discrédite encore la diplomatie de l’U.R.S.S. dont le prestige est tombé bien bas comme on l’a perçu à la conférence de Bandung. La Russie traverse une période difficile et, n’était la toute-puissance de l’appareil administratif et policier, des bouleversements intérieurs seraient imaginables. L’absence d’un tsar rouge ou blanc se fait sentir en profondeur, et la crise économique et alimentaire développe un malaise. L’hostilité des satellites se montre plus ouvertement.

 

Le Coût de la Propagande Bolchévique

Par contre, la propagande continue son œuvre. L’agence américaine d’information prétend que rien que pour la France et ses possessions d’outre-mer, les Soviets ont dépensé 150 millions de dollars en 1954, soit une cinquantaine de milliards pour soutenir les forces subversives, que les émissions de radio vers les pays libres représentent une somme annuelle de 230 millions, soit 80 milliards. Ces chiffres nous paraissent passablement gonflés, ou plutôt évalués au pouvoir d’achat du dollar. Mais même si on les réduit des trois quarts, il reste qu’un pays aussi pauvre que la Russie, sacrifie des sommes considérables à l’action directe sur l’opinion. Encore ces frais de propagande ne comportent pas les concours bénévoles que le bolchévisme reçoit de ses adhérents et sympathisants, M. Jean-Paul Sartre, par exemple, auquel notre confrère « Le Monde » consacre une interview sur quatre colonnes pour préparer le public français à faire un triomphe à son « Nekrassov ».

Rien d’étonnant à la lumière de ces chiffres que de l’Indochine au Cameroun en passant par l’Afrique du Nord, l’organisation politique qui vise à la ruine de notre œuvre d’outre-mer, dispose de moyens puissants constamment renouvelés. Les Italiens qui paraissent mieux renseignés que les services français sur les dépenses de l’U.R.S.S. à des fins subversives ont donné sur le coût de la propagande dans la péninsule des chiffres qui ne sont pas incompatibles avec ceux de l’Agence américaine, une trentaine de milliards de Lires pour l’année 1954, ce qui ajouté à l’ardeur naturelle des militants représente un sérieux moyen d’action. En face de cela il n’y a pas grand-chose. Disons pour n’offenser personne que dans ce domaine ni les Français ni les Américains n’en ont pour leur argent.

 

La Troisième Force

Quel que soit le sens dans lequel évoluera la stratégie de la détente, sens tout à fait imprévisible pour le moment, un fait émerge. Une masse d’opinion extrêmement large est hostile à la politique des blocs et appuie tout effort d’apaisement dans la guerre froide. Dans son ensemble, cette opinion diffuse a plus de sympathie pour les Occidentaux, en particulier les Etats-Unis et l’Angleterre, que pour le Bloc communiste. Cela était déjà clair à Bandung et le devient chaque jour davantage.

De cette opinion, qui par le nombre représente une force morale et éventuellement matérielle, puissante, le communisme a dû tenir compte. Alors qu’il croyait avoir mis de son côté les peuples sous-développés, ceux-ci se méfient. Même dans les pays dits coloniaux, les nationalismes ne se servent du communisme qu’avec circonspection. Dans cette évolution, le rôle personnel du président Eisenhower a été considérable. Sa politique qui non sans raison, a été taxée de faiblesse, a par contre été appréciée pour son désir sincère de conciliation, sa patience sous l’injure et les provocations par beaucoup d’hommes politiques, anti-américains par système et par conviction. Ce qui montre une fois de plus que toute politique poursuivie avec persévérance donne des résultats après qu’elle a payé les erreurs et épuisé les inconvénients qu’elle comportait. Ce qui est plus fâcheux, c’est de mettre en œuvre une politique, d’en subir toutes les servitudes et de l’abandonner au moment où elle pourrait porter ses fruits.

 

Le Retour à l’Europe

C’est ce qui s’est produit si souvent en France et tout récemment avec la C.E.D. Après le triste épisode Mendès-France, on revient prudemment et à pas feutrés à une « relance européenne », en cherchant à ménager toutes les tendances, aussi bien à l’intérieur qu’auprès des partenaires éventuels. On n’attend pas grand-chose de la réunion de Messine, sinon l’intention de reprendre le fil de l’œuvre interrompue, ce qui sera déjà fort difficile. Car à côté de ceux qui sont demeurés européens tant par conviction que par intérêt, comme les Ministres du Benelux, il y en a d’autres qui ne sont plus très ardents. Ceci vise le Ministre allemand de l’Economie, Ludwig Erhard, pour qui les idéaux comptent peu.

L’Allemagne aujourd’hui libre et toujours lancée dans son puissant développement économique trouverait, peut-être, dans l’association européenne telle qu’on la concevait jusqu’ici, plus de servitudes que d’avantages, et c’est effectivement ce que nous avions craint avant même qu’on ne rejetât la C.E.D. Celle-ci et ses corollaires auraient retenu l’Allemagne fédérale sur la voie de la prépondérance économique qu’elle sera fatalement amenée à exercer sur le continent si sa liberté d’action n’est pas limitée par des règles impératives de solidarité européenne.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-05-28 – Neutralisme Contagieux

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Le Courrier d’Aix – 1955-05-28 – La Vie Internationale.

 

Neutralisme Contagieux

 

Le cours nouveau donné à la politique internationale par les Soviets pousse chaque commentateur à l’interpréter selon ses désirs. Les uns y voient les signes de la paix et les autres de nouveaux pièges, ce qui d’ailleurs n’est pas contradictoire. Le problème de fond nous parait simple : les Russes réussiront-ils à renvoyer les Américains chez eux avant qu’eux-mêmes ne soient obligés d’abandonner leurs conquêtes en Europe ? Vu sous cet angle précis, le débat est essentiellement psychologique.

 

Le Traité Autrichien

En effet, en rendant à l’Autriche sa liberté sans marchandage, et même en souscrivant à des concessions qui n’étaient pas prévues dans les projets antérieurs, les Russes ont donné une impulsion passionnelle au courant neutraliste. Ils en avaient déjà senti la force à Bandung : hostilité générale à la politique de force, crainte de l’expansion communiste, lassitude de la guerre froide. Les Soviets étant sans tradition, ni principes, ni préjugés ont vu le parti qu’ils pouvaient tirer de ce sentiment pour réaliser leur but suprême : éliminer la présence américaine de l’Europe. Ils ont senti également que pour réussir il fallait y mettre le prix et peut-être abandonner des positions. Les Américains, eux, ont vu le danger et – il faut le reconnaître, avec une certaine satisfaction et surprise – la plupart des Européens responsables. Car, il y a un autre sentiment dont les Russes sont incapables de mesurer la puissance : si beaucoup d’Européens semblent hostiles aux Etats-Unis, ces mêmes personnages se pendraient à leurs basques s’ils annonçaient leur départ. La présence américaine, outre qu’elle est une manne pour beaucoup, représente pour tous la garantie, la seule véritable, de la paix et de la liberté. Et les opinions d’Occident n’ont pas la volte-face aussi facile que ces Messieurs du Kremlin.

 

Le Voyage à Belgrade

Ainsi donc, Krouchtchev et Boulganine vont à Canossa ! Tito le « renégat » daignera recevoir en son palais les maîtres de la Grande Russie. La surprise a suffoqué beaucoup de commentateurs. Pour nos lecteurs, depuis longtemps, au fait du double jeu de Tito, ils y verront l’aboutissement d’une assez triste farce.

Malgré tous les avertissements, les Américains ont misé sur Tito : un milliard de dollars ; les Anglais ont suivi, et nous Français avons donné de notre poche de contribuable des milliards – combien ? – pour la bonne marche de la dictature communiste du sieur Tito. Ce n’est pas qu’il change de camp. Il est bien trop malin. Il sera le Nehru de l’Europe et s’il y a des roubles disponibles, pourquoi pas ? Nehru se fait bien construire des aciéries par les Soviets pendant que les dollars empêchent les Indiens de mourir de faim. Pour les Etats-Unis, qui n’avaient plus d’illusion depuis le voyage de Tito aux Indes et en Birmanie et ses entretiens avec Nasser, ils voient s’effriter la chaîne de protection autour de l’empire des Soviets si coûteusement établie. Le pacte balkanique est chose morte ; le voyage de Menderes à Belgrade en a sonné le glas. Si l’Adriatique n’est pas ouverte aux Soviets elle ne leur est plus tout à fait fermée. Les Italiens sont à nouveau inquiets. Avec la neutralité passive de l’Autriche au Nord et la neutralité active de Tito à l’Est, les Italiens se sentent en première ligne. Il est vrai que leur valeur stratégique s’en accroît d’autant.

 

Le Neutralisme contagieux

Le neutralisme est contagieux, mais la contagion est à la fois capricieuse et incontrôlable. Sera-t-elle plus forte à Bonn qu’à Varsovie ? On a mis en mouvement une idée-force qui peut devenir révolutionnaire et contre laquelle les tanks ne peuvent pas toujours suffire. Le neutralisme peut se retourner contre Moscou aussi bien que contre Washington. Si Krouchtchev et Boulganine, et pas Molotov, vont à Belgrade, c’est qu’ils ont des raisons sérieuses pour faire le voyage. Tito a des ambitions. Sous couleur de neutralisme, il serait bien une fédération des pays slaves sous son égide. Il avait déjà essayé sous Staline avec la complicité de Dimitrov. Celui-ci y perdit la vie. Les Russes vont-ils, à Belgrade, pour étouffer un mouvement « Titiste » dans leurs possessions et tâcher de s’entendre pour éviter une rébellion dont Tito serait l’inspirateur, ou bien veulent-ils lui faire patronner en Europe centrale un ordre nouveau dont il serait l’exemple, mais qui ne mettrait pas en cause l’autorité soviétique ? C’est probablement un peu de l’un et de l’autre. Ils n’auront pas la partie facile.

 

L’Énigme Allemande

Et l’Allemagne ? Car une fois de plus l’Allemagne sera le point décisif. Si l’Allemagne se prononce pour le neutralisme il triomphera, sinon les Soviets en feront les frais. C’est pourquoi ceux-ci ne sont pas pressés de faire le pas décisif, c’est-à-dire d’offrir en échange de la neutralité l’abandon de la zone orientale. Ils veulent être sûrs d’être payés. Cependant, la position d’Adenauer demeure solide. Les Allemands ne se sentent pas comme un petit pays une vocation de neutre. Ils se veulent une grande puissance. Ils savent aussi qu’ils ne le peuvent que grâce à l’appui américain. Les artifices du Russe n’auront pas grand effet à notre avis, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre une évolution aussi rapide des événements que beaucoup l’espèrent.

 

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La Stratégie de la Détente

 

L’épidémie neutraliste que l’on craignait à Bonn après la signature du Traité autrichien, non seulement ne s’est pas étendue mais, dépassant en cela nos prévisions, ne s’est pas même développée en Europe parmi ceux qui semblaient jusqu’ici particulièrement réceptifs. Le voyage des Krouchtchev et Boulganine à Belgrade a jeté un froid et réveillé des suspicions qui ne demandaient qu’à s’endormir.

A cela est venu s’ajouter l’échec des pourparlers avec Pouchkine à Berlin où les Ambassadeurs alliés n’ont pu obtenir d’atténuation au « petit blocus » de Berlin, c’est-à-dire l’abaissement des péages exorbitants que Pankow prélève sur le trafic routier entre Berlin ouest et la République fédérale. Notre « Monde » lui-même souligne l’échec de cette négociation comme peu favorable au progrès de la détente. De toutes les capitales occidentales, des avertissements viennent souligner que la « stratégie de la détente » – c’est le mot qui prévaut – demandera beaucoup d’habileté et de patience et le moins d’illusion possible. L’ensemble de ces avis témoigne de la maturité politique du Monde libre, marquant un heureux changement d’avec les improvisations antérieures.

 

La Neutralité vue de Washington

Chose curieuse, les Américains seuls – c’est-à-dire Eisenhower – ont fait une allusion vague à une neutralisation possible de l’Europe. L’arrière-pensée de Washington est de lier un statut de neutralité européenne à la libération des satellites de l’U.R.S.S. sans laquelle la neutralisation de l’Europe est irréalisable. Ils pensent ainsi toucher la Russie au point faible et gagner un temps indéfini et du même coup se placer sur un terrain de négociation solide. Ceci est à voir, et la seconde réaction – celle de Dulles – après l’inquiétude soulevée en Europe par la première, a été beaucoup plus réservée.

 

Les Raisons du Voyage des Russes à Belgrade

En effet, une inconnue se présente, et elle est d’importance. Pourquoi les Soviétiques vont-ils à Belgrade ? Un arrangement économique et culturel ne demandait pas un geste aussi spectaculaire. On peut émettre une hypothèse qui n’a pas été jusqu’ici formulée et qui cependant devrait se poser. Les Soviets sentent que leur tutelle sur les pays de l’Europe centrale est précaire, que leur échec dans l’ordre politique et surtout économique est irrémédiable. On ne maintient pas indéfiniment un gouvernement fantoche avec des baïonnettes. Pourquoi les Russes ne tenteraient-ils pas, en se réconciliant avec Tito, de constituer dans ces pays un type de gouvernement titiste qui, les Soviets absents, pourrait trouver un soutien populaire ?

Surveillés par Belgrade et Moscou, ces pays resteraient de leur plein gré dans l’orbite communiste et, même si Tito se laissait entraîner par l’ambition, pourraient se réclamer contre lui de la protection soviétique. Soutenus et surveillés par les deux dictatures, les pays d’Europe centrale pourraient trouver une ligne politique assez analogue à celle qu’a suivie la Finlande, et les Russes seraient délivrés de bon nombre de difficultés qu’ils savent maintenant insolubles. Il faut, à notre avis, un motif de cette nature, pour expliquer le voyage à Belgrade.

C’est à quoi sans doute a pensé Dulles. Ce serait, en effet, faire un marché de dupes, que d’abandonner l’Europe à son sort même après la libération des Satellites, si cela consistait en définitive à leur faire goûter le communisme de Tito après celui de Staline. Une Europe neutre ne peut être que vraiment libre et c’est à ce à quoi les Russes ne peuvent se résigner, car ce serait revenir en somme à la position de 1939, l’hitlérisme en moins.

 

La Conférence à Quatre

Si les positions restent telles que les ont définies M. Pinay et le chancelier Adenauer, approuvées par Dulles dans sa dernière conférence de presse et à Rome par Scelba, on ne voit pas quelles perspectives pourrait ouvrir la Conférence à Quatre des chefs de gouvernement. Il y a sans doute les plans de désarmement. Malgré le vibrant appui que le plan russe a rencontré à Londres par la voix de M. Nutting, chacun pense qu’il s’agit là d’une manœuvre électorale, que d’une conviction.

Les Russes sont en train de rénover complètement leur armement terrestre en fonction de l’apparition des armes nucléaires tactiques, et de reconstituer une aviation en éliminant les types périmés. L’effort est énorme et demande des sacrifices que le retour à la priorité pour l’industrie lourde ne fait que souligner. Inquiets sans doute de l’ampleur des besoins, ils sont favorables à une limitation de ces armements qui ne serviront pas avant d’être eux-mêmes périmés. L’Occident n’a pas grand intérêt à leur faciliter la tâche. Car pour la France ou l’Angleterre, une réduction des armements ne représenterait aucune économie ; l’aide américaine et les commandes off-shore disparaîtraient, et cela mettrait en crise certaines industries, et d’autres par réactions. Les effectifs à cause des besoins outre-mer ne seraient pas sensiblement réduits, et le budget militaire peu ou pas allégé.

Les Américains n’ont aucun intérêt à abandonner même partiellement leur supériorité technique en matière d’armement. Economiquement, cela poserait des problèmes nouveaux qui ne seraient pas compensés par des avantages financiers appréciables.

De ce côté, la position des Alliés demeure très solide et leur solidarité n’est pas susceptible d’être ébranlée, mais alors on ne voit pas quel genre d’accord Est-Ouest on se propose, à moins que l’on ne se contente d’assouplissements modestes dans le domaine des échanges et des relations matérielles et morales en général. C’est pour le moment tout ce que l’on peut demander.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1955-05-14 – Où l’on bat les Cartes

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Le Courrier d’Aix – 1955-05-14 – La Vie Internationale.

 

Où l’on Bat les Cartes …

 

L’activité diplomatique de ces derniers jours a de quoi submerger un commentateur ; la série des entretiens de Paris sur de multiples sujets : l’entrée de l’Allemagne dans le concert occidental, les débats difficiles sur l’Indochine, les dernières délibérations avant la signature du Traité autrichien, la préparation de la Conférence à Quatre, l’invitation aux Soviets, sans oublier les derniers accrochages sur le Statut sarrois. Même activité de l’autre côté, la Conférence de l’O.T.A.N. rouge à Varsovie, les voyages à Pékin des émissaires du bloc neutraliste d’Asie, enfin et surtout le nouveau plan de désarmement publié par Moscou. La difficulté pour faire le point est de négliger ce qui est purement formel et spectaculaire pour percer les intentions et de savoir s’il y a véritablement un mouvement caché derrière l’agitation apparente.

 

Le Nouveau Statut de l’Allemagne

Disons d’abord que les diverses cérémonies qui ont marqué l’entrée de l’Allemagne dans le conseil des pays occidentaux n’ont pas été de pure forme. Quoique prévu et réglé d’avance, le protocole est un événement dont la signification est apparue seulement au moment où il était solennellement consacré : Réhabilitation morale de l’Allemagne.  Les Allemands eux-mêmes, assez indifférents depuis l’échec de la C.E.D., ont compris soudain que les jours de mai 1955 étaient une date dans leur histoire. Et la fermeté du dessein d’Adenauer qui n’a pas hésité à dire qu’il ne troquerait pas le réarmement de l’Allemagne contre une promesse de réunification si Moscou la lui offrait, a convaincu les Allemands, même les sociaux-démocrates dont l’embarras est visible, que la voie ouverte à l’Allemagne par une collaboration en égale avec le Monde libre, quelques sacrifices qu’elle comporte, était la seule raisonnable. Il faudrait beaucoup d’habileté aux Russes pour remettre en question cette adhésion. Peut-être ne s’en étaient-ils pas rendu compte ?

Une longue pratique de la mentalité germanique nous a conduits à l’observation suivante : ce peuple en apparence si résolu et prompt à l’action est par sa nature profonde, essentiellement versatile et émotif. Il est d’autant plus prompt à se lancer dans une voie qu’on lui suggère qu’il n’a pas, en matière politique, de jugement propre. L’expérience, autrement dit, ne détermine pas la raison.

Devant les attaques dont Adenauer était l’objet depuis août, l’Allemand s’était replié dans la défiance. De voir le Chancelier aussi au Palais de Chaillot parmi les Ministres de l’Occident l’a convaincu que le Chancelier avait raison. Bien significatif à cet égard, les nouvelles thèses d’Ollenhauer sur la réunification et surtout le revirement des représentants de l’industrie allemande qui disaient hier en plaisantant qu’on leur offrait le Sahara pour leur prendre la Sarre et qui aujourd’hui manifestent un intérêt sérieux pour les projets d’association économique avec la France.

 

Le Front de la Détente

Nous parlions avec quelque ironie du « front de la détente ». L’expression deviendra peut-être courante comme la « guerre froide » ; c’est à qui, en effet, marquera des points dans la nouvelle bataille qui diffère sans doute de l’autre, en propos mais peut-être pas en nature. Les Occidentaux se sont hâtés de provoquer une Conférence à Quatre que Boulganine leur avait spontanément offerte il y a quelques jours. Les Français y tenaient pour faire passer plus aisément dans l’opinion la nouvelle entente franco-allemande ; Eden encore davantage pour gagner les élections du 26 mai ; sincèrement ou non, les Américains ont paru ne céder qu’à la pression anglaise, et fait de leur accord un succès pour Sir Anthony, car, sans un avantage très net des Conservateurs aux élections, le laborieux édifice de l’Alliance occidentale incluant l’Allemagne pourrait être durement secoué. Les Américains feront tout pour atteindre ce résultat, et les Russes pour l’empêcher.

Il est toujours hasardeux de faire des pronostics en matière électorale, nous serions bien surpris cependant si les Conservateurs ne l’emportaient pas confortablement. Les Anglais, quoique plus passionnés en politique qu’ils ne le paraissent, ont le sens de l’opportunité, et la continuité de la direction conservatrice s’impose dans l’intérêt national.

 

Le Plan Russe de Désarmement

Le nouveau plan russe de désarmement, malgré quelques innovations, n’est qu’une variante des précédents. Au fond, il s’agit, par d’autres moyens, de déloger les Américains d’Allemagne et de leurs bases à la périphérie européenne. Il trahit cependant le besoin que nous avions cru discerner, d’un allègement de leurs dépenses militaires qui les condamnent  à tenir leurs peuples dans un état permanent de privation. Cependant, même si on les prenait au mot, il y aurait encore en Europe une armée russe égale à celles de la France et de l’Angleterre réunies, ce qui, compte-tenu des réserves et de la position stratégique, consacrerait encore mieux leur supériorité que la situation actuelle. D’autant que l’arme atomique serait de part et d’autre éliminée.

Ce plan est-il de nature à séduire l’électeur Anglais si les Travaillistes y font bon accueil ? On en peut douter. Même nos neutralistes impénitents ne se prononceraient pas d’enthousiasme pour une Europe sans armée américaine, avec une Allemagne sans défense et une armée anglaise dans ses îles, même si les chars russes avaient repassé l’Oder-Neisse. Il y a cependant dans cette insistance des Russes à discuter désarmement quelque chose qui va au-delà de la propagande, la recherche d’un équilibre des forces à un niveau plus modéré qui sans changer le rapport leur donnerait les moyens de surmonter la crise économique qui les inquiète. C’est ce qui gêne les Américains pour lesquels la course aux armements est un moyen d’affaiblir l’adversaire et de mieux tenir leurs alliés.

 

L’Impasse Indochinoise

Nous nous demandions en terminant la semaine passée, s’il y avait une solution au profond différend qui nous sépare, dans l’affaire d’Indochine, des Américains et des Anglais. Il ne paraît pas jusqu’ici. Le président Diem semble l’emporter, et l’appui des Etats-Unis lui reste acquis. Qu’on le veuille ou non,  il représente la démocratie – relativement – et la lutte contre la corruption, dont les sectes étaient le symbole et contre laquelle par nécessité politique, nous n’avions pu nous dresser. Il faudra s’accommoder de Diem, s’il consent à s’accommoder de nous, ce qui n’est pas sûr. Le vent d’anticolonialisme qui souffle de toutes parts, nous met en posture difficile. Un accord franco-américain sur le fond paraît impossible. Tout au plus pourra-t-on arrondir les angles et gagner du temps.

Quand on songe que cet accord aurait été facile il y a deux ou trois ans, alors qu’on ne songeait qu’à écarter les Américains de toute ingérence au Vietnam, que l’on croyait vaincre militairement avec le seul appui des dollars et du matériel. Ces fautes-là se payent. On commence à comprendre à Paris – certains tout au moins – que nous ne tiendrons notre place outre-mer qu’en ne restant pas seuls en face des nationalismes indigènes, mais grâce à la présence collective des pays européens et même atlantiques. Nous n’avons pas les moyens de mettre en valeur et de développer ces immenses territoires. S’y faire aider sans perdre le contrôle, telle est la politique possible qui se dessine. Les obstacles malheureusement sont surtout à l’intérieur.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-05-07 – Paris et Bonn

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Le Courrier d’Aix – 1955-05-07 – La Vie Internationale.

 

Paris et Bonn

 

L’Entente franco-allemande a été proclamée par le chancelier Adenauer et M. Pinay ; volonté d’entente, dirait-on mieux, car il y a beaucoup à faire pour qu’elle se réalise pleinement. L’événement a été beaucoup plus commenté à l’extérieur qu’en France. Il y a tant d’opposants à cet effort de raison, de légitimes sur lesquels pèse un passé ancien et récent, d’autres qui y voient l’échec du neutralisme dont ils rêvent, comme s’il était possible ou même concevable.

 

Les Causes du Rapprochement Franco-Allemand

Ce que nombre de Français, même parmi ceux qui considèrent avec faveur ce rapprochement nécessaire, n’en saisissent pas exactement les raisons profondes : la France comme l’Allemagne fédérale sont aujourd’hui deux nations isolées ; pour nous, le rejet de la C.E.D. que les Accords de Paris ne corrigent que faiblement, nous avait fait mesurer les risques d’un isolement complet ; découragement des Anglo-Saxons à notre égard, déception en Italie et plus encore au Benelux, chauds partisans d’une communauté européenne ; indifférence soviétique ; nous n’avions plus qu’à compter sur nous-mêmes et sur la valeur, peut-être temporaire, de notre position stratégique. C’était peu. A cela s’est ajouté, avec une rapidité inquiétante, le risque d’un effondrement de notre Empire au-delà des mers : Dien Bien Phu, les révoltes d’Afrique du Nord, la perte des Comptoirs de l’Inde, des menaces diffuses en Afrique noire. Les événements récents en Indochine, les progrès de l’insurrection dans l’Aurès, les attaques des délégués afro-asiatiques à Bandung, nous montrent que les risques ne sont pas pour diminuer. Nous sommes la cible de l’anticolonialisme dont les Anglais, malgré l’extermination des Mao-Mao au Kenya et les représailles en Guyane sont presque absous. Le grave différend qui nous oppose en Indochine à la politique américaine n’est pas pour atténuer les effets de cette sorte de conjuration. Malgré notre retour marqué par les Accords de Bonn à la ligne générale de l’Alliance Atlantique dont le précédent gouvernement était en passe de nous détacher, on ne peut espérer, dans l’avenir prévisible, que nos intérêts dans le monde seront soutenus sincèrement par nos Alliés.

 

L’Isolement de l’Allemagne Fédérale

De même, l’Allemagne fédérale bien que souveraine et rattachée à l’Alliance Atlantique et à la nouvelle Union européenne, aura beaucoup de peine à faire de cette association de droit, une participation effective et complète. Son avenir est incertain, puisqu’il dépend avant tout du bon vouloir soviétique d’une réunification plus qu’hypothétique.

Sera-t-elle rejetée vers une neutralité qui en serait le prix et que beaucoup d’Allemands voient sans défaveur ? Son développement économique extraordinaire ne fera-t-il pas monter autour d’elle des inquiétudes et des défiances accrues ? Défiances, disons-nous, qui sont justifiées présentement par l’attitude de l’opposition socialiste à toute alliance de l’Allemagne avec l’Ouest. Car cette minorité déjà très agissante, peut devenir demain majorité, surtout en cas de réunification. Adenauer conserve un solide prestige. Les élections en Saxe l’ont montré. Il n’est plus indiscuté comme en 1953, et la carrière du Chancelier à 80 ans, ne peut-être bien longue. On ne peut dire ce que fera l’Allemagne fédérale de sa souveraineté retrouvée, ni ce que les Russes s’efforceront de l’inciter à en faire. Enfin et surtout, il reste entre l’Allemagne et ses Alliés, hier ses ennemis, Anglo-Saxons aussi bien que continentaux, un complexe de vigilance prudente que le moindre incident peut rendre hostile.

Aucun pays ne se sent capable de compter sur l’Allemagne. La nature profonde de la race germanique est d’allier un puissant dynamisme aux évolutions les plus imprévues. Au contraire de la France, qui malgré les discours et les révolutions, est marquée d’un conservatisme indélébile sur lequel on peut, à longue échéance, faire toujours fond.

 

Les Risques de l’Isolement

Donc, pour des raisons absolument différentes, la France et l’Allemagne fédérale sont deux nations isolées. Elles n’ont pas d’allié avec lesquels ne puissent surgir, si elles n’existent déjà, de profondes divergences. Sans doute la France bénéficie d’une réelle faveur sentimentale qui fait complètement défaut à l’Allemagne. Mais sur un point pour nous capital, notre rôle dans les pays d’outre-mer, nous ne pouvons compter sur personne. Les Anglais trop heureux de nous voir tenir le rôle de bouc émissaire ; les Américains par intérêt comme par sentiment, dressés contre tout colonialisme réel ou supposé ; les Russes qui voient poindre contre eux la même accusation – enfin – agissent de toute leur propagande pour nous la faire supporter seuls.

 

Les Chances d’une Entente Franco-Allemande

D’où ce rapprochement franco-allemand qui n’est pas simplement une mesure d’opportunisme et le résultat d’une pression extérieure, mais le besoin encore obscurément senti de part et d’autre de se constituer un appui mutuel dont on pressent, si les circonstances et les volontés s’y prêtent, de quelle valeur il pourrait être sur l’échiquier mondial. Qu’il y ait à cette entente de gros risques et beaucoup d’inconnues, cela n’est pas douteux. Mais à l’inverse, l’isolement en comporte au moins autant.

Ce qui donne quelque espoir que cette tentative courageuse et hardie ne tournera pas court, c’est qu’elle n’est pas appuyée, en France du moins, sur un seul groupe d’opinion ou de parti. Elle a des partisans à gauche, au centre et à droite. Il est regrettable qu’il n’en soit pas de même outre Rhin, du moins officiellement, car il y a beaucoup de socialistes en Allemagne qui sur ce point ne sont pas complètement de l’avis d’Ollenhauer.

 

La Situation en Indochine

On comprend mal ce qui se passe en Indochine ; cela n’est pas surprenant des querelles entre asiatiques ;  ce que l’on s’explique en général moins aisément, c’est le différend qui oppose sur la question Américains et Français. Ce n’est pas seulement la personne de Bao Daï qui n’intéresse personne et celle de Ngo Din Diem dont les sentiments antifrançais sont connus, qui sont en cause, ce sont deux objectifs contraires.

Les Américains estiment que tant que l’armée française sera présente en Indochine, il n’y a aucune chance que le pays échappe au communisme. Et cela seul leur importe. Le Sud Vietnam « libéré » devenant une nation asiatique vraiment indépendante pourrait bénéficier, en face de la Chine et de ses satellites, de la protection morale des autres états neutres d’Asie, qui se sont fait entendre à Bandung. Les Etats-Unis pourraient, sans se heurter à Nehru, à U Nu ou à Soekarno défendre l’indépendance du nouvel état. Ils joueraient le rôle de protecteur des peuples libres surtout si les élections de 1956 ou d’autres qui auraient lieu d’ici-là montraient l’hostilité d’une très large majorité au ralliement à Ho Chi Minh.

Pour la France, ce qui importe, c’est de garantir la sécurité de ses ressortissants là-bas et des intérêts importants qu’ils représentent et l’on se demande à Paris si cela ne serait pas moins difficile avec une Indochine réunifiée satellite de Pékin qu’avec un Vietnam, libre déchiré par la guerre civile ou une anarchie analogue à celle qu’affrontent les derniers hollandais demeurés en Indonésie.

On conçoit de la sorte que la divergence entre points de vue français et américains soit irréductible, malgré toutes les réserves polies que les deux pays tiennent à manifester. On peut compter à cet égard que tout sera fait à Washington comme à Paris, pour trouver une solution moyenne. Reste à savoir s’il peut y en avoir une.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-04-30 – Le Front de la Détente

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Le Courrier d’Aix – 1955-04-30 – La Vie Internationale.

 

Le Front de la Détente

 

La plupart des commentateurs qui prévoyaient qu’à la Conférence de Bandung on « mangerait du blanc » s’accordent aujourd’hui à reconnaître que cette réunion afro-asiatique marquera le début d’une phase nouvelle dans les relations internationales. Apparemment, l’ère de la détente est ouverte ; détente tactique ou réelle, l’énigme demeure. L’écoute de Radio-Moscou à l’usage intérieur ne donne nullement l’impression d’un changement. Les Américains y sont, autant que jamais, la cible de la propagande, et Molotov demeure, bien que le rôle encore obscur du Kouznetsov soit perceptible.

 

La Tactique de Chou en Laï

Certains ont voulu voir, dans la Conférence de Bandung un succès personnel de Chou en Laï, le porte-parole de Pékin. Sans doute il a été fort habile à détourner l’orage, à sourire devant les attaques, à présenter des thèses conciliantes, mais il a certainement été surpris, comme tous les observateurs, de la méfiance et de la crainte que le communisme chinois et russe inspire à presque tous les représentants du monde afro-asiatique.

Le discours le plus inattendu fut celui de Sir John Kotelawala, le ministre de Ceylan, qui fit avec une vigueur surprenante le procès du colonialisme soviétique, de l’oppression qui pèse sur les satellites européens de l’U.R.S.S. et des importantes minorités musulmanes de l’Asie russe. Le procès, amorcé déjà par les attaques des Turcs et des Irakiens, n’a soulevé aucune protestation, et Nehru a eu quelque peine à prévenir la condamnation expresse de cette forme de colonialisme moderne dans la résolution finale. Chou en Laï a réussi à rétablir la situation par son offre de la dernière heure de négocier directement avec les Etats-Unis du problème de Formose. L’atmosphère de Bandung l’a sans doute obligé de donner cette preuve de ses intentions pacifiques dont tous semblaient douter.

 

Les Réactions Américaines

Cette offre de négociation à deux pour rétablir la paix dans le détroit a surpris les Américains qui paraissaient préoccupés des préparatifs chinois en vue d’une attaque prochaine de Quemoy et de Matsu. Les inquiétudes auxquelles le Département d’Etat avait, il y a quelques jours, donné une large publicité étaient-elles sincères ou seulement destinées à alerter les délégués réunis à Bandung ? Nous ne saurions le dire. Le voyage brusque de l’amiral Radford et du ministre Robertson à Formose était de nature à mettre le péril d’un conflit devant les yeux des neutralistes. Le coup de théâtre de Chou en Laï renverse la situation. Les Américains ont aussitôt réagi assez maladroitement, comme il arrive souvent, en posant sur le champ des conditions à la conversation. Ils ont été obligés de se ressaisir, et la conférence de presse de Dulles marque des intentions beaucoup plus modérées. Il serait fâcheux pour l’opinion mondiale que les Américains parussent se dérober à une offre pacifique. L’opinion aux Etats-Unis même, ne comprendrait pas qu’on ne tentât pas cette chance, surtout après le règlement de l’affaire autrichienne. Cependant, le Gouvernement des Etats-Unis, toujours pris de court par la tactique des communistes, aura quelque peine à faire face à la situation. Installés dans la guerre froide qui au fond les a servis jusqu’ici, il leur faudra régler leur attitude à l’égard de l’apaisement qu’ils souhaitent sans doute, mais qui comporte pour eux plus de difficultés qu’un état d’hostilité sans combat qui leur offrait un rôle modérateur devant les provocations des adversaires.

 

Les Raisons des Sino-Russes

C’est ce qu’ont dû comprendre les Russes et les Chinois ; fort atteints dans leur prestige par les résultats médiocres de leur politique économique, ils l’auraient été plus encore en continuant leurs menaces. A Bandung, en effet, si la France a fait les frais, encore que d’une façon modérée, de l’anticolonialisme, l’Angleterre n’a pas même été effleurée, et personne n’a mis en accusation la politique des Etats-Unis. Au contraire, les Alliés de Washington ont pu la défendre sans être pris à partie. Les Américains n’espéraient pas tant d’une réunion qu’ils avaient vu venir avec inquiétude.

 

L’Offre de Boulganine

Là-dessus, le maréchal Boulganine a souhaité la réunion à l’échelon le plus élevé que Churchill avait demandée en vain depuis trois ans, et l’on ne doute plus qu’une conférence à Quatre se réunisse au début de l’été. Les Occidentaux vont au préalable se concerter pour gagner le temps de s’adapter à la situation nouvelle. On ne se dissimule pas qu’ils sont jusqu’ici plutôt embarrassés de propositions auxquelles ils ne croyaient pas.

Cette détente, si elle est réelle, se fera-t-elle dans le statu-quo, ou impliquera-t-elle, plus qu’un changement d’atmosphère, une révision des problèmes, du problème allemand le premier ? Il y a au fond, sur toutes les grandes questions en litige, beaucoup de partisans du statu-quo, c’est-à-dire d’une détente psychologique qui laisserait des positions concrètes en l’état. On ne l’avoue pas, mais à moins d’un miracle venu de Moscou, on ne voit pas le moyen d’arranger les situations de façon avantageuse pour l’Occident. On craint une réunification de l’Allemagne qui en ferait un état neutre ; on craint un désarmement partiel qui éliminerait l’arme atomique et laisserait aux Russes leur supériorité en armes conventionnelles. On craint d’être accusé de ne pas favoriser la coexistence pacifique par des conditions trop rigoureuses, si bien qu’on a quelque peine à dissimuler l’embarras où l’on pourrait se trouver d’avoir à accepter ce qu’on n’avait cessé d’appeler de ses vœux.

Notre sentiment est que ces embarras sont vains et qu’il s’agit d’un nouveau plan tactique concerté entre Russes et Chinois sans conséquences pratiques de grande portée.

 

Le Salaire de la Peur

Cependant, en renonçant à faire peur, les Communistes n’ont pas tout à gagner. Ils attendaient de cette attitude une paralysie économique et même la grande crise qui aurait brisé l’Occident. Loin de là, l’économie du Monde libre n’a jamais été aussi ascendante depuis le début du siècle, du moins de façon aussi prolongée.

Les communistes, obligés de reconnaître leur échec, espèrent-ils qu’une tactique d’apaisement, en stimulant encore davantage les initiatives, n’amène une crise de surproduction comme en 1929 ? Ce calcul pourrait être aussi vain que l’autre, car la preuve parait bien faite aujourd’hui que l’économie n’est pas incontrôlable et que l’on saura dorénavant mesurer la production, dans une large mesure tout au moins, aux possibilités de distribution. La prospérité est le pire ennemi de la coalition russo-chinoise. Rien n’indique qu’ils trouveront le moyen de la vaincre, sinon en réussissant à la faire régner chez eux. Ils ne semblent pas jusqu’ici en bon chemin.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1955-04-23 – Le Sens de la Neutralité

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Le Courrier d’Aix – 1955-04-23 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de la Neutralité

 

Molotov

Contrairement aux bruits qui couraient en Occident, Molotov demeure le maître de la diplomatie soviétique. Sa position dut être mise en question par ses ennemis, au moment de la ratification des Accords de Paris qu’il n’avait pas su ou voulu empêcher. Il avait déçu par son silence tous ceux qui voulaient – et ils étaient nombreux et puissants de part et d’autre du rideau de fer – faire obstacle au réarmement de l’Allemagne. Il semblait donner raison à ceux qui, dans le Monde libre, soutiennent que la Russie, sans se soucier de la face, s’accommode du fait accompli et modifie ses plans en fonction des événements, et qu’on aurait tort de craindre de la provoquer.

De fait, les menaces répétées à Moscou, au cas où la République de Bonn serait rattachée politiquement et militairement à l’Occident, non seulement n’ont pas été suivies d’effets, mais au contraire, la diplomatie russe, reprenant l’initiative en vue de la conclusion du traité autrichien, paraît à tous les observateurs se faire plus conciliante que jamais. En réalité, l’attitude soviétique n’a pas plus qu’hier de sens profond ni durable. Molotov recule un pion pour en pousser un autre. Sa grande maîtrise consiste à ne jamais laisser deviner à ses adversaires comment il réagira et où il portera son nouvel effort. Cette tactique lui a valu de grands succès et il serait bien imprudent de le remplacer. Il n’a jamais laissé longtemps aux Occidentaux la direction des opérations. Il est en train de la reprendre. A Washington, comme à Londres et à Paris, on attend pour tenter de lui répondre.

 

La Neutralité Autrichienne

Les négociations de Moscou avec l’Autriche confirment sans aucun doute l’intention des Russes de constituer devant leurs conquêtes en Europe une ceinture d’Etats neutres. La « Pravda » donne l’Autriche en exemple dont le statut et la politique devront être analogue à ceux de la Suisse, et l’Autriche est prête à accepter.

Les Occidentaux, comme nous l’avons vu, se trouvent dans l’embarras. Rien de ce qu’on sait qui fut décidé à Moscou entre Russes et Autrichiens, ne contredit les principes qu’ils étaient disposés à insérer dans le traité. Celui-ci était prêt. Il n’y manquait que les paraphes ; devant l’accord austro-soviétique, ils ne peuvent qu’élever des objections de détail. Cependant Washington veut gagner du temps. Il faut que les Accords de Paris, et spécialement les clauses qui intéressent Français et Allemands, soient définitivement hors de question, ce qui sera sans doute fait après l’entrevue Pinay-Adenauer le 29. Il faut ensuite que la neutralité autrichienne, qui va de soi dans l’ordre militaire, ne restreigne pas la liberté économique de ce pays. Et là-dessus, l’accord n’est pas fait.

 

Qu’est-ce que la Neutralité ?

La neutralité de la Suisse lui interdit en effet de se joindre à toutes les formes actuelles ou prévues de l’unification européenne. La Suisse, par sa puissance économique et financière, peut se permettre de vivre en dehors des grands ensembles. Encore n’est-il  pas sûr qu’elle ne doive pas réviser sa politique le jour où l’unification européenne prendrait l’aspect d’une union douanière et d’une confédération d’états. La position pourrait alors devenir intenable – nous n’en sommes pas là -. La Suisse, elle, n’est liée pour l’avenir à aucun principe que ceux qu’elle s’est donné. L’Autriche, elle, n’a pas les moyens de cette politique ; coupée de l’Occident par sa neutralité ne serait-elle pas obligée pour vivre de s’intégrer plus ou moins au Bloc oriental ? La partie, comme on le voit, n’est pas jouée. On s’est peut-être trop hâté de pavoiser à Vienne.

 

Les Répercussions sur l’Allemagne

Dans quelle mesure, l’Allemagne est-elle visée par l’accord austro-russe ? On l’ignore – l’Allemagne de Bonn avec ses 48 millions d’habitants et son énorme potentiel industriel n’est pas l’Autriche, – on l’a dit avec raison. Une Allemagne ne pourrait être neutre qu’après réunification, et alors, il lui serait encore plus difficile de l’être, précisément par sa masse. Les Anglais ne permettraient pas à cette grande puissance économique, libérée de tout fardeau militaire, de faire la conquête de tous les grands marchés. Les Allemands eux-mêmes ne peuvent se voir sans défense entre une France incertaine et le Bloc oriental, sans appui militaire anglo-saxon. Elle serait à la merci du premier incident.

Reste possible le plan Van Zeeland, d’une zone neutralisée entre les deux mondes à cheval sur les frontières des deux Allemagnes. Tout cela est encore bien vague et ne présente guère de solution pratique. Molotov ne l’ignore pas et nous pensons que, s’il est vrai que c’est le problème allemand qu’il vise, il l’abordera par la bande, probablement par des propositions nouvelles de désarmement.

 

Le Problème du Désarmement

Car le fardeau des armements plus onéreux à mesure que les engins se diversifient et se compliquent compromet l’équilibre de la puissance russe. Les dirigeants soviétiques s’en rendent compte. A suivre le rythme, ils s’appauvrissent. Nous le disons depuis des années, mais cela n’est vraiment très sensible que depuis la mort de Staline.

L’économie soviétique, malgré ses progrès techniques et les chiffres de sa production, est de plus en plus déséquilibrée. Une trêve des armements lui donnerait la possibilité de se rétablir. C’est pourquoi nous ne sommes pas de l’avis de tous ceux – nous allions dire de tous – qui attendent comme le salut pour le monde un compromis sur le désarmement. Un désarmement total et général réduisant à une simple police internationale les forces armées dans le monde – parfait – c’est l’idéal, et il n’y en a pas d’autre. Mais un compromis qui réduirait proportionnellement les forces de part et d’autre, sans modifier beaucoup leur rapport, serait un leurre. Entre le tout et rien, il n’y a pas de solution valable, mais au contraire, le risque est pour le Monde libre de perdre la supériorité technique et économique qu’il possède encore.

 

La Conférence de Bandung

Nous disions que la Conférence de Bandung entre les nations afro-asiatiques serait intéressante à suivre, non pour ses résultats qui ne peuvent être que très vagues, mais pour l’ambiance et le degré de sympathie qu’y rencontrerait la Chine communiste. L’ordre du jour a été jusqu’ici concerté avec une habileté tout orientale. On a évité les sujets brûlants. Chou en Laï a été prudent et modéré. Il a trouvé des adversaires qui ont parlé haut comme le ministre Romulo des Philippines, et il ne s’est pas battu à fond. L’impression en effet, est que la Chine Rouge fait peur.

La plupart des représentants des pays réunis en Indonésie y sont allés comme à une fête. Ils voulaient se découvrir des idées et des intérêts communs sans trop laisser voir ce qui les divise ; ils voulaient qu’on prît conscience, à l’extérieur, de la solidarité qui les anime et même d’une réelle bonne volonté de collaborer avec tout le monde. C’est ce sentiment qui jusqu’ici l’emporte. Derrière les doctrines et professions de foi obligatoires, on sent le désir de prospérer en paix avec l’aide bienveillante du monde entier. La propagande sino-soviétique n’y trouvera pas son compte et cela est de bon augure.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-04-16 – La Ligne de Partage

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Le Courrier d’Aix – 1955-04-16 – La Vie Internationale.

 

La Ligne de Partage

 

Les conversations de Moscou entre la Délégation autrichienne et Molotov tiennent la diplomatie occidentale dans l’attente d’une conclusion. L’U.R.S.S. a une fois de plus ressaisi l’initiative que son inaction devant la ratification des Accords de Paris lui avait momentanément fait perdre. Et l’on se trouve encore devant des hypothèses opposées.

 

Les Objectifs de Moscou

Ou bien les Soviets, en remettant en question le problème des garanties que l’Autriche est susceptible de fournir contre un nouvel « anschluss » avec l’Allemagne et pour une neutralité effective entre le deux Blocs, cherchent à mettre dans l’embarras les trois Alliés qui occupent le pays avec l’intention de rejeter sur ceux-ci la responsabilité d’un échec – ou bien les Russes veulent aboutir à une neutralisation de l’Autriche pour tenter l’Allemagne de Bonn de solliciter un statut analogue, ou tout au moins pour mettre Adenauer en position plus difficile devant son opinion publique.

L’apparat avec lequel la délégation du chancelier Raab a été accueillie à Moscou nous fait plutôt croire à un succès de sa mission. Le traité de paix autrichien de nouveau amendé sera proposé à la signature des autres occupants, et les promesses qui les lient à l’Autriche ne leur laissent pas le choix de se dérober. La question allemande serait alors remise en cause et une invitation à Bonn de négocier avec Moscou ne serait pas impossible. Le plan dont nous avons parlé antérieurement d’une ceinture d’états neutres autour du rideau de fer, serait donc réel.

 

Les Conversations Pinay-Adenauer

Ce qui explique que les conversations Pinay-Adenauer auront lieu avant la date prévue. Il s’agit en effet de régler définitivement les rapports franco-allemands, – l’affaire Röchling, le problème sarrois dans son ensemble et le pool des armements – avant d’être confronté avec une initiative russe. L’entrée de l’Allemagne de Bonn à l’O.T.A.N., prévue pour la mi-mai, serait alors le point final de cette longue négociation, les Accords de Paris étant enfin promulgués. Le chancelier Adenauer a autant que les Alliés occidentaux intérêt à une conclusion rapide. Il est capital, en effet, que les initiatives russes, si elles se produisent, arrivent trop tard.

 

Le Déclin du Prestige Communiste

Malgré l’attention avec laquelle on suit les conversations austro-russes, la fièvre et l’anxiété qui accompagnaient les gestes de la diplomatie soviétique du côté allié, sont bien tombées. Depuis la chute de Malenkov, le prestige soviétique s’est fortement abaissé. On peut affirmer aujourd’hui que le communisme dans le Monde libre n’est plus un péril immédiat. Qu’on se souvienne seulement de la panique qui régnait à Washington il y a un an lorsque l’Italie était menacée d’une conquête légale du pouvoir par la coalition socialo-communiste.

 

L’Évolution en Italie

A Rome, après la chute de De Gasperi, on n’en menait pas large. La situation s’est complètement retournée depuis quelques mois : le fait le plus significatif a été le renversement de majorité qui s’est produit aux usines Fiat à Turin lors du dernier vote des syndicats où les communistes ont perdu près de la moitié de leurs mandats au profit des centrales chrétiennes et social-démocrates. Des élections locales ont confirmé la tendance et il n’est question en Italie que de l’ « Apertura a sinistra », c’est-à-dire le détachement du bloc des socialistes nenniens, de leurs alliés communistes et leur retour dans le cadre d’une coalition gouvernementale. Il est peu probable que le fait se produise, plutôt par la résistance des autres partis démocratiques que par l’intransigeance de M. Nenni.

 

Les Difficultés de l’Économie Soviétique

L’explication de ce recul général est claire. Tandis que le Monde libre remontait la pente à grande allure et marquait des progrès économiques importants et parfois sensationnels, l’économie soviétique continuait à se détériorer. Le contraste déjà frappant devenait évident pour les esprits les plus prévenus. Pour la première fois en U.R.S.S. à l’occasion du 1er avril il n’y aura pas de baisse des prix, baisse qui chaque année était le thème le mieux orchestré de la propagande. Les denrées de consommation, viande et sucre surtout manquent. Le marché noir a pris une telle ampleur que les autorités soviétiques n’essayent même plus de le combattre. Les trafiquants y font fortune avec la complicité des travailleurs et de l’administration subalterne. Sans marché noir, les citoyens soviétiques n’arriveraient même pas à dépenser leurs maigres salaires, faute d’objets à acheter, ce qui a toujours été le cas pour les plus favorisés.

La Russie est aujourd’hui le plus gros importateur de denrées alimentaires, de viande surtout ; on conçoit que dans ces conditions, les dirigeants n’ont pas jugé opportun d’augmenter par une baisse des prix le pouvoir d’achat des travailleurs, déjà excédentaire par rapport aux biens offerts. La situation est telle que chez un peuple moins passif que le Russe, la révolte des masses ne serait pas bien loin.

  1. Dulles a bien parlé récemment d’un mouvement qui opposerait les « managers », c’est-à-dire les chefs d’entreprises d’état et leurs cadres au parti et à la police. Les divergences existent et se sont accentuées depuis le retour, proclamé par Krouchtchev, à la priorité pour l’industrie lourde. Il y a loin cependant de là à une véritable agitation qui mettrait le régime en péril. Seuls de retentissants échecs extérieurs pourraient secouer l’appareil bureaucratique et policier de l’U.R.S.S., et la politique des Occidentaux est bien incapable de les provoquer.

 

La Conférence de Bandung

L’Asie est d’ailleurs là pour fournir au communisme des compensations de prestige. La conférence de Bandung qui va s’ouvrir et à laquelle participent presque exclusivement les communistes et les neutralistes d’Asie et d’Afrique, va mettre l’Occident en accusation. Le colonialisme sera le thème favori avec l’impérialisme économique des U.S.A. Bien que prévu, le cours des discussions ne manquera pas d’intérêt. On verra dans quelle mesure le prestige du communisme demeure dans le monde de couleur et s’il n’est pas aussi déjà mis en question.

Du côté occidental et particulièrement américain, rien n’a été fait, pour opposer à la propagande qui se fera à Bandung, une contre-propagande éclairée par des faits. La pauvreté des idées et des initiatives du Monde libre est véritablement affligeante, on le dirait encore affecté par le complexe de culpabilité qui l’a paralysé depuis la guerre. L’esprit de Yalta n’est pas encore dépassé.

En Moyen-Orient, cependant, le mouvement d’hostilité à l’Occident, si vif l’an passé, se désagrège peu à peu. La Syrie isolée, surtout depuis le voyage du président libanais Chamoun en Turquie, les petits états d’Arabie hésitants, le bloc de la Ligue Arabe a vécu. L’Égypte même, après ses échecs diplomatiques, serait semble-t-il disposée à évoluer vers une entente avec l’Occident, mais les esprits ont été si échauffés au Caire depuis l’expulsion de Farouk que la junte militaire du colonel Nasser est embarrassée pour se retourner. La pression des faits pourrait bien convaincre les Egyptiens qu’ils font plutôt partie de l’Europe et de l’Occident (tout comme les autres pays d’Afrique du Nord), que de l’Orient dont ils se réclament. Cette partie du Monde musulman a son destin et son développement matériel liés à ceux du monde Méditerranéen et Atlantique. A certains signes, encore épisodiques et dispersés, on sent que la conscience de cette appartenance peut se faire jour peu à peu. C’est à la France d’abord qu’il revient de le démontrer. On s’y emploie, certainement ; encore faut-il que ce soit avec adresse et méthode.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1955-03-26 – Changements de Personnes

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Le Courrier d’Aix – 1955-03-26 – La Vie Internationale.

 

Changements de Personnes

 

L’attention se disperse en ce moment sur des questions d’intérêt inégal, et ce ne sont pas les plus spectaculaires, comme la prochaine retraite de Churchill, qui offrent le plus d’importance.

 

Nominations en U.R.S.S.

C’est peut-être en Russie que de véritables changements se dessinent. Que signifie, d’une part la nomination des onze nouveaux maréchaux et des trois Vice-Ministres des Affaires étrangères ? On croit généralement que dans la lutte d’influence entre l’Armée et le Parti, c’est la première qui l’emporte. N’est-ce pas plutôt que la prépondérance de Joukov, le seul homme populaire de l’U.R.S.S. inquiète le Parti, et que celui-ci veut élever des généraux, hier obscurs, pour que leur nouvelle dignité fasse contrepoids à l’autorité du vainqueur de Berlin ? Ne s’agit-il pas de diviser l’armée pour la mieux contrôler ? Quant à la nomination de Kouznetsov aux côtés de Molotov, elle procède sans doute de la même intention. Kouznetsov passe pour le rival du Ministre des Affaires étrangères, et son ascension a été rapide. Il y a longtemps que la rumeur d’une disgrâce circule autour de Molotov. Krouchtchev procède par étapes et sans violence. Le prélude est joué pour Molotov.

 

La Crise du Travaillisme Anglais

La crise du Parti Travailliste anglais a des causes plus profondes que l’opposition insolente de Bevan au groupe Attlee. Les élections en Angleterre sont proches – printemps ou automne – et le Parti Conservateur ne peut que consolider sa position.

Le succès relatif de la politique plus libérale, et le retour à une prospérité fragile mais tangible pour l’électeur, commence à convaincre beaucoup d’Anglais que le vent a tourné contre le socialisme dans le monde et que le progrès se fera dans la liberté contre l’étatisme : l’empressement du public à collaborer à la dénationalisation de l’acier en est la meilleure preuve.

Pour mener une campagne électorale, les Travaillistes modérés manquent d’arguments et de programme. On les soupçonne, non sans raison, de préparer en cas de victoire le retour à l’austérité qui a laissé un mauvais souvenir. Quant aux positions de politique internationale, les controverses autour de la bombe H ou des conversations avec Boulganine n’offrent pas beaucoup de consistance. Chacun sait que l’Angleterre ne peut dicter aux Américains ni aux Russes auxquels appartient l’initiative, les conditions d’une coexistence pacifique. Beaucoup de Travaillistes sentent que pour mener la bataille des urnes, il faut proposer aux électeurs autre chose qu’une version atténuée du programme traditionnel. Il faut secouer l’opinion par une opposition violente et un programme plus révolutionnaire. L’expulsion de Bevan rencontre donc beaucoup d’opposition, surtout chez les militants syndicalistes, et la direction d’Attlee est très menacée. Beaucoup, par contre, hésitent à se ranger derrière le rebelle, de peur d’effrayer la fraction modérée du Parti et de l’électorat. Mais tous sentent la faiblesse et la médiocrité de leur chef actuel.

Le moment choisi par Churchill pour se retirer semble opportun. Il n’a plus grand espoir d’être le médiateur qui ramènerait la paix entre les deux Mondes, comme il le pensait en 1953. Eden, qui a remporté quelques succès en politique extérieure, a besoin de s’affirmer comme homme d’État, et d’accroître la confiance qu’il inspire. Un succès électoral remporté sous sa direction étendrait sa popularité.

 

France et Angleterre

On a donné beaucoup de publicité aux lettres échangées entre Mendès-France et Churchill, fait grand bruit autour de la « chaise vide » que laisserait la France si elle se refusait à ratifier les Accords de Paris. Il n’y a pourtant rien là que l’on ignorait. Il y a plus d’un an que les Anglais se sont engagés avec Adenauer à appuyer sa politique si le Dr Erhard s’engageait à ne pas libérer le Mark et à ne pas concurrencer davantage l’exportation anglaise sur les marchés qu’elle détient. Les Allemands ont acquiescé et l’Angleterre s’exécute, les Américains leur laissant le rôle d’exercer sur la France une pression amicale.

 

La Ratification des Accords de Paris

La ratification des Accords de Paris va mettre le point final à une incertitude dont, comme nous l’avons vu depuis deux mois, la persistance devenait intolérable. Comme prévu, les Russes n’ont pas fait le geste qui pouvait remettre la question en cause. Mais l’exécution des Traités n’ira pas sans heurts : l’opinion allemande est divisée, tout au moins réticente, celle de la France l’est encore plus. Dans cette ambiance de résignation et de méfiance, on aura quelque peine à construire une Europe unie, mais comme il était impossible de perpétuer le conflit, on en changera seulement le caractère.

 

Dulles et la Chine Rouge

  1. Foster Dulles a fait sur la Chine de Mao Tsé Tung des déclarations assez inquiétantes. Il a parlé de l’état d’âme fanatique des dirigeants Chinois et les a comparés aux hitlériens. Nous n’avons pas de peine à l’en croire. Il a opposé cet impérialisme agressif et aveugle à la prudence des Soviets. La question est de savoir si les Russes, fort occupés à l’intérieur, donneront à leur allié chinois les moyens matériels de défier les Etats-Unis. Staline s’en serait bien gardé, mais Krouchtchev paraît plus lié à la Chine que le vieux dictateur. Deux des trois nouveaux adjoints de Molotov sont des spécialistes de l’Extrême-Orient. On peut toujours craindre que Krouchtchev ne cherche une diversion à l’extérieur pour masquer à l’intérieur ses propres embarras. Le problème d’Extrême-Orient paraît en ce moment en sommeil, mais il faudrait se garder d’en tirer trop d’optimisme. Le fanatisme ne se contrôle pas.

 

Les Querelles Orientales

Il semble bien que dans le duel qui se livre entre l’Egypte et ses associés d’une part, et la Turquie et les siens, Naguib et Sala Salem, son bras droit, aient le dessous. N’ayant pu contrecarrer les projets irakiens, ils cherchent maintenant une formule de conciliation qui a été très mal accueillie à Ankara et à Bagdad. Londres s’est montré dédaigneux. De plus, malgré les craintes qu’Israël inspire aux Arabes, ceux-ci ne croient pas à la force égyptienne défiée à Gaza, et se méfient du modernisme révolutionnaire des dirigeants du Caire. Les féodaux arabes, attachés à la règle religieuse islamique autant qu’à leurs privilèges terrestres, sentent qu’ils ont plus besoin de la protection de l’Occident que du patronage égyptien. Le succès de la politique anglo-saxonne en Moyen-Orient ne fait, à nos yeux, aucun doute. Il ne faudrait pas que nous en fassions les frais par des initiatives intempestives.

 

                                                                                            CRITON