ORIGINAL-Criton-1955-06-18 pdf
Le Courrier d’Aix – 1955-06-18 – La Vie Internationale.
Ordre et Désordre
La stratégie de la détente est marquée de bonnes intentions. Les deux parties et les honnêtes courtiers qui les visitent s’emploient à créer un climat nouveau. Le sourire est partout. Mais dès que l’on passe du cœur à l’esprit, l’optimisme s’obscurcit. De quoi parlera-t-on pour s’entendre ?
Difficultés des Problèmes à Résoudre
Les problèmes en suspens depuis dix ans sont au même point et ceux qui ont été résolus, comme l’accord sur l’Autriche, n’étaient qu’affaire de bonne volonté. Les autres malheureusement demandent des concessions mutuelles et déjà les vetos s’élèvent : ne touchez pas aux satellites, dit Moscou ; ne nous parlez pas de neutralité allemande, dit l’Occident. L’Occident en effet, n’a rien à offrir. Tout ce qui pouvait être objet de marché a été acquis par les Russes qui ne peuvent rien céder sans contre-partie. Il y a cependant dans ce double mur une légère faille ; les derniers événements nous ont appris, si nous ne devinions déjà, que les Soviets perdaient volontiers la face et ne craignaient pas de se contredire. C’est là-dessus que repose tout espoir.
L’Étoile de Krouchtchev pâlit-elle déjà ?
A force de réfléchir sur le nouveau cours des choses, on en vient à se poser clairement la question : qui gouverne à Moscou ? Molotov est passé au rôle de feu Vichinsky sans rien perdre de ses attributions officielles. Cependant, il prend tranquillement le bateau quand les grands problèmes se débattent entre Nehru et les officiels du Kremlin. Il a d’ailleurs, à Vienne, fait clairement allusion à sa prochaine retraite.
Jusqu’au voyage de Belgrade, on voyait en Krouchtchev le maître de l’heure ; mais depuis, des bruits circulent de son déclin. Et tôt ou tard, les bruits à Moscou finissent par être confirmés. Malenkov, puis Molotov, Krouchtchev serait-il à son tour, sans changer de fonction (il est secrétaire du Parti) éliminé du pouvoir suprême ? Pendant que les débats se poursuivent, le maréchal Joukov continue avec son « vieux compagnon d’armes » Eisenhower une correspondance amicale et mystérieuse. Pour qu’il se permettre de le faire et surtout d’en parler, il faut qu’il n’ait pas grand monde à craindre au-dessus de lui ; l’influence grandissante des militaires – des vrais qui ont combattu – est en tous cas indéniable, plutôt d’ailleurs que d’une rivalité, on a l’impression à Moscou d’un certain désordre. La hiérarchie suprême est assez confuse.
Selon les observateurs occidentaux qui depuis quelque temps sont très souvent conviés aux réceptions et aux agapes qui les suivent, la détente prend parfois l’aspect de la pagaïe ; pour nous qui ne voyons les choses que de loin et à travers les textes, nous commençons à douter qu’il y ait un plan établi par les Russes pour les prochaines entrevues ; la détente bien sûr ; à propos de quoi, on ne sait pas trop. On verra bien.
Le Rôle des Experts
Si l’on n’y voit pas plus clair, ce n’est pas faute d’experts qui se réunissent aux quatre coins du monde pour parler de tout et dresser des plans. On disait autrefois que lorsque les experts s’en mêlaient, on était sûr que la question serait enterrée. Ce n’est plus tout-à-fait vrai, car il n’y a plus de diplomate sans sa cohorte d’experts. Sans doute les succès sont rares ; mais enfin à Vienne du moins, ils n’ont pas réussi à trouver la question insoluble ; ou plutôt, ils en ont trouvé plusieurs, mais les Russes ont préféré céder et ont passé outre ; les Occidentaux n’ont eu qu’à suivre. Mais quand il sera question du désarmement !
Le Contrat de l’Automobile aux U.S.A.
Réduits comme nous le sommes à des considérations si peu concluantes, revenons à quelque chose de précis : l’accord entre le Syndicat de l’automobile aux Etats-Unis et deux des trois grandes compagnies, Ford et la « General Motors ». On conteste de part et d’autre d’ailleurs la portée du nouveau contrat où il est stipulé que les Compagnies verseront à un fonds de garantie correspondant à 5 cents de l’heure de travail, une somme suffisante pour arriver à payer pendant six mois, en cas de chômage, 60 à 65 pour cent de leur salaire aux ouvriers ; cela sans préjudice des secours versés par les Pouvoirs publics. Ce qui est nouveau et choque certains traditionnalistes, c’est qu’aux Etats-Unis on va désormais payer des gens qui ne travailleront pas. Qu’on les aide à supporter la crise, fort bien, encore qu’ils devraient s’assurer eux-mêmes. Mais qu’on les paye ! Il est certain que la Société Ford qui a toujours été le pionnier de l’évolution du capitalisme en Amérique n’a pas signé l’accord sans raisons profondes ; car elle aurait pu, s’y refuser et tenir les risques – elle l’a fait déjà dans le passé. Cette raison qui l’a emporté est celle-ci : l’ouvrier est avant tout pour le monde des affaires un consommateur ; le jour où son pouvoir d’achat tombe, c’est la crise qui de locale devient générale. Ce n’est pas dans le cas présent, le travailleur que l’on paye quand il ne fait rien, mais le consommateur dont on garantit le pouvoir d’achat. Si l’on se rappelle que ce pouvoir est la base de toute l’économie de vente à crédit et que c’est l’insolvabilité des acheteurs à crédit qui a donné à la crise de 1929-32 tant de gravité, on comprendra qu’en assurant la sécurité de l’emploi, on consolide l’édifice même de l’économie.
Les adversaires de l’accord de l’automobile en voient par contre les dangers : son caractère inflationniste d’abord. En élevant le prix de revient, c’est la monnaie qui perd de sa valeur. D’autre part, cette charge nouvelle risque de ruiner les petites entreprises déjà marginales qui ne pourront supporter ce que peuvent les Grands. On craint aussi que cette sécurité de l’emploi et les obligations qu’elle comporte ne freine l’esprit d’entreprise chez l’employeur et le goût du risque et la mobilité de la main-d’œuvre. On y voit aussi une cause de chômage ; car les employeurs tendront à ne s’assurer que le minimum de travailleurs de peur d’avoir à subventionner ensuite ceux qui seraient en surnombre. On y voit en somme le début d’une sclérose de l’économie dont les succès éclatants reposent sur l’initiative, le risque et même l’intrépidité. Le jour où l’économie américaine sera fonctionnarisée, dit-on, qu’aurons-nous à opposer au socialisme ? On en arrivera à une économie de rente comme en Angleterre et en France ; avec elle, la médiocrité ; la prospérité des Etats-Unis ne sera qu’un souvenir.
Ces critiques sont fondées, mais plus en apparence qu’au fond. On ne va pas contre les grands courants de l’évolution sociale et Ford voit juste ; il n’y aura plus de crise économique le jour où le travailleur saura qu’il ne peut en être la première victime. Outre la justice sociale qui y trouve son compte, la mesure, malgré les inconvénients qu’on y voit, est la meilleure garantie d’une prospérité durable ; elle en freinera peut-être, sans doute même, le rythme ; mais après tout, faut-il s’en plaindre ? C’est la rapidité de progrès qui est aujourd’hui son plus grand risque.
CRITON