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Le Courrier d’Aix – 1955-04-30 – La Vie Internationale.
Le Front de la Détente
La plupart des commentateurs qui prévoyaient qu’à la Conférence de Bandung on « mangerait du blanc » s’accordent aujourd’hui à reconnaître que cette réunion afro-asiatique marquera le début d’une phase nouvelle dans les relations internationales. Apparemment, l’ère de la détente est ouverte ; détente tactique ou réelle, l’énigme demeure. L’écoute de Radio-Moscou à l’usage intérieur ne donne nullement l’impression d’un changement. Les Américains y sont, autant que jamais, la cible de la propagande, et Molotov demeure, bien que le rôle encore obscur du Kouznetsov soit perceptible.
La Tactique de Chou en Laï
Certains ont voulu voir, dans la Conférence de Bandung un succès personnel de Chou en Laï, le porte-parole de Pékin. Sans doute il a été fort habile à détourner l’orage, à sourire devant les attaques, à présenter des thèses conciliantes, mais il a certainement été surpris, comme tous les observateurs, de la méfiance et de la crainte que le communisme chinois et russe inspire à presque tous les représentants du monde afro-asiatique.
Le discours le plus inattendu fut celui de Sir John Kotelawala, le ministre de Ceylan, qui fit avec une vigueur surprenante le procès du colonialisme soviétique, de l’oppression qui pèse sur les satellites européens de l’U.R.S.S. et des importantes minorités musulmanes de l’Asie russe. Le procès, amorcé déjà par les attaques des Turcs et des Irakiens, n’a soulevé aucune protestation, et Nehru a eu quelque peine à prévenir la condamnation expresse de cette forme de colonialisme moderne dans la résolution finale. Chou en Laï a réussi à rétablir la situation par son offre de la dernière heure de négocier directement avec les Etats-Unis du problème de Formose. L’atmosphère de Bandung l’a sans doute obligé de donner cette preuve de ses intentions pacifiques dont tous semblaient douter.
Les Réactions Américaines
Cette offre de négociation à deux pour rétablir la paix dans le détroit a surpris les Américains qui paraissaient préoccupés des préparatifs chinois en vue d’une attaque prochaine de Quemoy et de Matsu. Les inquiétudes auxquelles le Département d’Etat avait, il y a quelques jours, donné une large publicité étaient-elles sincères ou seulement destinées à alerter les délégués réunis à Bandung ? Nous ne saurions le dire. Le voyage brusque de l’amiral Radford et du ministre Robertson à Formose était de nature à mettre le péril d’un conflit devant les yeux des neutralistes. Le coup de théâtre de Chou en Laï renverse la situation. Les Américains ont aussitôt réagi assez maladroitement, comme il arrive souvent, en posant sur le champ des conditions à la conversation. Ils ont été obligés de se ressaisir, et la conférence de presse de Dulles marque des intentions beaucoup plus modérées. Il serait fâcheux pour l’opinion mondiale que les Américains parussent se dérober à une offre pacifique. L’opinion aux Etats-Unis même, ne comprendrait pas qu’on ne tentât pas cette chance, surtout après le règlement de l’affaire autrichienne. Cependant, le Gouvernement des Etats-Unis, toujours pris de court par la tactique des communistes, aura quelque peine à faire face à la situation. Installés dans la guerre froide qui au fond les a servis jusqu’ici, il leur faudra régler leur attitude à l’égard de l’apaisement qu’ils souhaitent sans doute, mais qui comporte pour eux plus de difficultés qu’un état d’hostilité sans combat qui leur offrait un rôle modérateur devant les provocations des adversaires.
Les Raisons des Sino-Russes
C’est ce qu’ont dû comprendre les Russes et les Chinois ; fort atteints dans leur prestige par les résultats médiocres de leur politique économique, ils l’auraient été plus encore en continuant leurs menaces. A Bandung, en effet, si la France a fait les frais, encore que d’une façon modérée, de l’anticolonialisme, l’Angleterre n’a pas même été effleurée, et personne n’a mis en accusation la politique des Etats-Unis. Au contraire, les Alliés de Washington ont pu la défendre sans être pris à partie. Les Américains n’espéraient pas tant d’une réunion qu’ils avaient vu venir avec inquiétude.
L’Offre de Boulganine
Là-dessus, le maréchal Boulganine a souhaité la réunion à l’échelon le plus élevé que Churchill avait demandée en vain depuis trois ans, et l’on ne doute plus qu’une conférence à Quatre se réunisse au début de l’été. Les Occidentaux vont au préalable se concerter pour gagner le temps de s’adapter à la situation nouvelle. On ne se dissimule pas qu’ils sont jusqu’ici plutôt embarrassés de propositions auxquelles ils ne croyaient pas.
Cette détente, si elle est réelle, se fera-t-elle dans le statu-quo, ou impliquera-t-elle, plus qu’un changement d’atmosphère, une révision des problèmes, du problème allemand le premier ? Il y a au fond, sur toutes les grandes questions en litige, beaucoup de partisans du statu-quo, c’est-à-dire d’une détente psychologique qui laisserait des positions concrètes en l’état. On ne l’avoue pas, mais à moins d’un miracle venu de Moscou, on ne voit pas le moyen d’arranger les situations de façon avantageuse pour l’Occident. On craint une réunification de l’Allemagne qui en ferait un état neutre ; on craint un désarmement partiel qui éliminerait l’arme atomique et laisserait aux Russes leur supériorité en armes conventionnelles. On craint d’être accusé de ne pas favoriser la coexistence pacifique par des conditions trop rigoureuses, si bien qu’on a quelque peine à dissimuler l’embarras où l’on pourrait se trouver d’avoir à accepter ce qu’on n’avait cessé d’appeler de ses vœux.
Notre sentiment est que ces embarras sont vains et qu’il s’agit d’un nouveau plan tactique concerté entre Russes et Chinois sans conséquences pratiques de grande portée.
Le Salaire de la Peur
Cependant, en renonçant à faire peur, les Communistes n’ont pas tout à gagner. Ils attendaient de cette attitude une paralysie économique et même la grande crise qui aurait brisé l’Occident. Loin de là, l’économie du Monde libre n’a jamais été aussi ascendante depuis le début du siècle, du moins de façon aussi prolongée.
Les communistes, obligés de reconnaître leur échec, espèrent-ils qu’une tactique d’apaisement, en stimulant encore davantage les initiatives, n’amène une crise de surproduction comme en 1929 ? Ce calcul pourrait être aussi vain que l’autre, car la preuve parait bien faite aujourd’hui que l’économie n’est pas incontrôlable et que l’on saura dorénavant mesurer la production, dans une large mesure tout au moins, aux possibilités de distribution. La prospérité est le pire ennemi de la coalition russo-chinoise. Rien n’indique qu’ils trouveront le moyen de la vaincre, sinon en réussissant à la faire régner chez eux. Ils ne semblent pas jusqu’ici en bon chemin.
CRITON